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mardi 28 octobre 2025

Musiciens et pouvoirs : une alliance paradoxale à travers les âges

 

par José-Daniel Touroude

Introduction — Une relation structurante

Depuis les premiers sons que l’Homme a organisé et ritualisé jusqu’aux concerts diffusés sur les plateformes mondiales, la musique a toujours été bien plus qu’un simple art du divertissement. Peu à peu certaines personnes qui avaient des prédispositions ont eu un rôle particulier de musicien pour accompagner les différentes manifestations de la vie et en fait le groupe, qui le libérait d’une partie des tâches, devenait mécène. Dans certaines communautés plus larges où le surplus et la richesse pouvait le permettre, certaines sociétés ont pu financer l’amélioration des prestations musicales, le temps ainsi dégagé pouvant être consacré à l’entraînement allant jusqu’à une certaine spécialisation. Peu à peu la musique était incontournable et les musiciens sont alors captés par les dirigeants. La musique devenait et devient ainsi un moyen de persuasion, de cohésion et de rayonnement d’une communauté mais surtout un langage lié au pouvoir des puissants et des dirigeants.

Instruments de musique en ivoire

En face de ces pouvoirs qu’ils soient religieux, politiques, économiques ou technologiques, le musicien a une place particulière dans la société avec un statut fragile. Il a toujours dû composer avec la dépendance : dépendance financière, sociale ou symbolique. Le couple musicien–mécène constitue ainsi l’un des fils rouges de l’histoire culturelle de l’humanité. L’artiste incarne la tension entre deux pôles la liberté créatrice qui l’anime et la contrainte matérielle pour les musiciens surtout professionnels. Son image est souvent contrastée (parfois méprisé comme amuseur, saltimbanque, pauvre parfois adulé comme un demi dieu par le public et demandant des cachets faramineux) et la réussite est parfois bien déconnectée de la connaissance de la musique et du talent. Une « star » me disait : mon secret « surfer sur la mode, se mettre au niveau de ce que veut un public et avoir un bon agent est plus important que des longues et difficiles études au conservatoire »  

Ce paradoxe fécond de l’alliance ambiguë entre musique et pouvoir traverse les civilisations. De la Mésopotamie à Hollywood, de la chapelle papale aux scènes numériques, il révèle la permanence d’un équilibre instable : le pouvoir soutient et protège, mais attend en retour reconnaissance, prestige ou influence.

Concert à l'Élysée






















Les relations entre musique et pouvoir de l’antiquité au moyen âge

Bien avant les cours royales d’Europe, le lien entre musique et pouvoir s’enracine dans le sacré. En Mésopotamie, les prêtres-musiciens étaient les médiateurs de l’ordre cosmique ; en Égypte, les hymnes au pharaon divinisé rythmaient le cycle des saisons et affirmaient la continuité dynastique. En Grèce, la musique participait à l’éducation morale et civique qui devait façonner l’âme, l’ordre dans la cité et l’harmonie du cosmos. Rome, quant à elle, institutionnalisa les musiciens comme membres de collèges professionnels, au service du culte et de la célébration du pouvoir impérial.
Cette association de la musique à la légitimité religieuse ou politique se retrouve dans toutes les civilisations anciennes : des musiciens de cour chinois aux griots d’Afrique de l’Ouest, gardiens de la mémoire des lignées royales. Au Moyen Âge européen, l’Église devient le principal mécène. Les cathédrales et les monastères abritent des maîtrises où se forment chanteurs et compositeurs. Le chant grégorien, la polyphonie, les motets témoignent d’une organisation institutionnelle où la musique sert la liturgie, mais aussi le prestige du pouvoir ecclésiastique. Les musiciens entre eux se regroupent en corporations comme les facteurs d’instruments à vent ou les luthiers.


Parallèlement, les troubadours, trouvères et ménestrels incarnent un autre modèle : musiciens itinérants dépendant de la générosité des seigneurs et des cités. Entre service et liberté, ces artistes médiévaux inaugurent la figure du musicien - poète voyageur.


Le musicien courtisan de la Renaissance et du Baroque

Avec la Renaissance s’affirme l’humanisme et, avec lui, la montée du mécénat princier. Les cours italiennes, françaises et germaniques deviennent les lieux de pouvoir de l’Art en général où musique, peinture et architecture participent d’un même projet politique : la représentation du pouvoir. (Exemple Florence des Médicis). Le compositeur devient un serviteur prestigieux : Josquin des Prez à la cour des Sforza, Palestrina au Vatican, Monteverdi à Mantoue. Les musiciens se déplacent de cour en cour, négociant leur statut, leurs privilèges et leur reconnaissance et certains sont de véritables stars solistes (exemple des castrats).

