Interview
de José-Daniel TOUROUDE par René PIERRE.
R P : Cette clarinette des années 50,
est devenue une clarinette de légende et continue à jouer depuis 60 ans malgré
des clarinettes plus modernes.
Pourquoi ?
JDT : Revenons dans le contexte des années
50 : La musique de jazz, les variétés, la musique classique, le rock… la
musique était partout après la guerre. Après les années noires, il existait une
soif de rattrapage de fêtes et de gaité dans un monde en pleine croissance
économique et de consommation de masse. La demande explosait. Les musiciens
tournaient à fond dans les boites, les bals, les studios de disques, les films…
les orchestres de jeunes fleurissaient partout…. La fabrication d’instruments
suivait.
La clarinette finissait son apogée mais restait encore un
instrument incontournable dans toutes les musiques : classique, jazz, variétés, latino, klezmer, musique contemporaine… En France, Selmer était en compétition avec Buffet
Crampon et Leblanc notamment sur le marché américain en pleine expansion et qui
était solvable ! Buffet Crampon en 1950 sortait la R13 qui aura du succès
notamment aux USA.. (cf notre article « Buffet au cœur » sur ce blog)
Leblanc avait une clarinette très prisée également notamment
par les militaires et harmonies municipales à l’époque très nombreuses.
On compare souvent Selmer et Buffet Crampon
mais Selmer a bâti sa stratégie différemment de BC.
Oui d’abord Selmer est né 60 ans après Buffet Crampon et
je ne parle pas de la facture Noblet-Leblanc beaucoup plus ancienne. En 1844, la clarinette moderne système Boehm est inventée
par A.Buffet (l’oncle) et fabriquée par BC et emporte de nombreux prix, une
notoriété internationale et l’adoption par les plus grands solistes. En 1899, l’ exposition universelle, le grand
prix est accordé à BC et cette récompense prestigieuse lui ouvre tous les
conservatoires et écoles de musique et les fournitures officielles nationales
et étrangères… BC semble indétrônable. D'autre part le monde de la clarinette
était dominé par H. Klosé (le co-concepteur de la clarinette système Boehm),
l’essayeur (chez BC), le pédagogue au conservatoire (la fameuse méthode), le
virtuose.
En 1885 : 60 ans après les frères Selmer,
(élèves de Klosé à Paris) vont se lancer dans la facture d’instruments. Alexandre
fera carrière aux USA pendant que son frère Henri fera à Paris des clarinettes
13 clés, des clarinettes Albert, des anches, des cuivres, des guitares, tous
les instruments à vent ... puis rachèteront Sax et Millereau. 1904 A. Selmer l'exilé américain (au
Boston, puis NY Philharmonic…) va faire connaitre Selmer aux USA avec George
Bundy et après la 1ère guerre mondiale se lancer à la conquête du marché des clarinettes
haut de gamme. Selmer va cibler à la fois sur les saxophones (en 1922, il
créera le saxo 22) et d’autre part les USA (notamment clarinette métal) et sa
stratégie sera gagnante. Ils ne feront des cl modernes système Boehm pour les
professionnels concurrençant BC et Leblanc bien plus tard
Mais pourquoi Selmer a eu du succès
surtout aux USA qui à l’époque ne l’oublions pas était le modèle de toute la
jeunesse comme libérateur, par sa musique omniprésente, par son cinéma, par la
société de consommation moderne qu'elle imposait ?
Selmer était connu aux USA comme clarinettiste et la
firme était aussi bien implantée comme facteur d’instruments haut de gamme avec
des partenaires américains. Avec des instruments à forte notoriété, justes, solides et fiables, une implantation
aux USA, le label «made in France» à la mode synonyme de qualité dans le monde…
tous ces arguments vont créer pour Selmer des parts importantes du marché
mondial et cette marque va devenir la référence pour de nombreux musiciens.
Mais les clarinettes CT se sont vendues à cause du jazz
et des saxophones. Il faut faire ce détour pour comprendre.
Tarif Selmer de 1932. |
La notoriété de la CT de Selmer est donc lié
au saxophone et l’aura de Selmer est liée à Sax l’inventeur du saxophone ?
