J.D. Touroude
(d’après
la conférence de J. D. Urbain professeur à la Sorbonne à Royan Mai 2018).
Aller
à la plage est un phénomène récent et il faut l’analyser comme un fait
d’évolution de la société. En effet pour nous actuellement aller à la plage, se
baigner, est devenu un acte banal mais qui n’était pas naturel auparavant. Mais
comme toutes les habitudes acquises, on ne réfléchit plus sur ce fait. Analyser
ce phénomène nous change le regard quand nous irons désormais à la plage ! Comment
est-on passé d’une conception négative de la mer et de la plage à son opposé en
un siècle ! La
plage et la mer pour l’homme sont assez ambivalentes. D’abord,
la mer était une source de danger, menaçante (pirates , naufrages,
noyades, tempêtes, aux limites peu connues, opaque donc stressante et à la
profondeur parfois abyssale où devaient se loger des monstres (le film les
dents de la mer va réactiver cette peur originelle et son succès va montrer
qu’elle reste présente) la mer étant l’endroit où on ne maîtrise plus sa vie
(exemple Ulysse et l’Odyssée…)
Malgré
ces phobies, la mer va fasciner justement à cause du besoin, propre à
l’homme, d’aventures, de braver les
dangers, de repousser les limites et de vivre des émotions diverses. Les
navigateurs, les marins de commerce et militaires et les pêcheurs, malgré les
risques mortels, vont essayer de vivre avec cet élément aux dangers multiples.
Et
puis la mer a aussi ses bienfaits : les pêches (à pied, côtière, hauturière,
les marais…) qui permettent de se nourrir, l’eau salée d’où on extrait le sel
pour conserver les aliments, la mer qui aussi permet de s’enrichir (pillage
d’autres contrées, naufrageurs…). Le
littoral et la mer ont aussi leur beauté avec les
luminosités changeantes louées par les peintres (par exemple Monet) la musique
(Debussy), les poèmes, la mer bleue des affiches, l’exotisme des îles (de la
Corse, la Grèce ou Tahiti vantées aussi bien par Gauguin que le Club Med…). La
mer comme le reste de la nature est domestiquée par l’homme (enfin il le croit)
d’où l’aquaculture, la sérénité de la mer calme et de la marée régulière et
toujours recommencée (nous sommes loin des peurs ancestrales !), même la
tempête est génératrice de photos, de promenades etc…Il
existait auparavant une atmosphère au bord des rivières (les guinguettes du
bord de Seine, de la Marne où les dimanches on venait s’amuser, se promener en
bateau, se baigner en eau douce, illustrées par les impressionnistes, les
baigneuses nues, l’atmosphère bucolique et décontractée, les amis buvant,
jouant .... Mais la mer, à l’époque, on la regarde, on se méfie, on se trempe
avec réticences.
Puis
nous sommes passés de la culture de l’eau douce à l’eau salée Avant on se
baignait dans l’eau douce des rivières et des étangs qui étaient proches et non
pollués voire on vantait les bienfaits des sources thermales, désormais nous
sommes friands de la culture de l’eau salée et des bords de mer si
possible lointains ! Le
littoral est le bout du monde (par exemple le Finistère : fin de
la terre) où se cachent des populations pauvres et/ou pourchassées (les
protestants dans le pays royannais). D’ailleurs
les populations sont surtout tournées vers l’agriculture et l’élevage et sont souvent
dos à la mer se protégeant des furies de la mer.(exemple la Corse). Face à
l’évolution des villes, le littoral reste en retard dans une autarcie loin de
tout (sauf les grands ports qui au contraire sont ouverts au monde et à ses
influences diverses). Actuellement
nous voyons l’inverse : les gens veulent vivre sur le littoral, le plus
près du bord de mer, les plages sont envahies de maisons pieds dans l’eau et il
a fallu la loi protégeant le littoral, (paillotes sur la plage….). La vue sur
mer est coûteuse, des villages sur pilotis dans la mer se créent de plus en
plus (Maldives…). Cette
idée de bout de la terre ou d’île reposante en marge de la grande ville
stressante devient essentielle.