Sous le règne de Louis XIV, Jean-Baptiste Lully incarne la fusion parfaite entre art et absolutisme. Compositeur, directeur d’institution et véritable ministre officieux de la musique, il met son talent au service du Roi-Soleil. Les ballets de cour et les tragédies lyriques deviennent des dispositifs politiques : ils encadrent les émotions collectives, exaltent la hiérarchie et transforment la musique en instrument d’ordre.
Mais cette période voit aussi émerger des tensions nouvelles. Certains artistes, comme Heinrich Schütz ou Henry Purcell, cherchent à concilier service institutionnel et voix personnelle. Le musicien courtisan doit séduire sans se trahir, obéir sans s’effacer. Certaines villes riches rivalisent avec les puissants et possèdent aussi leurs compositeurs-musiciens talentueux souvent organistes (exemple JS Bach)

JS Bach à l’orgue


























L’artiste semi-indépendant au siècle des lumières 

Le XVIIIᵉ siècle bouleverse les rapports entre art et pouvoir. La diffusion des idées des Lumières et la montée de la bourgeoisie cultivée créent un nouvel espace : les salons, lieux d’échanges intellectuels et musicaux où les mécènes sont aussi des amateurs avertis (musique de chambre, époque Biedermeier à Vienne) 

Concert en famille à la maison au XVIIIème siècle

















Le musicien n’est plus seulement un serviteur : il devient un créateur doté d’une personnalité propre. Joseph Haydn, au service des Esterházy, jouit d’une stabilité rare, mais aussi d’une liberté artistique réelle. Mozart, lui, incarne la tentative d’émancipation : refuser le statut de domestique pour vivre de son art, entre concerts publics et édition musicale. Son échec relatif souligne la difficulté de cette indépendance naissante. Beethoven et bien d’autres feront la navette entre mécènes qui imposent des œuvres à jouer et la liberté de composer et jouer ce que le musicien désire.
C’est aussi à cette époque que naît le public moderne. Les sociétés de concert, les abonnements, la presse musicale ouvrent la voie à une forme de mécénat collectif. Le musicien devient auto entrepreneur, et le goût du public commence à peser autant que celui des princes.


La musique et la culture devient affaire d’Etat et de la fonction publique au XIXᵉ siècle 

La Révolution française et la montée des États-nations redéfinissent la place du musicien. L’art devient un outil de construction identitaire : les conservatoires, les opéras nationaux, les orchestres publics structurent le paysage musical. Être musicien, c’est désormais servir la collectivité, éduquer le peuple par des œuvres faciles qui amènent à la connaissance du grand répertoire et des œuvres plus complexes.

Mais cette fonction publique coexiste aussi avec la naissance du capitalisme culturel. L’édition musicale, les tournées et la presse ouvrent un marché concurrentiel. L’artiste devient une marque, une entreprise itinérante avec des agents organisateurs de tournées et de concerts. Franz Liszt et Niccolò Paganini incarnent la figure du virtuose-star, libre de tout mécène, financé par le public et les entrepreneurs. Le musicien navigue alors entre la politique publique et les entrepreneurs privés.

N. Paganini





















La musique est intégrée à une politique culturelle idéologique de l’Etat au XXᵉ siècle

Dans le même temps, des compositeurs comme Verdi et Wagner illustrent l’ambiguïté du lien entre art et idéologie. Le premier met son art au service du Risorgimento italien ; le second fonde une esthétique nationale et mythique soutenue par Louis II de Bavière.
Depuis le XIXᵉ siècle jusqu’à nos jours, le musicien navigue entre trois pôles : l’État, le marché et l’inspiration personnelle
Article sur les clarinettes de Stengel

Le XXᵉ siècle voit la politisation accrue de la musique voire un outil de propagande. Dans les régimes totalitaires, l’artiste est à la fois exalté et surveillé. Chostakovitch incarne tragiquement cette ambivalence : obligé de plaire au régime soviétique tout en glissant dans ses œuvres des messages de résistance. En Allemagne nazie, la musique devient un instrument de hiérarchisation raciale et d’exclusion notamment des artistes juifs et communistes.

Dans les démocraties, l’intervention publique prend une autre forme financière et de soumission à la politique culturelle institutionnalisée. En Europe, les États financent orchestres, opéras, festivals et conservatoires pour garantir l’accès de tous à la culture. Ce modèle, né dans l’après-guerre, consacre la musique comme un bien public. Le musicien devient employé voire fonctionnaire (musique militaire)
Aux États-Unis, le mécénat repose davantage sur le secteur privé : fondations philanthropiques, universités, entreprises. Le prestige du don devient un capital social. Ce modèle inspire aujourd’hui de nombreuses économies culturelles hybrides.


