Il faut rappeler un peu l’historique : Sax qui était clarinettiste et facteur de
clarinette va inventer en 1846 un instrument le Saxo (bonjour l’égo!) qui
octavie à perce conique facile à jouer, au son chaud et puissant (pas comme la
clarinette qui quintoie, qui a une perce cylindrique et dont le son ne porte
pas beaucoup)
Mais son succès et son déclin sont liés à
Sax lui même: royaliste puis bonapartiste, celui ci a le monopole de la
fourniture d'instruments et réorganise la musique militaire en imposant ses
instruments dont les saxophones.
Le saxophone, nouveau venu curieux, aura
une image d’instrument de fanfares militaires et civiles, de brass band,
d’harmonies dans les kiosques, et sera plus ou moins acceptés par les autres musiciens.
Pourtant Sax directeur de musique à
l’Opéra de Paris, qui était décidemment partout, aura eu une influence
déterminante sur l’introduction du saxophone dans la musique classique : Berlioz
bien sûr mais aussi Bizet et le fameux solo de l’arlésienne, Delibes, D’indy,
Halevy, Massenet, Meyerbeer, Saint Saens, , … tous les grands compositeurs de
l’époque utilisèrent ponctuellement ce nouvel instrument. Ainsi de nombreux
clarinettistes jouèrent aussi du saxophone. Sax était un génie ambitieux mais aussi autocrate,
faisant des procès à de nombreux autres facteurs, jouissant d’amis puissants
mais aussi d’ennemis surtout à la chute de Napoléon III, son protecteur, quand
la IIIème république arriva. Alors le succès du saxophone déclina… mais rebondit avec une
conquête des USA.
Elise HALL jouant du saxophone. |
On voit bien que le succès de la clarinette CT aux USA est lié à la saga des saxophones Selmer dans ce pays ?
Clarinette et saxophones sont intimement liés pour cette
marque. D’abord Elise Hall, une femme d’exception, fit connaître
le saxophone classique aux USA et constitua le relais entre l’Europe et les USA. Puis la présence de Selmer aux USA et ses concurrents
américains (notamment Buescher, King, Conn…) et enfin et surtout par
l’appropriation du saxophone comme instrument incontournable du jazz grâce à
Coleman Hawkins qui en fit le premier un instrument soliste puis plus tard
Lester Young. (A l'exception du jazz New Orléans qui gardera la clarinette à part
Sidney Bechet !)
Le jazz, musique populaire de danse, puis
musique plus élaborée (Charlie Parker, John Coltrane…) sera mondialement connue
et le saxophone emblème de ce genre de musique bénéficiera de cet engouement.
Parallèlement la clarinette CT Selmer de l’époque swing bénéficiera
indéniablement du succès de son petit frère le saxophone Mark VI.
La liaison entre saxophone et clarinette est
donc étroite.
En 1936 le saxo Balanced Action sera le premier
saxophone moderne et vu son succès aux USA, Selmer appellera sa clarinette
Balanced Tone. En 1948 le saxo Super Action dominera le marché.
En 1954 création du saxo Mark VI et de la clarinette Centered
Tone et succès immédiat aux USA.
En 1974 le Mark VII et les clarinettes serie 9 puis 10.En
1984 : le Superaction 80 (cf. article G. Badini) et la clarinette Récital
de G. Dangain. Clarinettes et saxophones s’aidant mutuellement car
souvent les mêmes instrumentistes jouaient des deux instruments, avec un
transfert vers le saxophone pour les jazzmen et les variétés.
La Centered Tone est-elle alors une
clarinette uniquement pour le jazz comme on l’entend souvent ?
Absolument pas ! Au départ, elle a été prisée
autant par les jazzmen célèbres que par des musiciens classiques. La clarinette CT a un son boisé, rond, bien centré, à
perce large et va être adopté par les jazzmen (Albert Nicholas, Benny Goodman,
Artie Shaw, Hubert Rostaing …) mais aussi par les musiciens classiques surtout
américains et non des moindres.
D’ailleurs le grand ambassadeur de la Centered Tone et
qui l’a propulsé à travers le monde était Benny Goodman et ce n’est pas un
hasard ! car Benny jouait aussi bien la musique classique (Mozart, Weber,
Copland, Nielsen , Bartok…) que du jazz . Beaucoup de jazzmen américains qui jouaient avant avec
le système Albert ou Oehler allemand ont pris, après les deux guerres
mondiales, les clarinettes « made in France » des alliés ou
américaines (Conn…) en adoptant ainsi le système Boehm. La Centered Tone était prisée aux USA, Gérard Badini, qui était
l’essayeur de Selmer et qui a vécu à New York en tant que jazzman, nous l’a dit
(cf article Badini sur ce blog).