En
France, 35 millions de personnes se concentrent sur 4% du territoire national
l’été. Ce tropisme balnéaire qui était de 1 personne sur 400 passant ses vacances
à la mer en 1900, est passé à 1/40 en 1936 et ½ actuellement. Pour
fidéliser les différents publics, les stations balnéaires sont créatives : Des sports
nautiques chaque année sont inventés pour les jeunes (les sports de glisse ont
le vent en poupe !) le climat doux et agréable des bords de mer attire les
retraités (Nice, Royan….) avec nombre d’expositions, conférences et sorties
culturelles vantant la région, les
colonies de vacances et maintenant les clubs d’enfants sont légions et puis les
stations balnéaires offrent des loisirs en permanence aux touristes badauds pour
animer les villes. Face
à cette manne financière il existe des rivalités pour capter les
clientèles notamment entre le sud de la mer la Méditerranée où le soleil cuit
et entraîne une lascivité (Espagne, Grèce, Côte d’azur, Riviera et les plages
du nord plus stimulantes et froides de l’océan atlantique avec des vagues qui
cinglent… mais aussi entre la France et les autres pays…Comment
est-on arriver à ce changement de paradigme ! Plusieurs
révolutions vont modifier les choses et les opinions sur la mer et la
plage et changer ce monde stable : un événement majeur c’est l’apparition
du train, puis des routes (la célèbre Nationale 7), les bateaux (qui reliaient
Bordeaux et Royan etc…). Ces moyens de transport vont désenclaver le littoral,
(mais aussi la montagne et les campagnes isolées).
Le
littoral hostile et méprisé va devenir à la mode : c’est l’apparition
des stations balnéaires : (Royan ou Arcachon pour les bordelais, Deauville
pour les parisiens, Brighton pour les londoniens, Miami pour les américains….
et la Méditerranée va devenir la côte d’azur avec son climat doux pendant
l’hiver (on plante des palmiers, des plantes grasses exotiques pour orner et
renforcer l’aspect sudiste, la côte basque (Biarritz , Hossegor…) où les
puissants de ce monde du XIXème siècle vont établir des villas superbes, des
casinos, des promenades, des loisirs chics, créant une économie du tourisme
pour les natifs malgré les chocs culturels entre urbains et peuples du littoral
et entre classes sociales aisées et classes populaires pauvres. La
mer va devenir aussi une envie puis un besoin de la bourgeoisie petite ou
grande (avec la maison de vacances où se retrouve la famille élargie pendant
les mois d’été) pour imiter la mode. La
station balnéaire est aussi un espace de loisir, de farniente, de modification
des habitudes de vie et pour certains c’est un lieu de vacances pour les
privilégiés qui se retrouvent. Les
voyages, la publicité par les affiches vont fleurir avec le train bleu pour la
Méditerranée, le train rouge pour Léo Lagrange voulant démocratiser les plages
et la mer pour les classes populaires, le train jaune « appelé train des
cocus » aussi pour les maris qui ne viennent que les weekend et laissent
leurs femmes pendant la semaine dans ce lieu de perdition qu’est devenue la
plage où les corps se montrent de plus en plus… et dont les dragueurs
(dragueuses) ont fait leur terrain de
prédilection. En fait ce sont tous des
trains du loisir, du voyage, du désir d’ailleurs, de liberté, de changement des
habitudes, de changement d’air, de climat et d’environnement, mais aussi de
fréquentations
La
plage commence à devenir le lieu ou les corps se dénudent et cette érotisation
est un facteur du succès rencontré, des vêtements plus légers et souples
(fin des corsets, et bientôt de tous les vêtements contraignants!), une
vie de loisirs, de plaisirs différents (glaces, chichis, cacahuètes et
mascottes vendues sur la plage… ). Le
sport se développe aussi (sports nautiques : natation, voile et sports sur
la plage : croquet, volley…). Le
grand alibi
pour aller dans les stations balnéaires c’est la santé ! et on inverse
les notions antérieures car l’idéologie nouvelle est que la mer soigne
tout ! Le
bain de mer
a désormais des bienfaits ! : l’eau salée iodée concurrence les
stations thermales, la nourriture basée sur des poissons et produits de la mer sont
recommandés… La mer est devenue thérapie. On
rassure, on
sécurise au maximum pour supprimer la notion de danger. La mer transparente est
sans danger (mode des piscines d’eau de mer chauffée, lagons où on a pied,
plage en pente douce avec maîtres-nageurs et surveillants secouristes, bouées
de sauvetage, leçons de natation, délimitation des zones où on perd pied etc…Les
bains de soleil :
la peau blanche cachée et si prisée n’est plus à la mode. Le bronzage (solarium
thérapeutique) fait son apparition mais il faut se démarquer du bicolore des
ouvriers en « marcel » ! On va donc bronzer sur de plus en plus de
parties du corps qu’on dévoile peu à peu. L’ évolution du maillot en est
l’illustration : costume belle époque, des cabines roulantes puis les tentes de
déshabillage, puis des maillots laissant les bras et mollets nus, puis commence
l’évolution du corps à moitié montré, à moitié caché qui érotise et permet une
certaine sensualité. On va se montrer en maillots d’une pièce moulant les
formes pour les femmes, le slip de Tarzan pour les hommes ne cachant rien de
leur virilité (« le moule bite »), puis le maillot raccourci en deux
pièces de plus en plus petites jusqu’au bikini de Brigitte Bardot qui
raccourcit encore avec le string et le monokini avec les seins nus voire la
vogue du naturisme. Le
soleil a donc aussi des bienfaits ! et c’est la mode de l’héliotropisme
(cette notion devient de plus en plus prégnante et s’accentue : on
organise ses vacances selon la météo dorénavant !). Le bronzage
jusqu’alors méprisé car révélateur d’appartenance à des classes sociales
inférieures (paysans et ouvriers du bâtiment) devient tendance avec Coco Chanel
en 1930. Mais trop de soleil brûle la peau, l’ambre solaire protectrice est
inventée par le fondateur de L’Oréal ! qui fait fortune.
