Par José Daniel TOUROUDE;
En revenant d’une master class à Salzbourg et étant à Vienne, j’ai eu le coup de foudre pour une clarinette en buis à 12 clés en laiton chez un antiquaire. Je ne m’étais guère intéressé aux clarinettes anciennes mais celle ci a été le déclencheur d’une collection de clarinettes anciennes (avant le système Boehm). Dépassant la centaine de clarinettes anciennes actuellement, je me dois de faire un article sur la première qui a pour tout collectionneur une importance décisive (cf articles sur psychologie du collectionneur : Cliquez sur ce lien pour voir l'article.) et qui trône toujours dans ma chambre depuis près de 30 ans… Replongeons dans le passé à Vienne.
Vienne en 1609. |
Rappel du contexte historique :
Après les guerres et l’occupation napoléonienne,
après le congrès de Vienne réformant l’Europe, après la restauration de la
monarchie absolue et policière de Metternich, Vienne va connaître un boom
démographique (1 million d’habitant en 1890), industriel et culturel.
Vienne une des trois capitales de l’empire autrichien
(avec Prague et Budapest) va être remodelé (modification de l’architecture
et de modernisation de la ville en profondeur (gaz, électricité, canalisation
du Danube, chemin de fer…) (Paris fera de même avec Haussmann)
Vienne comme d’autres capitales européennes
(notamment Londres et Paris) connaîtra à la fois un exode rural et une
exploitation des classes laborieuses venant de l’empire (misère et insalubrité,
épidémie de choléra, révolution ouvrière réprimée de 1848…) mais aussi l’époque
de la bourgeoisie montante dite « Biedermeier » qui donnera une aura
particulière à Vienne, devenue une des grandes capitales du monde avec
l'exposition universelle de 1873.
La sérénité d'une grande famille à l'époque Biedermeir. |
L’époque du Biedermeier :
Biedermeier (de Bieder : gentil, inoffensif et
Meier patronyme très répandu) est un personnage imaginaire qui est un
archétype, un exemple à suivre pour les classes moyennes : un bourgeois, aisé,
ou aspirant à l’être, privilégiant les valeurs de famille, à la maison
douillette aux papiers peints de fleurs, avec des meubles clairs, proche de la
nature avec des aquariums et cages à oiseaux, des vases de fleurs, voire un
jardin d’hiver, des tableaux sereins de Waldmüller aux murs, des couleurs
pastel, où dans le salon voire une salle de musique on joue entre soi Mozart, Schubert
… Puis il y a les sorties à l’église ou à la synagogue (forte communauté
juive), au théâtre, à l’opéra et surtout les salles de danses avec les polkas
et les valses viennoises… avant de déguster des viennoiseries et pâtisseries
raffinées où on fait des promenades dans les parcs habillés selon la dernière
mode …
Cet idéal conservateur, d’une vie aux bonheurs
simples et raffinés, d’une courtoisie et gentillesse avec les autres (de la
bourgeoisie), doit goûter aux plaisirs de la vie à condition que cela soit surtout
sans excès. Cette petite et moyenne bourgeoisie d’affaires lié au boom
industriel et financier se démarque de l’aristocratie arrogante et du peuple
miséreux mais s’enrichit aussi en spéculant jusqu’au krach de 1873. Biedermeier
est un art de vivre à la viennoise et cette image demeure actuellement
dans l’inconscient collectif mondial et donc comme produit touristique
nostalgique toujours abondamment vendu.
Wer nicht liebt Wein, Weib u. Gesang / Bleibt ein Narr sein Leben lang.“ |
Cette idéologie lénifiante, apolitique et
conservatrice du bien vivre sans excès doit faire face aux luttes sociales
révolutionnaires du voisin français (1830, 1848, la commune), aux peuples de
l’empire austro-hongrois qui cherchent à s’émanciper, aux luttes sociales
internes à l’empire, aux appétits expansionnistes du voisin prussien, à l’empire
ottoman décadent mais toujours aux portes… mais aussi une nouvelle
idéologie culturelle qui déferle en Europe : le romantisme. Celui ci veut
exacerber les passions et l’individualité et révolutionner les conventions, les
traditions, le politiquement correct du Biedermeier, (un dicton populaire
n'est-il pas : Wien, Weib, Wein und Gesang, "Vienne, des femmes, du vin
(ou de la bière), des chansons !"), mais Vienne, malgré ces romantiques turbulents, privilégiera la
valse et son art de vivre Biedermeier.