D'ailleurs lui même jouait sur Centered Tone
en accompagnant Marilyn ! le veinard !!! (pompompidou !)
Mais néanmoins on voit rarement des musiciens
classiques acheter des Centered Tone ?
Une distinction se fait depuis longtemps entre les
musiciens purement classiques qui jouent Buffet Crampon ou Leblanc et les
jazzmen qui jouent du jazz et de la variété avec Selmer.
C’est plus un mode de reconnaissance (en
caricaturant : Conservatoireà
musique classique à
Buffet ou bien variétés, boites de Jazz à
Selmer), qu’une caractéristique des qualités de leurs instruments .
(Pour le saxophone c’est pareil : les Mark VI et VII
de Selmer c’est pour le jazz, Buffet c’est le conservatoire et le saxo
classique.) Une sorte de partage du marché conscient ou
inconscient ? une stratégie marketing voulue sur des cibles
différentes ou simplement une évolution non maitrisée ? les avis divergent... certains rationalisant
l’histoire après ! Mais il faut bien distinguer dans les années 50 et 60,
que de grands clarinettistes classiques jouaient aussi sur Centered Tone car c’était
simplement une bonne clarinette, et qu'on commençait à vouloir jouer avec un
son plus rond. (bec plus ouvert, bec en cristal Pomarico…)
Lorsque Selmer a sorti sa clarinette Centered Tone, il venait
parallèlement de sortir le saxophone Mark VI (avec le concours de Marcel Mule
puis un peu plus tard le Mark VII avec Nouaux : 2 grands saxophonistes
classiques !)
L’engouement des jazzmen américains avec le Mark VI va
créer une demande et une légende. Qui n’a pas joué sur cet
instrument ? Les saxophones étaient
à la mode et présents dans tous les orchestres de danse du monde et vont
supplanter la clarinette. Sidney Bechet, star de l’époque, va abandonner la
clarinette pour le saxo soprano. Selmer ciblera ainsi la clientèle des jazzmen et des
musiques de danse (rock, R&B, pop, funk, soul etc …) c’est vrai qu’une
section de sax… ça pulse….
Mais la Récital a moins une connotation de jazz moins marquée que la CT. Pourquoi ? Pour moi l’image des musiciens sur tel ou tel modèle est
lié autant au marketing de la marque qu’à sa subjectivité (jouer sur le modèle
de son idole). En effet la Récital connaitra moins cette
idée préconçue de clarinette de jazz, le conseiller technique essayeur et
ambassadeur de la marque, Guy Dangain étant un grand clarinettiste classique mais
pas un jazzman. La Recital est une excellente clarinette, plus
polyvalente dans les esprits mais néanmoins utilisée aussi par les jazzmen sans
avoir les connotations de la CT. Mais déjà c’était une autre époque, les jazzmen
devenaient beaucoup plus techniciens et avaient souvent aussi une solide
culture classique, voire étaient eux mêmes polyvalents (l’exemple français fut
Michel Portal).
Marcel Mule. |
On sous - estime la part de certains
musiciens d’exception comme Marcel Mule car après tout il est un des
co-concepteur du Mark VI le saxo préféré des jazzmen et du retour du
saxophone classique en France ? En fait, il y a eu une interaction permanente entre la
France : le créateur Sax, le facteur Selmer, le concepteur et musicien Mule et
l’expansion faite par les USA. En France, La clarinette avait gardé son hégémonie dans
la musique classique, le saxophone ayant été relégué à un rôle secondaire. Le saxophoniste solo de la garde républicaine
Marcel Mule va relancer son instrument en ré-ouvrant une classe au
conservatoire et en faisant sortir son instrument de ses deux ghettos :
musique militaire et de fanfare et instrument vedette du jazz et des variétés
en faisant connaître le répertoire classique mais aussi plus moderne (Milhaud,
Tailleferre, Hindemith, Prokofiev, Honegger, Berg, Ibert, Britten, Villa Lobos,
Tcherepnine etc…). Marcel Mule fera un quatuor de saxophone qui aura
beaucoup de succès et fera de nombreux émules (Deffayet, Londeix, Rascher etc..)
et qui susciteront de nouvelles partitions d’auteurs contemporains (Xenakis,
Mefano, Berio, Stockhausen, Cage, Lemay…). Mule fut un virtuose mais a eu aussi une
importance décisive.
