José Daniel TOUROUDE et Bruno CORNILLET
A
chacune de nos rencontres, nous finissons par aborder ce sujet sur nos passions
et nos carrières passées avec le constat des similitudes entre sportifs et
musiciens.
Bruno
(sportif) : Pour débuter, il faut avoir au départ des aptitudes souvent
physiques pas ordinaires, mais qui dès l’enfance, montre d’abord que l’on est
doué pour tel sport (et pas pour tel autre) et qu’on a une envie irrépressible
de pratiquer, ce qui procure un plaisir certain.
JDT
(musicien) : oui un don est nécessaire mais pas suffisant car il faut être
surtout motivé et ne pas concevoir de dérouler sa vie sans pratiquer et jouer.
Cela devient vite un besoin essentiel et on s’aperçoit alors qu’il faut
travailler un peu, beaucoup, passionnément ou pas du tout !
B
: Ce besoin de s’entrainer sérieusement tous les jours, quels que soient la
météo ou l’envie réelle, pour garder son niveau et pour progresser permet de
différencier rapidement les adolescents qui jouent pour leur plaisir et qui
progressent gentiment dans l’activité choisie, de ceux qui ont des objectifs
ambitieux, qui sont passionnés et qui organisent un planning de travail pour
progresser rapidement.
JDT
: En effet la passion est essentielle ! mais il est indissociable aussi, d’être
reconnu rapidement voire admiré par les autres, applaudi et ce qui est encore
plus valorisant par des adultes surtout s’ils sont légitimes, ayant fait une
belle carrière passée.
B : C’est l’environnement porteur qui
est essentiel pour se motiver : la famille, le club local, les entraineurs qui
peuvent te faire progresser et te donner les conditions de travailler sans
cesse avec des équipiers talentueux, de justifier tes sacrifices et tes choix
d’activités.
Sans
la qualité et l’engagement de tout ton entourage, des bénévoles qui croient en
toi, des professionnels qui transmettent, du club qui est ton école
d’apprentissage, il n’y a pas beaucoup de progression. Sans cela, seul on ne va
pas très loin.
JDT
: Je suis d’accord. D’ailleurs jouer est un terme commun pour le sport et la
musique. C’est souvent une évidence dès le plus jeune âge pour soi-même et pour
son entourage. Pour les musiciens, une harmonie municipale de bon niveau, un
conservatoire municipal, puis régional et national avec des professeurs
stimulants qui te donnent un enseignement adéquat, qui te montrent la voie à
emprunter et triompher des obstacles, l’écoute de concerts et de disques de
qualité, des master-class, un orchestre pour jouer ensemble et s’exprimer… sont
essentiels. S’entourer des bonnes personnes dès le départ donc avoir de la
chance aussi, permet de faire les bons choix. Nous avons la chance en France
d’avoir des structures aussi bien culturelles que sportives qui permettent pour
tous d’aller jusqu’à un niveau de professionnel. Après tu en fait ta profession
pour gagner ta vie ou non, c’est une autre histoire….
B
: En effet c’est très ludique au départ, on s’amuse d’abord puis on travaille
sans cesse pour progresser. Devenir bon dans une activité est d’abord et avant
tout, le résultat d’un travail personnel intense. Ensuite, c’est une affaire
collective au sein d’une équipe professionnelle lors des stages et des
compétitions. Mais plus tu es compétitif lors des grands rendez-vous, plus les
voyages sont nombreux et éloignés de chez toi et très vite, tu as moins de
temps libre rien que pour toi. Pour les musiciens réputés, je suppose que c’est
pareil, ils enchainent les concerts à travers le monde, comme j’ai pu le faire
surtout en Europe.
JDT
: La gestion du temps est alors primordiale dès le départ pour concilier les
études et l’investissement dans notre passion que ce soient sport, musique ou
autre… La passion de ton sport ou pour nous la musique prend alors beaucoup de
place et il faut vraiment le vouloir et sacrifier beaucoup d’autres loisirs
mais est-ce vraiment un sacrifice ?
B : Non, ce n’est pas un sacrifice puisque notre passion est plus forte que tout. Et puis il y a l’identification à un modèle, à nos idoles, avec les posters dans sa chambre, maillot et autres objets… et pour vous musiciens cela doit être la même chose en écoutant en boucle vos artistes et vos musiques préférées ou rencontrer d’autres musiciens talentueux.
Nous subissons aussi le contexte qui valorise tel sport à la mode car il n’y a pas seulement la technique de ton sport ou de ton instrument mais tout un environnement culturel de lectures, de reportages, d’analyse de prestations, compétitions ou concert, voire d’entretien et de réparations de ses outils et instruments.