Mais au XXème siècle c’est aussi une explosion créatrice hors des codes avec les musiques de Jazz, les contre-cultures et les mécénats alternatifs.

Aucune histoire des relations entre musique et pouvoir ne serait complète sans le jazz, né dans les marges sociales et raciales de l’Amérique. Issu des traditions afro-américaines, il se développe d’abord hors des institutions, dans des réseaux communautaires et informels. Ses premiers acteurs vivent de l’économie du spectacle populaire, dans les champs, les rues. Certains sollicitent la générosité collective avec le « chapeau » d’autres jouent pour leur plaisir sans aucune contribution monétaire.



























Rapidement, des lieux regroupent musiciens et mélomanes dans les clubs, cabarets et étendent leurs publics grâce aux enregistrements. Toute musique à la mode devient économiquement intéressante. Les grandes maisons de disques et les organisateurs de spectacles façonnent le marché. Le jazz devient aussi un instrument diplomatique : pendant la Guerre froide, les États-Unis envoient Duke Ellington ou Dizzy Gillespie en tournée mondiale pour incarner la liberté américaine face au réalisme soviétique.




En 1962 en pleine guerre froide, tournée triomphale de Benny : le soft power américain en action

Dans les années 1960–1970, une nouvelle génération de musiciens revendique l’indépendance : Charles Mingus, Sun Ra, Ornette Coleman ou les collectifs de Chicago réinventent des formes d’autogestion musicale. Labels coopératifs, festivals communautaires et mécénat participatif préfigurent les modèles alternatifs d’aujourd’hui.

Le mécénat privé et l’industrie culturelle contemporaine

La fin du XXᵉ siècle voit l’essor d’un mécénat institutionnalisé et mondialisé. De grandes fondations (Ford, Gulbenkian, Toyota, Rolex, etc.) soutiennent la création, les concours et les résidences. Des milliardaires et des banques achètent des instruments rares pour les prêter à des solistes. Ces mécènes privés jouent parfois un rôle comparable à celui des princes d’autrefois : ils offrent des moyens considérables, mais orientent aussi les esthétiques en fonction de leurs stratégies de prestige.
En parallèle, l’industrie culturelle mondiale s’impose comme un pouvoir à part entière. Les majors du disque, puis les plateformes de streaming, deviennent les nouveaux mécènes : elles déterminent la visibilité, le répertoire et même les carrières. L’artiste mondialement reconnu, qu’il soit violoniste classique ou chanteuse pop, dépend de cette infrastructure économique globale.
La logique du marché remplace celle du service. L’œuvre doit circuler, se vendre, séduire un public fragmenté et mondialisé. La création s’inscrit dans un écosystème complexe, où mécénat, sponsoring, diplomatie et stratégie marketing s’entremêlent.
















Celine Dion à las Vegas (durée des prestations 16 ans) record pour Elton Jones 17 ans !

Artistes indépendants et contre-pouvoirs

Face à ces structures dominantes, beaucoup de musiciens cherchent à reprendre la main. L’autoproduction, le financement participatif et les labels indépendants prolongent la tradition des musiciens itinérants et des avant-gardes marginales.
Les technologies numériques offrent des outils puissants : un compositeur peut aujourd’hui diffuser directement son œuvre, dialoguer avec son public, mobiliser un soutien financier. Cette désintermédiation redonne au musicien un rôle d’acteur économique.
Mais l’indépendance a son revers : les plateformes numériques imposent de nouvelles dépendances algorithmiques, économiques ou esthétiques. Le mécène a changé de visage : il s’appelle désormais Spotify, YouTube ou TikTok, et ses critères sont invisibles. Le rapport de force subsiste, il s’est simplement déplacé.

Pouvoirs publics contemporains : entre soutien et normalisation

Dans de nombreux pays européens, l’État reste un acteur central du soutien à la musique. Les systèmes de subvention, les résidences, le statut des intermittents ou les commandes publiques permettent une relative stabilité. Ce modèle garantit la diversité et la continuité, mais il engendre aussi des tensions : standardisation administrative, hiérarchies implicites des genres, concurrence entre patrimoine et création contemporaine.
Ailleurs, le soutien public relève du soft power. Les monarchies du Golfe financent des orchestres et des festivals prestigieux pour affirmer leur modernité culturelle. En Asie de l’Est, la Chine et la Corée du Sud investissent massivement dans l’éducation musicale et les concours internationaux comme instruments de rayonnement. Dans les démocraties libérales, la question se pose désormais en termes de gouvernance culturelle : comment soutenir sans orienter ? Comment protéger la création tout en respectant sa liberté ?