La
plage en libérant les corps permet le sport et le fait de se dénuder devant
tous oblige à prendre soin de son esthétique et de son corps qui sera vu par
beaucoup de monde. La plage s’humanise et la violence potentielle de la mer est
plus ou moins domestiquée au moins au bord de mer, clubs d’enfants, sports
nautiques, natation… Les hygiénistes et médecins recommandent les bienfaits du
soleil, du sport en plein air, de se baigner et de nager !(ce qui était
rare chez les natifs du bord de mer, même chez les pêcheurs !). Les
Bains de mer :
on va à la plage pour voir les autres (besoin de lien social, faire des
rencontres, voyeurisme) et se montrer (exhibitionnisme), jouer à divers jeux, assister
à des animations et spectacles (musique, vendeurs divers…). Pourquoi
passait –on une journée de train plus ou moins confortable pour aller voir la
mer et se baigner dans un accoutrement bizarre ? Une
des raisons était de se montrer, se croiser avec ses toilettes sur la
« croisette », jouer au casino, être entre soi ou côtoyer les
puissants et célébrités pour appartenir à la société dirigeante et riche (d’où
les extravagances des villas des stations balnéaires ! ). L’homme
est un animal social
qui a besoin des autres (le hérisson de Schopenhauer : trop près je me
pique, trop loin j’ai froid !). La
plage est très révélateur de ce phénomène : Dès qu’on arrive sur une
plage, l’homme va là où d’autres sont mais on ne s’agglutine pas trop, chacun
est jaloux de son territoire (parasol, tente, serviette…) qui doit être
respecté par les autres, mais on ne veut pas être seul, avoir la possibilité de
contacts, besoin de sociabilité… On y va aussi retrouver des amis ou la famille
et on va souvent toujours aux mêmes endroits, on se crée des habitudes, des
horaires de rencontres…La plage est néanmoins reflet
de la société qui divise. La ségrégation est toujours présente, les
plages pour riches puis privées contre les plages publiques, les plages
réservées aux blancs et aux autres dans certains pays, les plages réservées aux
hommes ou aux femmes dans d’autres pays,
les plages pour les personnes habillées ou nudistes, plages pour les sportifs
ou les passifs, le port lui aussi est divisé entre les pêcheurs et les bateaux
de plaisance…
La
plage est un miroir de la société où on veut être ensemble mais entre soi, du
même monde, entre connaissances acceptées de son réseau et pourtant isolées
(les gens lisent beaucoup sur la plage….) une foule solitaire composée de
solitudes agrégées. On
voit parfois un partage de l’espace entre personnes, ceux du matin, ceux de
l’après midi, pas les mêmes personnes avec des stratégies d’évitement …ainsi
ceux du golf ne côtoient pas ceux du camping, pas les mêmes endroits, les mêmes
plages, les mêmes horaires …. allant
vers une ghettoïsation des publics. Les
congés payés nés en 1936 vont créer un engouement pour les voyages mais sur
les 5 millions de salariés seulement 10% vont alors à la mer (la plupart vont à
la campagne dans leurs familles ou restent chez eux) mais cette intrusion sur
les plages des classes populaires a marqué voire choqué certaines stations
balnéaires bourgeoises ….La
plage s’est quand même démocratisée peu à peu à partir de 1950 car les usines
ferment un mois entier (juillettistes, aoûtiens) et les terrains de camping émaillent tout le
littoral. Le
bord de mer c’est aussi la promenade, sur la plage pour ceux qui veulent
montrer leur corps, sur la croisette pour ceux qui montrent leurs toilettes à
la mode. L’important c’est de se montrer, se rencontrer, voir la comédie
sociale des autres sur un banc ou dans des terrasses de café et de glacier. On
consomme et ce voyeurisme est essentiel pour faire passer le temps agréablement :
les hommes plongent dans les flots (même pas froid, même pas peur !) se
prenant pour Weissmuller en Tarzan alors que les femmes au maillot collant en
lycra sortent des flots lentement comme Ursula Andrés dans James bond ou la Vénus
de Botticelli en sortant de l’écume de la mer …. Pendant que les enfants font
des châteaux et se battent contre l’avancée de la mer … tout un spectacle qui
suscite nombre de commentaires….En
conséquence, les natifs voient leur environnement se bouleverser : constructions
sur les rivages, bétonisation plus tard, économie spécifique lié au tourisme,
des nouveaux emplois, du travail, leurs valeurs bouleversées mais le progrès et
le développement est indéniable et ils profitent de cette économie du tourisme
qui booste leurs activités et leur permet de résister plus ou moins à l’exode
rural . Bien
sûr face aux hygiénistes et hydrophiles, il y avait les détracteurs moralistes et religieux
qui voyaient les gens s’exhiber avec des tenues de plus en plus légères (en
2018 beaucoup de pays interdisent encore de se dénuder à la plage pour cause
morale mais n’empêche pas le voyeurisme des mêmes pour les « étrangères
dévoyées »).