JDT
: Ainsi la vision positive voire prestigieuse de ton sport dans la culture
ambiante ou pour nous de notre instrument et de la musique que nous jouons,
nous encourage et nous motive. Mais parfois tous nos efforts ne sont pas
reconnus car notre entourage est culturellement sur une autre planète ! Par
exemple vous travaillez Bach et c’est difficile et vos amis préfèrent de la
variété, le «tube» à la mode. En fait, très vite vous vous démarquez des
autres, vous devenez le cygne dans la portée de canards… j’en connais qui n’ont
pas pu alors qu’ils étaient doués de faire ce grand écart à savoir à la fois
s’exclure du groupe en se polarisant sur une activité tout en fascinant les
autres quand tu es en représentation. Mais nous, nous sommes déjà à part pris
par le circuit de la récompense avec la dopamine.
B : je vois que c’est du vécu ! mais
pour nous c’est pareil. Si tu fais du vélo, du foot ou du rugby c’est populaire
mais certaines des compétitions sportives même olympiques ne sont pas
appréciées comme des sports nobles ou des sports populaires.
En effet pour certains sports, il n’y
aucune couverture médiatique voire peu de public et pourtant combien de
champions complétement anonymes. On en voit parfois aux retransmissions des
championnats et jeux olympiques à une heure tardive ! je pense que c’est
profondément injuste de voir toujours les mêmes sports comme d’ailleurs pour
vous d’entendre toujours les mêmes musiques et les mêmes instrumentistes !
Car selon le sport comme en musique,
on peut être amateur ou professionnel et cela n’a rien à voir parfois avec son
niveau de performance.
Sur
le plan financier, les cachets et salaires sans parler des sponsors sont très
différents selon les sports pratiqués. Les organisateurs d’évènements qui
suivent les goûts du public majoritaire amplifient cet état de fait pour des
raisons financières. Certains sports sont confidentiels et même uniquement
réalisés par des amateurs ou sous-payés c’est vrai,
JDT
: Et puis comme pour vous, si par exemple un gymnaste même médaillé reste
anonyme et ne gagne pas en deux décennies d’efforts ce que gagne un footballeur
en un mois voire en une semaine ! un bassoniste ou un tromboniste soliste n’a
pas le même cachet qu’un pianiste, un violoniste ou un chanteur célèbre et
pourtant il a autant travaillé et est aussi virtuose de son instrument.
B
: Mais quand on commence, on ne pense pas à cela, on suit sa passion pour une
balle, un ballon, le vélo ou le tatami ! nous sommes tous pareils, motivés à
travailler un sport ou un instrument, à nous dépasser et pour cela il faut une
rigueur d’organisation de ses journées, une hygiène de vie contraignante et
avoir une bonne santé. Combien de plaisirs avons-nous supprimé pour être en
forme, comme l’alcool ou les bons plats en sauce par exemple pour rester à son
poids de forme !
Voir l'article sur " Qu'as tu fait de tes talents "
JDT
: En ce qui concerne la méthode de l’organisation journalière la similitude
entre le sport et la musique est indéniable. En effet, dès le réveil
musculaire, le sportif doit faire des assouplissements comme le musicien,
préparer à concentrer son énergie et cela tous les jours, se préparer avec ses
outils sportifs ou son instrument. Puis l’un comme l’autre on commence les
échauffements, les gammes, les gestes ou les partitions d’études lentement et
de plus en plus rapides et vient le travail spécialisé selon le sport ou la
musique. Le goût du travail, de l’effort, de la progression mais surtout aimer
cela est fondamental. Les notions de concentration, d’énergie dépensée, de
volonté, de force mentale deviennent fondamentales afin d’arriver à un bon
niveau et apercevoir ses limites. Il en faut des qualités en fait !
B
: C’est vrai mais il y a ceux, et ils sont rares, qui ont la volonté permanente
quasi obsessionnelle du dépassement de leurs limites s’ils veulent être parmi
les meilleurs et pour y arriver, il est impératif de suivre un programme de
travail draconien pour augmenter leur résistance et leur endurance. Mais pour
tous les sportifs compétiteurs, nous devons avoir la force mentale de ne jamais
abandonner même à la limite de la souffrance physique, et pourtant, je t’assure,
nous avons très mal.
JDT : Pour nous, c’est la répétition sempiternelle pour arriver à la précision des gestes, le goût pour la technique, l’exigence de qualité et de rapidité, viser la perfection. Un grand virtuose en master-class nous répétait quotidiennement pour nous stimuler : « Entraînement difficile, prestation facile, entraînement facile, prestation difficile !»
L’acceptation
de l’évaluation comme source de progression permanente : s’évaluer pour évoluer
est un postulat pour nous tous.
B
: Je suis entièrement d’accord car en plus d’avoir la volonté d’entretenir et
de développer notre corps et notre mental, nous devons choisir et entretenir
aussi nos outils de travail comme des objets précieux (vélo, combinaisons
aérodynamiques, chaussures etc…).
