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dimanche 1 mars 2020

Regards croisés de Marie-Pierre Bovy et de José-Daniel Touroude sur les relations entre la pratique d’Instrument à vent ou de chant et la méditation.


JDT : «Jouer d’un instrument à vent ou chanter quotidiennement équivaut à méditer tous les jours», j’ai fait mien cet adage, car pour moi il y a une proximité évidente pour ceux qui pratiquent régulièrement.

MPB : Absolument mais arrêtons-nous un peu sur cet aphorisme d’abord : qu’est-ce que méditer tous les jours, jour après jour...? Selon Christophe André «Méditer, c’est s’arrêter de faire, de remuer, de s’agiter, se mettre un peu en retrait, se tenir à l’écart du monde, c’est calmer l’agitation, rester immobile et silencieux assez longtemps pour qu’une sorte de calme vienne envelopper le bavardage de notre esprit, suffisamment pour commencer à y voir plus clair…»

Dans notre monde agité de zapping permanent, il devient de plus en plus impérieux d’avoir des instants pour décompresser, de se calmer pour mieux vivre. D’ailleurs cela fait des années que certains utilisent la musicothérapie pour améliorer l’état des malades psychiques et nerveux voire même réduire le stress des animaux. 
















JDT : Oui mon chat adore Mozart dans le grave et pianissimo quand je joue de la clarinette. Il ronronne à 40 Hz !  Mais en effet pour jouer certaines musiques, avoir cet état est fondamental (par exemple le 2ème mouvement du concerto pour piano n°21 de Mozart), mais pour moi il faut aussi débuter par un préalable. Pour bien jouer d’un instrument à vent ou pour chanter et en particulier pour pouvoir se produire en public, il faut d’abord relaxer son corps et acquérir de la souplesse. On ne peut pas méditer, jouer ou chanter correctement si on est tendu. Il faut savoir se relaxer et détendre toutes les parties de son corps. Plusieurs master Class de haut niveau pour les chanteurs et instrumentistes à vent commencent par une séance de gymnastique ou de relaxation pour détendre toutes les parties du corps notamment celles qui sont fortement sollicitées : cavité buccale, mâchoires, mains et doigts, bassin et jambes pour ne pas être statique sur scène (mais attention à ne pas trop bouger et disperser le son) ou a contrario pour se préparer souplement à être statique pendant longtemps (méditation, position assise pour la musique de chambre ou orchestre symphonique).  Les techniques abondent pour contrer la nervosité, voire le stress (yoga, chi gong, tai chi, do in ou encore gym douce…) et c’est un préalable à tous ceux qui vont se préparer à la méditation ou à une séance de travail de son instrument ou de sa voix en vue d’une entrée sur scène.

MPB : Absolument, chaque matin dans mes stages je propose d’ouvrir les «portes de la voix» avec le Qi Qong et le Do In qui sont des mouvements doux, énergétiques qui assouplissent le corps et la voix sans forcer. Pour déployer sa voix, il faut se mettre dans un état de laisser faire, de lâcher prise, de laisser venir de l’intérieur... et comme pour la méditation, cela prend du temps de savoir être là présent (e) au présent sans forcer, sans vouloir… sinon cela rajoute des tensions parasites. Méditer c’est exister en pleine conscience ; ce n’est donc pas faire le vide, ni produire de la pensée. C’est s’arrêter pour prendre contact avec l’expérience, toujours en mouvement, que nous sommes en train de vivre et pour observer alors la nature de notre rapport à cette expérience, la nature de notre présence à cet instant. C’est la même chose dans le chant, comme pour toute autre pratique liée à l’intériorité. Et la pleine conscience c’est créer par moments, un tout petit espace pour «se voir faire» et cela va s’avérer très utile pour affiner son art, comme pour bien des moments de la vie.



 
 " Nous faisons la chorégraphie, en mesure, automatiquement en nous détendant".
JDT : Une fois cette première étape de réveil et de relaxation du corps franchie, ce qui importe c’est de réussir la concentration. Il faut se dégager des pensées parasites qui encombrent l’esprit pour être attentif, selon-moi  d'abord à la sonorité, puis à une idée, à sa partition, à la musique, à la beauté du chant, à l’histoire que l’on va exprimer ou interpréter.
Au départ le musicien a  travaillé avec volonté et exigence, mais jouer est un autre challenge, c'est une récompense du travail fourni ; car si même le morceau  est difficile techniquement, il doit paraître facile, souple, fluide. Pour moi le meilleur compliment qu'un musicien puisse entendre, est : «cela paraît tellement facile quand vous jouez ! »
Un chant religieux, une méditation, une musique ou même une prière requièrent pour certains la même expérience d’exister en pleine conscience par la concentration. Pour d’autres, rentrer dans l’esprit de Debussy ou dans le monde de Coltrane, permet de se concentrer sur le sujet de ce que nous allons jouer ou réfléchir. La concentration est essentielle sur des notes, une grille harmonique, une mélodie, une sonorité, une émotion à faire passer et rien ne doit perturber cette focalisation. «C’est décider d’habiter l’instant présent» (Christophe André).
Si on pense à d’autres choses, on ne médite plus vraiment, on joue les notes mais on ne vit plus la musique et donc on peut difficilement la transmettre à d’autres.
Mais la concentration sur soi, en pleine conscience dans la méditation et la concentration sur la musique, la partition, ou sur une grille d’accords doivent aussi s’effectuer en fonction de la réaction de son instrument par rapport à plusieurs variables environnementales (éclairage, chaleur etc..). Certains ferment les yeux pour s’isoler mais dans le même temps, et c’est ce qui est difficile, il faut rester concentré  avec l’environnement, les autres musiciens, la scène, le public…

