Par José Daniel Touroude.
A
la fin du XIXème siècle, la IIIème république apporte son idéal d'instruction
généralisée du peuple. Les instituteurs, hussards noirs de la République, sous
l'impulsion de Jules Ferry sont
chargés d'éduquer le peuple rural en voie d'industrialisation et d'urbanisation
mais aussi de le couper de l’influence de la "religion, des superstitions et croyances
irrationnelles".
Un
des nombreux buts était de faire accéder les savoirs de base au peuple mais
certains ont inclus l’art également, notamment la culture musicale : savoir
chanter (la marseillaise et chants patriotiques bien sûr) mais jouer si
possible avec des instruments, des mélodies simples de la culture populaire en
contradiction avec la «grande musique» savante et élitiste bourgeoise.
Enfant jouant du Mirliton. (Source Jean Luc MATTE) Site de Jean Luc Matte |
L’art
devait être populaire et dans la rue. Le but poursuivi était de donner envie à tous de faire de la musique simple et
accessible aussi bien sur les plans techniques que budgétaires.
Ces
innovateurs, présentés comme philanthropiques, s'inscrivaient dans un projet de
société égalitaire (le socialisme utopique de Proudhon) où l'accès à la culture et à la musique passent par une
sensibilisation des capacités musicales du peuple. En
effet la majeure partie du peuple, encore rural, ne peut ni apprendre la
musique, ni exprimer ses dons, ni même écouter de la musique sauf en de rares
occasions (à l’église avec des chants religieux, à l’armée avec les musiques
militaires, avec l’orchestre de village pour danser).
C'est
dans ce contexte que, modestement, certains inventeurs originaux et utopistes apporteront leur contribution à
l'éducation musicale du peuple, en créant d’autres instruments simples et
novateurs voire simplistes et loufoques.
Dupin
et autres facteurs utopistes :
Dupin
voulait faire oeuvre pédagogique et républicaine. Il
voulait participer à l'éducation des masses en fabriquant une sorte de
clarinette
minimaliste
et simplifiée, pour non musiciens, reprenant les principes acoustiques de cet
instrument, lui le spécialiste des tuyaux d'orgues.
Dupinophone (Jean Luc Matte)
Dupin
était républicain voire anarchisant sur les règles d'apprentissage de la
musique. En effet il indique que «pour obtenir les notes chromatiques, c'est
à la convenance de l'instrumentiste. (demi trous, doigtés fourchus, doigtés
factices)... et que l'on peut faire à son idée.... »
Sa méthode de dupinophone laisse une liberté de doigtés pour jouer des petites mélodies car les possibilités pratiques de l'instrument sont réduites.
Sa méthode de dupinophone laisse une liberté de doigtés pour jouer des petites mélodies car les possibilités pratiques de l'instrument sont réduites.
Collection J.M Renard.
C’est
l’opposé de la méthode Klosé et des
méthodes autoritaires et rationnelles de l'enseignement de la clarinette au
conservatoire. La
musique devient un jeu, producteur de sons, pour faire plaisir et se faire
plaisir, s'initier aux mélodies et non un apprentissage pour devenir musicien
diplômé. La
pédagogie par la découverte, par le jeu et par essais - erreurs en somme. Ces
instruments ont eu parfois du succès mais on ne sait pas si certaines vocations
musicales ont été générées par la pratique de ces instruments populaires et ont
donc atteint ce but. (A contrario, on sait que la
pratique de la flute douce en école primaire depuis 50 ans a généré nombre de
vocations pour les instruments à vent.)
Un
instrument de musique à la portée de toutes les bourses.
Catalogue Thibouville de 1878 (extrait). (Collection Roland Terrier).
Le dupinophone était vendu 5 fois moins cher que la clarinette à 6 clés ordinaire et 50 fois moins que la clarinette en ébène système Boehm, luxe réservé aux clarinettistes professionnels ou confirmés.
Ces instruments étaient commercialisés différemment et pas dans les magasins de musique et revendeurs d’instruments habituels. En effet ils étaient vendus par des colporteurs et dans les épiceries de campagne. Le public - cible du Dupinophone est uniquement populaire, pauvre et/ou destiné aux jeunes, car l'instrument était petit, léger (100g) avec 9 trous et un espacement des trous rapprochés jouable pour une petite main.
Ainsi on peut noter aussi que Dupin n’était pas seul à cette époque à se lancer dans de nouveaux instruments. Certains facteurs vont démocratiser cet accès à la musique en fabricant des instruments à bon marché avec des matériaux simples :
Dupin fabrique flutes et clarinettes en roseau et zamak.
Moncharmon puis Algier font des flutes en carton bouilli,
Mathieu crée des flutes et clarinettes en métal fondu ou zamak,
Ullmann réalise des flutes en fer blanc,
Roda fait des flutes en terre cuite et en celluloïd,
Bigot et ses Bigophones,
Bigophone allemand.
Poussot et son
Monocorde à clavier (possible à jouer «sans maitre, ni méthode» selon sa
publicité : le slogan anarchiste ni dieu, ni maitre n’est pas loin),
Edmond De
Vlaminck
avec son Mélotétraphone sorte de violoncelle, alto ou violon à clavier («simplifiant des instruments en
supprimant les difficultés des instruments de musique... »).
Paul Jean
Bordier
et son Bordicor sorte de contrebasse de 2 mètres qui a notamment le son du cor
! et qui peut jouer les sonorités de différents instruments et qui a été présenté
à l'exposition universelle de 1900.
Gustave
Fuchs
et son Fuxel Monocorde joué à plat.
Varin et sa Varinette. etc.....