Nous
sommes souvent à la limite de maniaquerie et certains objets sont inséparables
et nous ne sommes pas loin des superstitions (maillot porte bonheur…). Je
connais certains champions qui ont vraiment un rapport spécial avec leur
matériel ! Comme Eddy Merckx maniaque de chaque détail de son vélo un peu comme
Ravel qui jouait en concert avec toujours sa paire de chaussure fétiche ! non ?
JDT
: c’est vrai nos instruments sont bichonnés et sont plus que des objets ! c’est
difficile de s’en séparer ! mais ce qui fait un champion sportif ou un artiste,
c’est la mobilisation d’une énergie concentrée sur une partition, un effort
ciblé. Ce qui est terrible, et il faut être un peu masochiste ou passionné,
c’est qu’après une journée d’efforts, le lendemain nous devons tout
recommencer, un jour cyclique sans fin où on reprend tout à zéro, avec le
réveil, le travail d’échauffement etc… pour être prêt le jour de la compétition
ou du concert éventuel ou programmé.
B
: Au départ on se bat contre soi-même, mais aussi avec ou contre le chronomètre
ou le métronome pour vous, puis une fois suffisamment entrainés, compétitifs et
en confiance, on aime la compétition, le jeu collectif au sein de l’équipe.
Pour nous sportifs, notre raison d’être est de gagner. Pour vous, c’est
l’équipe de l’orchestre et le moment de vous valoriser (le solo ou le chorus
improvisé pour les jazzmen) et alors tout le travail personnel précédent prend
alors son sens pour avoir sa place dans la répétition, l’entrainement, le
concert, la compétition.
JDT
: Bien sûr, la maitrise du trac et du stress face au public, la maitrise
technique de la partition sont vraiment un combat avec soi-même puis et c’est ce
qui est paradoxal, il y a aussi et le plaisir de se montrer car la finalité
reste la scène, le podium pour vous, la récompense de se faire applaudir, de
signer des autographes et faire des selfies avec ses admirateurs ! et cela
permet de gommer tous les efforts effectués en solitaire. Même si vous êtes bon
et que vous avez beaucoup travaillé, il y a le facteur chance d’être dans un
bon orchestre, d’avoir un bon agent, de rencontrer en fait les bonnes
personnes…
B
: Pour les sportifs, il faut être dans une bonne équipe qui sublime tes talents
et puis il faut savoir se vendre, être dans les bons coups …le hasard est
essentiel mais aussi d’avoir la force psychologique (le mental disons nous) qui
nous permettent de nous différencier des autres aussi talentueux car il y a
beaucoup de bons dans chaque discipline.
Pour
moi l’essentiel, sont les qualités psychologiques autant que les capacités
physiques.
Toi
comme moi, nous avons connu des personnes douées, des comètes peu endurantes
qui n’avaient pas la force psychique d’être dans l’effort permanent d’être dans
la lumière sous les feux des critiques, sous la peur d’une contre-performance.
JDT
: Comme disait Kennedy « Quand il est dur d’avancer, il y a que les durs qui
avancent ! »
Puis
vient le grand jour où nous sommes en représentation face au public où nous
recherchons la victoire, les applaudissements, et le résultat de tous nos
efforts éprouvants, la récompense dans une prestation parfois courte. Car le
problème, c’est qu’Il faut être à l’optimum de sa forme pour un temps assez
court, très court parfois pour certains sports ou lors d’un solo car il faut
être au top le jour J à l’heure H et il n’y a rien de plus frustrant d’être au
summum juste avant ou après et de ne pas briller au moment opportun.
B : C’est comme le proverbe : avant l’heure ce n’est pas l’heure, après l’heure ce n’est plus l’heure.
JDT : Et puis les gens se sont déplacés et ont payés pour vous admirer et il y a des jours où vous maudissez d’être en représentation et vous aimeriez plutôt être sous la couette, vous critiquez votre instrument qui ne répond pas comme vous le voulez, l’ambiance ou la salle ne vous convient pas, le public parfois et cette vie qui vous oblige à vous dépasser selon un horaire qui n’est pas forcément le vôtre sans tenir compte de vos problèmes de santé, de vie personnelle, de doutes … En choisissant ce métier, le public vous adore seulement si vous êtes extraordinaire et pas seulement bon, et à cause de cela beaucoup abandonnent.
B
: Oh oui ! le public vole toujours au secours du succès, malheur aux vaincus !