Les
détracteurs blancs refusent aussi la couleur du bronzage « qui font de
nous des métis, de rester sur la plage gluants comme des moules sur le rocher, ressemblant
à des poulets rôtis cuits en série, de personnes étalant leurs corps voire leur
graisse avec indécence, sans pudeur, de nymphes en chaleur (les sirènes d’Ulysse
sont réactivées, la femme tentatrice aussi et où les dragueurs et voyeurs ont
des fantasmes face à cette érotisation des corps »… les propos injurieux
ne manquent pas par de nombreux auteurs (Morand, les frères Goncourt…). Pour
calmer cette polémique, on a contenté les hygiénistes adeptes du corps nu ou du
maillot moulant et les moralistes adeptes de la nécessité de cacher les corps.
C’est ainsi qu’est apparu le maillot rayé où les rayures blanches hygiénistes qui
permettent d’entrevoir sont aussitôt contrées par les rayures bleu marine qui
cachent et ce compromis sera accepté et devenir l’uniforme marin des
touristes….La
plage est devenue désir, passion mais symptôme d’une société qui rêve et qui
critique et redoute ce désir de liberté et de changement. Le
bain devient donc fondamental (société de bains de mer, stations balnéaires,
clubs…). Ce tropisme balnéaire s’amplifie et la peur de faire trempette (qui a
eu connu des crises de peur paniques même mortelles cardiaques) est devenue
banale.
La
référence à l’ailleurs va évoluer vers l’exotisme, des îles,
Caraïbes, Tahiti (le paréo en 1950), vont créer un univers spécial, libéré, de
mise en scène extra culturel déconnecté des réalités, un monde clos avec des
inconnus mais sélectionnés (notamment par l’argent). Cette sociabilité entre
soi permet de ne pas chercher à rencontrer ou subir les autochtones (qui
travaillent en coulisses). Il
faut se libérer de la société où on vit d’ordinaire, qui contraint, qui
bloque… et si on regarde la mer c’est
pour tourner le dos au monde. En
fait on recherche, une île (réelle ou psychologique), un havre de paix avec
une vie satisfaisant néanmoins des besoins essentiels : une alimentation
différente voire exotique, du sexe (les fameux amours de vacances), les loisirs
variés liés au plaisir de la mer mais aussi la sécurité dans un monde protégé
voire clos des clubs, un cocooning voire un huit clos (croisières, Center Park,
campings, clubs…, où on peut s’enfermer dans une forteresse du bonheur, se
protéger de l’environnement dans une sérénité et une tranquillité entre soi. Cette
foule solitaire où chacun est isolé mais connecté avec le monde et les siens (smartphone,
walkman…). Trigano
avec le club Med reprendra l’idée belge de réinsertion des prisonniers de
guerre pour recréer une atmosphère d’oubli du passé tout en créant un nouveau
lien social de bonheur sans conflits, où on est libre, où on peut être seul ou
ensemble récréant des couples, une tribu. Désormais
la culture balnéaire est un besoin pour tout le monde et s’internationalise
(le club Méditerranée possède des clubs dans le monde entier, et appartient
aux financiers chinois ! par exemple) , les clubs de plage, pour enfants,
adolescents, adultes avec animation, activités pour seniors …L’attrait
de la plage et de la mer qui semblait incongru au XVIIIème siècle, la mode des
puissants au XIXème (la belle époque), la mer pour tous avec sa démocratisation
au XXème siècle deviennent au XXIème siècle un lieu incontournable pour les
vacanciers du monde entier.