Quatuor Mule : Marcel Mule (Sax sop.), George Gourdet (Sas.alto), Guy Lacour (Sax. Ténor), Marcel Josse (Sax. Baryton) |
Tu es clarinettiste, je suis saxophoniste et
cela entraine une certaine oscillations dans nos discussions et dans l’orientation
dans la musique que nous aimons et que nous jouons. Qu’en penses-tu ?
Absolument, le clarinettiste même s’il joue différentes
musiques est obligé d'apprendre la technique classique et s’il aime son
instrument, il reste attiré par le répertoire de la musique classique tôt ou tard. Comment ne pas
aimer Mozart ! Le saxophoniste classique lui a contrario ne peut
méconnaitre voire être attiré par l’écoute des grands jazzmen…Mais l’idole de Charlie Parker était bien
Stravinsky !
Cette distinction est aussi présente dans les
orchestres : il y a très peu de saxophonistes dans les orchestres
classiques (heureusement il y a des
arrangements et des transcriptions). Mais vu le répertoire joué par les
orchestres classiques dont la dominante demeure les musiques baroque,
classique et romantique (donc avant la naissance du saxophone) ne permet pas la
généralisation de cet instrument malgré des instrumentistes dans les classes
des conservatoires régionaux et nationaux de très bon niveau. Par contre dans la musique de variétés et le jazz, c’est
le contraire : la clarinette a presque disparu des orchestres remplacée
par les saxophones. Certains saxophonistes de talent, souvent aussi
clarinettistes, ont repris cet instrument ponctuellement pour certaines
couleurs et atmosphère : des balades, bossa nova ( Lester Young, Art
Pepper, Phil Woods…)
Bien sûr il y a encore quelques inconditionnels qui
privilégieront toujours la clarinette au saxophone (tout en jouant fort bien de
cet instrument) comme Buddy de Franco, Tony Scott, Eddie Daniels, Ken
Peplowski, Hamilton, Jimmy Giuffre, Paquito de Rivera, et une jazzwoman de
talent Anat Cohen…
Anat Cohen avec José Daniel Touroude au Duc des Lombards (Novembre 2014) |
La CT est une clarinette qui ne se fabrique
plus mais qui est recherchée par des musiciens, comme le Mark VI en saxophone,
mais pourquoi ?
Le son diront tous les musiciens (alors qu’objectivement
le bec, l’anche, la cavité buccale de l’instrumentiste sont plus importants pour
le son que l’instrument). Je pense que c’est surtout le romantisme, la nostalgie de
la grande époque du jazz, la légende des plus grands qui ont joués sur ces
instruments...Mais au fur et à mesure des années, le mythe
s’accentue...
Publicité Selmer de l'époque CT. |
Certains admirateurs de Benny veulent jouer uniquement sur
CT, les admirateurs de Stan Getz sur Mark VII etc…
pour retrouver le son et se mettre dans les pas de leurs idoles. René, quand tu m’as donné ta Centered Tone, j’ai joué de
suite du Benny Goodman bien sûr, inconsciemment et pas du Brahms ! et
pourtant elle convient parfaitement pour
jouer Brahms… moi même j’étais conditionné !
En fait, c’était une excellente clarinette qui va avoir
ses partisans et une bonne longévité car de nombreux musiciens de jazz jouent encore
sur Centered Tone ou sur Mark VI car c’est le son d’une époque essentielle pour
le jazz : le swing, le bebop, la bossa nova…
Actuellement une Centered Tone en bon état, pas trop
usée (car une clarinette s’use avec le temps et devient mauvaise contrairement
aux cordes qui peuvent se bonifier avec le temps) vaut environ 1000€
entièrement révisée et c’est préférable à des clarinettes d’études dont je ne
citerai pas les noms !
Hommage à Buddy DeFRANCO qui vient de nous quitter ce 24 décembre 2014, à 91 ans.
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