Vienne une des capitales mondiales de la
musique :
La musique à Vienne est omniprésente car
l’empereur Joseph II en 1782 fonde une excellente harmonie d’instruments à vent
(déjà existante à Mannheim, ce qui avait subjugué Mozart et le rendit amoureux
de la clarinette : cf lettre à son père).
Tous les courtisans vont imiter l’empereur et se
doter d’un orchestre à vent de qualité pour redorer leurs images en multipliant
les concerts en plein air, des divertissements mais aussi en fond musical
pendant les repas… la musique est donc incontournable et devient un message
soit pour une personne (sérénade) soit pour des invités que l’on veut distraire
(Don Juan dans l’opéra de Mozart divertit ses invités par une harmonie
d’instruments à vent), soit plaire au public en le régalant des airs à la mode,
des arrangements d’extraits d’opéras, des transcription de chansons (kiosques),
soit montrer la qualité de son régiment par la musique militaire et les uniformes
chatoyants (défilés), soit danser pour séduire …
Souvent l’orchestre est un quatuor
(hautbois, clarinette, basson, cor) ou un octuor en doublant chaque instrument.
Les plus grands musiciens (Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, Krommer, Rosetti…)
ont composé ces musiques divertissantes à la mode élargissant ainsi leur
public.
Statut de Johann Strauss à Vienne. |
La vie de musicien évolue:
Avant Mozart, le musicien était un domestique, un
employé servile au service d’un aristocrate puissant (parfois bienveillant
comme pour Haydn, parfois humiliant comme pour Mozart, parfois bizarre comme pour
Farinelli qui devait chanter la nuit pour calmer les insomnies du roi d’Espagne ! Avec Mozart puis Beethoven le musicien se libère et change de statut. Mais la
liberté se paie cher car il doit gagner sa vie grâce à son talent, séduire une
salle et non un puissant. Ainsi le musicien n’est plus pensionné et assisté
mais doit remplir les salles avec des auditeurs payants. Il doit donc faire des
compromis avec les organisateurs de spectacles, avec les publics, il doit se
vendre et se faire connaître d’où avoir recours à la virtuosité pour éblouir,
(Paganini, Beethoven, Liszt, Crusell à la clarinette…), courir les contrats,
trouver des mécènes admiratifs de leurs talents (Wagner avec le roi Louis II de
Bavière), des entrepreneurs qui risquent et parient sur une musique ou un
musicien… Liszt écrivait «les artistes dans leur existence matérielle sont
à la merci du premier venu» c’est à dire d’un public peu formé mais aussi
d’organisateurs qui cherchent à faire un profit avec du spectacle. Certains changent de maîtres en quittant les
châteaux, les lubies et le bon plaisir du prince pour se lier parfois à vie
avec des institutions comme musiciens permanents (opéras, orchestres
symphoniques, théâtres, harmonies militaires …). Tous ne peuvent convaincre et se faire reconnaître
voire se faire aduler par un public important et l’image du musicien artiste
bohème (région d’Autriche !) devient vite connoté péjorativement, n’ayant
pas de revenus réguliers et suffisants (déjà intermittents) voire même de
saltimbanque ! De plus beaucoup de classes aisées «biedermeier» font de la
musique pour leur plaisir (musique de chambre élitiste à la Schubert) et
deviennent exigeants poussant le musicien professionnel à progresser.