En
fait ces instruments originaux novateurs n'ont pas permis un transfert d'innovations
sur la facture instrumentale classique mais ont été parallèles. Leur
but était de pallier la carence de l'éducation musicale du peuple et cela va
s'estomper au fur et à mesure de la démocratisation de la musique classique qui
débute dans les écoles avec la formation musicale rudimentaire dans les écoles
normales d’ instituteurs, avec la
diffusion des instruments classiques et l’accroissement des professeurs dans
les écoles de musiques municipales et privées, des musiciens pédagogues et
souvent bénévoles des harmonies locales... Ces
instruments originaux et simples deviendront alors des curiosités d’une époque pour
collectionneurs.
Utopie actuelle pratique et créative.
Le dupinophone est-il une clarinette, un chalumeau ou un
instrument à part entière ?
Certains
le considèrent comme un jouet, un pipeau d'autres comme un avatar ridicule au
moment où la clarinette devient moderne et aboutie. Dupin
était un facteur d'orgues spécialiste des tuyaux, mais aussi un facteur de
flutes et de clarinettes. Il
vaut mieux voir son invention comme une résurgence des pré-clarinettes antiques
et du chalumeau du moyen âge et d'ailleurs le son et les doigtés en sont
proches. Certains pensent qu'il a réinventé la roue, à savoir le chalumeau.
Le
dupinophone a vaguement le son et l'aspect d'une petite clarinette mais ce
n'est pas une clarinette.
Concerto pour chalumeau.
Les caractéristiques du chalumeau ancêtre de la clarinette sont :
- une
personne qui souffle dans un tuyau et crée une colonne d'air.
- un
tuyau cylindrique muni à une extrémité d'un bec où se trouve ligaturée une
anche simple battante qui vibre et génère le son.
- par le
bec et l'anche, l'instrumentiste envoie seulement un mince filet d'air ce
qui donne un son grave à cause de ce tuyau presque bouché.
- Le
tuyau est à perce cylindrique et percé de trous pour les doigts des deux
mains ce qui permet en les bouchant de faire des sons différents donc des
notes.
- le
chalumeau héritier des pré-clarinettes antiques avaient 8 trous et
jouaient une octave.
- certaines notes s'obtenaient avec des doigtés fourchus ou des demi trous bouchés et une gymnastique de l'embouchure de l'instrumentiste !
Le
dupinophone reprend ces 6 caractéristiques et le pavillon du chalumeau et de la
clarinette.
Cantigas de Santé Maria.
Le
dupinophone ne peut pas jouer toutes les notes chromatiques facilement, comme
le chalumeau d'ailleurs, sauf par un instrumentiste talentueux. Dupin
indique dans sa méthode qu'il y a 36 façons de faire des demi-tons ! La
justesse est approximative et ce n'est pas pour lui l'essentiel ... le
dupinophone n'est pas destiné à jouer avec un quatuor à cordes !
En
fait le dupinophone ressemble à une clarinette, mais ce n'est pas une
clarinette. En
effet si la clarinette reprend toutes les caractéristiques de son ancêtre le
chalumeau, sa spécificité principale, inventée par Denner, est la clé de douzième qui permet de quintoyer, et d'avoir
une tessiture de 3 octaves, ce que ne fait pas le dupinophone. Le
chalumeau ayant été oublié, et la clarinette étant en plein essor notamment
dans les harmonies et la musique militaire, Dupin appellera son dupinophone «nouvelle
clarinette - dupinophone» et déposera une marque afin de protéger cette
appellation.
Son estampille en relief indique : système F. Dupin Paris et sur
le pavillon une lyre est entourée d'une couronne de lauriers, marque fabrique
déposée. (Apparemment c'est une marque qui est déposée protégeant le nom de
l'instrument et non un brevet protégeant sa conception originale peut être à
cause de la parenté avec le chalumeau)
Pour
se rapprocher de la clarinette, Dupin noircira le roseau pour accentuer
l'illusion de l'ébène de la clarinette ! Le
bec, la ligature réduite à un anneau de serrage et le pavillon sont moulés en
métal fondu particulier : le zamak. Mais qu’est-ce ce matériau ? Le zamak est un alliage de zinc, d'aluminium, de magnésium et de
cuivre. Son nom est un acronyme des noms allemands des métaux qui le
composent: Z pour Zink (zinc), A pour Aluminium, MA pour Magnesium (magnésium)
et K pour Kupfer (cuivre). Les proportions moyennes pour la réalisation de l'alliage sont de
95% de zinc, de 4% d'aluminium, de 1% de cuivre et d'environ 0,03% de magnésium.
Son point de fusion est d'environ 400° C. C'est un
alliage résistant et facile à travailler. Il ne
s'oxyde pas et est idéal pour le moulage sous pression car il est très fluide. Avant
l'ère du plastique, il a été beaucoup utilisé dans la petite construction
mécanique et l'industrie du jouet...La
note la plus grave est Mi 4 et la tessiture monte jusqu'au Sol 3. Il
existe plusieurs types de dupinophones en plusieurs tons : Certains
collectionneurs de l'ACIMV en ont de
différentes tailles en Mi comme celui ci mais aussi en Ré ou en Ut plus long
(30 cm). Il en existe apparemment aussi en Fa et en Sol.
Il n’y a que 9 trous et aucune clé (si on reprend les grandes
étapes de l'évolution de la clarinette : le chalumeau de la renaissance a 8
trous, la clarinette à 5 clés du temps de Mozart
a 13 trous, la clarinette romantique de 1830 a 13 clés et 20 trous, et la
clarinette moderne système Boehm a
17 clés et 24 trous). On voit bien le simplisme technique du dupinophone par rapport à
la clarinette mais Dupin avait, nous l’avons vu, un but uniquement humaniste
d’éducation musicale.