Perspectives numériques et mondialisation

Le XXIᵉ siècle a ouvert un chapitre inédit : celui du mécénat numérique. Les plateformes de financement participatif (Patreon, Kickstarter, Ulule) permettent un lien direct entre artistes et publics. Le soutien devient plus horizontal, plus intime, mais aussi plus volatil.
La mondialisation crée une visibilité inédite, mais aussi une homogénéisation des formats. Pour exister sur la scène internationale, beaucoup d’artistes adaptent leur esthétique aux normes du marché global. La musique devient un produit transnational où l’identité locale est souvent réinterprétée pour séduire un public planétaire. De plus en plus on croise dans un concert plusieurs genres musicaux pour plaire à tous : des « tubes » du classique, des airs jazzy de comédies musicales, des airs de variétés connus, des musiques de films célèbres…
Certains musiciens contemporains naviguent entre utopie d’autonomie et réalisme économique : les anciens mécènes sont remplacés par des algorithmes, investisseurs et audiences globales. La liberté apparente se paie d’une exposition permanente à la concurrence mondiale.

Le mécène et le clarinettiste du futur

Le mécénat : contrainte ou moteur créatif ?

Faut-il voir dans cette dépendance historique une entrave ou une source d’inspiration ?
En réalité, le mécénat a souvent été un moteur créatif. Sans les commandes religieuses, pas de messes de Palestrina ; sans les commandes royales, pas d’opéras de Lully, ni de Haendel, sans les obligations de fournir des pièces d’orgue et des cantates tous les dimanches au temple pas de JS Bach, sans les subventions publiques, pas de créations de Boulez ou de Stockhausen. Le pouvoir impose un cadre, mais ce cadre stimule souvent l’invention.

Le musicien, loin d’être passif, a toujours su négocier : flatter et servir sans se compromettre. Mozart insère l’ironie dans ses opéras de cour, Chostakovitch glisse la satire dans la symphonie officielle, le jazz détourne les hymnes patriotiques. Le mécénat, qu’il soit princier ou numérique, devient un espace de jeu symbolique où s’exerce l’intelligence artistique : comment créer tout en restant libre ?

Face à la complexité actuelle, certains acteurs plaident pour une un mécénat plus équilibré.
Une telle approche suppose la diversification des sources de financement publiques, privées, communautaires afin d’éviter toute dépendance unique. Elle promeut des mécénats participatifs, renforçant le lien direct entre artistes et publics. Elle encourage les commandes publiques expérimentales et la coopération internationale pour mutualiser les ressources.
Enfin, elle valorise les initiatives indépendantes où se réinventent les rapports entre art et société. Dans ce modèle hybride, l’autonomie absolue demeure un idéal, mais non une illusion : il s’agit de construire des relations plus équitables, transparentes et conscientes entre créateurs et mécènes pendant que les éditeurs, organisateurs de tournées planifient et financent les concerts et structurent un marché international.

Conclusion — Une histoire de dépendance créatrice

À travers les civilisations et les siècles, la musique n’a jamais existé hors du pouvoir. Servante du sacré, instrument du prestige princier, outil diplomatique ou produit d’une industrie mondiale, elle révèle l’éternelle tension entre liberté créatrice et dépendance matérielle. De la cour du Pharaon aux plateformes du XXIᵉ siècle, le musicien a toujours vécu au croisement du pouvoir et de la création. Tantôt courtisan, tantôt fonctionnaire, tantôt rebelle, il incarne la dialectique fondamentale entre art et société.
Cette relation, loin d’être seulement économique, est symbolique : le mécène, qu’il soit prince, État, fondation ou communauté numérique, cherche dans l’art une légitimité, tandis que le musicien cherche dans le pouvoir un espace d’expression. Le musicien a toujours dû négocier avec ses mécènes religieux, politiques ou économiques pour faire entendre sa voix.
L’histoire de la musique est donc celle d’une dépendance créatrice, parfois servile, souvent féconde. Les révolutions esthétiques, du baroque à l’électro, sont nées au cœur de ces tensions.
Aujourd’hui encore, le défi demeure le même : inventer des formes de soutien qui nourrissent la liberté plutôt qu’elles ne la contraignent.
 « La musique a toujours été un art libre dans ses formes, mais rarement dans ses conditions de production. » C’est précisément cette tension, entre liberté et contrainte, qui a fait et qui fera encore la grandeur de la création musicale.