C’est cruel et pour cette raison, certains athlètes pour être les meilleurs ont
abusé de stimulants. Fort heureusement après quelques affaires scabreuses, les
instances sportives ont mis en place le suivi longitudinal de chaque athlète
professionnel qui se fait contrôler périodiquement, de jour comme de nuit, même
pendant ses loisirs. Ce qui n’est pas le cas dans la vie normale, où certains
face à un public qui le juge, ont besoin d’un petit « remontant » (théâtre,
danse, musique ou pour les politiques !)
Après la compétition vient le relâchement, un moment ambivalent : parfois un peu déprimant. Vos équipiers, votre staff ou vous-même sont parfois très critiques, les enregistrements vidéo parfois terribles aussi. Gérer la défaite, les moments de doute et de découragement font partie du métier et il faut être solide sous les sarcasmes surtout quand les vainqueurs sont dans l’euphorie de la victoire et du succès.
JDT : Oui nos égos font des yo-yo permanents ! pour les musiciens l’évaluation avec enregistrements et les critiques et autocritiques sont nécessaires mais perturbantes. On aurait pu et on a toujours joué mieux un jour, même si le public a applaudi. Nous sommes perfectionnistes et éternellement insatisfaits. Après le concert, il faut aussi savoir se valoriser pour déboucher sur d’autres concerts, sur un disque, une critique ou un article, une image positive à consolider dans les médias, pour le marketing et augmenter sa notoriété donc sa valeur et ses tarifs ! mais nous sommes loin de vous sportifs qui demandent des sommes rondelettes voire colossales.
B
: Nous avons la même analyse mais cela est très variable selon les sports car
notre vie professionnelle est beaucoup plus courte ! il faut engranger en
quelques années. Vous musiciens et c’est un point divergent malgré toutes nos
ressemblances sur la méthode, vous pouvez étaler la musique et jouer pendant
des décennies !
Bien
sûr les meilleurs et les plus connus seront privilégiés et seront entraineurs
ou organisateurs ou autre en restant dans le milieu sportif mais cette notion
de durée est essentielle et beaucoup plus stressante pour nous sportifs. On n’a
pas droit à l’erreur et puis surtout il y a les blessures, nos cauchemars car
tout notre vie peut basculer en rien de temps. Dans le sport de haut niveau, la
malchance est impitoyable pour une carrière.
Enfin, arrive le moment terrible où on décline, où il faut raccrocher car on n’est plus au niveau attendu, faire place aux jeunes et ce n’est pas toujours facile à 35 ans, voire moins. C’est pour cela qu’il faut penser très tôt à la reconversion et je m’y suis appliqué pendant toute ma carrière. Certains espoirs désormais continuent des études en parallèle du sport, d’autres utilisent leur notoriété pour préparer un parachute, d’autres ne font rien en se cantonnant au sport et ils ont beaucoup de difficultés à vivre et sont souvent dépressifs et nostalgiques et collectionnent tout ce qui se rapporte à leurs moments de gloire !
JDT : Apparemment notre discussion parait parallèle et symétrique avec toutes ces similitudes mais en fait la plupart des musiciens et des sportifs mixent sans cesse la musique et le sport. Beaucoup de musiciens font de la gymnastique, du sport pour être en forme avant de faire de la musique, avant un concert, de faire des assouplissements pour se défouler pour contrer le trac, pour être à l’aise sur scène, méditation et respiration etc… et après le concert aussi pour décompresser et évacuer la tension nerveuse ! tous les musiciens qui pratiquent beaucoup qu’ils soient amateurs ou professionnels sont des sportifs à leur manière.
B
: Nous aussi pendant les entraînements, on ne peut pas se passer de musiques
choisies et cela bien avant d’avoir les écouteurs pour stimuler notre énergie.
C’est fondamental et tous les sportifs amateurs ou professionnels s’entrainent
avec de la musique. En ce qui me concerne, la musique me dynamisait vraiment et
mon cerveau était occupé oubliant des douleurs que je faisais subir à mon
corps. Et puis tout finit en « musique » quand on a gagné (les chants de
victoires dans les vestiaires ou à la 3ème mi-temps ne sont pas très
qualitatifs mais joyeux !) et surtout quand nous sommes sur le podium avec
l’hymne national !
Merci
à Bruno Cornillet, coureur cycliste professionnel de 1984 à 1995, d’avoir
permis la retranscription d’une discussion informelle et honnête. Il fût
compagnon de route de Bernard Hinault et de Greg Lemond avec lesquels il
participa à 10 Tours de France consécutifs puis devint pilote de ligne chez Air
France jusqu’ en 2021. Belle reconversion ! Merci à d’autres sportifs et
musiciens qui ont relu ce texte notamment Rémi Madec et René Pierre. Cet
article est dédié à la mémoire du jeune et talentueux Etienne Fabre qui aimait
tellement la vie, la musique et le sport. (cf liens internet de Bruno
Cornillet, Président du prix E. Fabre)
Prix Etienne Fabre / cliquez pour découvrir.