Vienne est une ville artistique et cosmopolite
notamment par la musique qui va rayonner à travers le monde : Mahler
dirige l’opéra, Bruckner compose, Brahms dirige le Wiener Singverein… Les
compositeurs doivent faire évoluer leur art (Wagner), soit créer de la musique
légère accessible (faire des tubes rentables mais de qualité) comme les Strauss,
Offenbach, Von Suppé… en mettant leur talent dans la mode des opérettes (comme
la chauve souris de Strauss fils) mais surtout de la valse ! Lehar,
Lanner, Strauss père et fils en rivalité…
La consécration de J. Strauss fils, riche et adulé,
composant et jouant sans cesse jusqu’à mourir d’épuisement en 1899 et
mobilisant ses frères (Edouard exploité et jaloux brûlera tous les manuscrits
des Strauss à la mort de son frère honni). Cependant certaines mélodies
répandues demeurent néanmoins 150 ans après au répertoire, réactivées en
permanence à Vienne, qui en fait son fonds de commerce pour le concert du
nouvel an et dans les bals guindés à la Sissi pour les nostalgiques de l’époque
biedermeier organisés pour les touristes…Et pourtant Vienne, malgré son conservatisme, restera
ensuite un pole d’attraction mondial pour les meilleurs dans les arts (Klimt en
peinture, école dodécaphonique avec Schönberg, Berg, Webern dite école de
Vienne) mais aussi pour d’autres disciplines (Freud et la psychanalyse etc...)
Schemmel et la facture viennoise :
La musique est donc omniprésente dans les
orchestres de musique classique, la
musique militaire, les concerts dans les kiosques, les bals, les orchestres de
rue hongrois, la musique juive, la musique de chambre et tout cela entraîne un
nombre élevé de musiciens et donc de réparateurs et de facteurs d’instruments notamment
à vent à Vienne mais aussi à Graslitz, à Prague…
Marque Schemel.
Parmi les grands facteurs de Vienne, il y a Martin
Schemmel (le père) et Edouard (le fils).
Les
Schemmel furent parmi les plus appréciés de la facture autrichienne. Martin
s’installe à Vienne et produit de 1831 à 1866 des clarinettes de 5 à 13 clés. Martin Schemmel est consacré à l’exposition
de Vienne en 1845. Puis il forme et travaille avec son fils Edouard à
partir de 1853 qui prendra la relève jusqu'en 1890. Ils garderont la même
estampille. (Il faut noter que le nom indiqué
Schemel avec un trait horizontal sur le m est une astuce pour doubler le m en
Schemmel.)
Clarinette 12 clés de Schemmel ayant appartenu à Georg Dänzer.
(Collection José Daniel Touroude)
J’ai dans ma collection trois clarinettes Schemmel (deux
de Martin à 5 clés) plus celle qui a motivé cet article qui est une magnifique 12
clés qui est particulière. En effet, elle a appartenu à un
clarinettiste réputé nommé Georg Dänzer, musicien ponctuel de l'orchestre de
Johann Strauss fils et clarinettiste du Schrammeln quartet (avec les fameux
Joseph et Johann Schrammel et Anton Strohmayer à la basse).
Schrammel Quartett avec Georg Dänzer à la petite clarinette. |
Dänzer a eu son moment de célébrité en jouant dans l'aigu avec une petite clarinette en La b « Picksia Bes hölzl» (cf article de Peter Havlicek du Wiener extrablatt du 7 octobre 1883). Cette clarinette en Ut est restée près d'un siècle dans une malle bien enveloppée et conservée. Cette clarinette a été achetée en 1988 à Vienne chez un antiquaire M. Birchsbaum qui vendait la succession et les souvenirs de la famille Dänzer.
Clarinettes Schemmel, à gauche La b (Vichy 2010) et à droire Sol aigu
(Collection Shackleton)
Les Schemmel sont très recherchées : quelques clarinettes de Schemmel célèbres :
La b (vendue à vichy), les Schemmel de Shackleton au musée d’Edimbourg, la curieuse Schemmel métal de Leipzig.
Musique traditionnelle viennoise.
Philharmonia Schrammeln.
Clarinette à 10 clés en métal de Schemmel. (Musée de Leipzig) |
Clarinette 5 clès de Schemmel. (Collection Shakleton) |
Schemmel en Si b et son corps de rechange en La. (Collection Shackleton) |
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