MPB  Oui «c’est l’exercice de la double attention» que m’a enseigné Lanza del Vasto (in Approches de la vie intérieure). On ne peut pas se laisser distraire par l’environnement, et ceci est valable tant pour les musiciens ou chanteurs que pour les spectateurs. «Alors l’esprit ne regarde ni en avant, ni en arrière. Le présent seul est notre bonheur» (Goethe, Faust, Acte II).  
Un exemple de concentration du nouveau jeune virtuose français de la clarinette qui collectionne les récompenses internationales. Cette pièce est vraiment difficile à cette vitesse et les modulations permanentes demandent une concentration maximale surtout par cœur !   
JDT : Abordons maintenant un nouveau point essentiel. Pour obtenir la précision,  la justesse d’émission et la distance avec l’environnement, tout en restant détendu et concentré, il faut savoir maîtriser sa respiration. Tous les musiciens et surtout les chanteurs et instrumentistes à vent, mais aussi les sportifs ou les acteurs comme tous ceux qui méditent le savent : il faut savoir respirer non seulement pour s’oxygéner mais aussi pour maîtriser son souffle, sa colonne d’air en vue d’émettre avec son instrument ou par sa voix  les plus beaux sons, afin d'entrer dans le calme, le bonheur d’être présent au présent. Mais Marie Pierre, c’est ce que tu enseignes : la maîtrise du souffle.

MPB : Oui, jour après jour, apprendre à maîtriser différents types de respiration dont la respiration abdominale : debout ou assis, les pieds bien campés sur le sol, aspirer l’air par les narines dilatées, la langue relâchée dans une mâchoire bien détendue, les pommettes relevées, laisser monter le souffle comme venant du sol en le conduisant dans l’abdomen vers le centre Hara : le ventre par la pression du diaphragme qui descend repoussé par les poumons, se gonfle, puis l’air par la dilatation des poumons ouvre toute la cage thoracique comme un parapluie jusqu’au haut de la poitrine, et vient emplir la gorge et le palais qui lui-même se lève en voûte jusqu’à la sensation d’emplir la tête et au-delà dans ce qu’on appelle la Couronne ... Mais pour ce faire, il faut avoir le dos et la nuque bien redressés et si on est assis, le bassin en appui sur les ischions et puis seulement alors, tout doucement conduire consciemment par la pression des pieds sur le sol, le souffle comme descendant du haut de la tête le long de la colonne vertébrale à l’arrière, soit vers l’embouche de l’instrument, soit vers l’émission de sons les plus harmonieux possible mais sortant d’une bouche très ouverte et détendue et tout en gardant la pression dans la cage thoracique sur les basses côtes et le carré des lombes, et en laissant s’allonger la colonne lombaire par une légère bascule du bassin sans serrer le périnée...
Alors seulement à la fin de l’émission de l’air, le ventre rentre dans sa cavité avant d’accueillir une nouvelle inspiration…C’est ainsi que s’accomplit la respiration. A l’inspiration on accueille le souffle comme montant de la terre vers le ciel en partant des pieds et passant par tout l’abdomen à l’avant jusqu’au haut de la tête par ce qu’on appelle un respire cérébral….puis à l’expire, le laisser repartir doucement comme descendant du ciel vers la terre le long de la colonne vertébrale du haut de la tête jusqu’aux pieds.



















JDT : Ouah ! Je n’avais pas pensé à tout cela, mon professeur de musique de chambre arrêtait le morceau si un de nous relevait les pieds ! L’appui ferme des pieds au sol qu’on appelle l’ancrage et la présence à soi-même en inspirant et expirant sont le plus sûr moyen d’émettre par son instrument ou sa voix les plus beaux sons, indiquait-il, et pour l’auditoire de recevoir l’essence de la musique pour qu’il n’y ait plus d’interférence entre soi et la musique. Et mon professeur de clarinette lui commençait toujours pas une séance de sons filés du plus grave au suraigu … ce qui nous « gonflait !», impétueux que nous étions ! à vouloir faire bouger nos doigts à toute vitesse …  (mais il avait raison)
En fait méditer tous les jours ou jouer de son instrument demeure un travail sur soi, une hygiène de vie pour aller vers une progression de sa vie par le moyen d’une réflexion ou par la pratique d’une musique ou par le dépassement de soi par l’effort sportif…. (un ami marathonien médite en courant me dit-il et il est « ailleurs », un autre musicien sportif court avec une foulée régulière servant de métronome et prépare son concert dans sa tête avec concentration et respiration (Glen Gould travaillait bien son interprétation de Bach en promenant son chien !)

Les neurosciences démontrent (cf Lemarquis sur le cerveau du musicien ou le moine bouddhiste Matthieu Ricard sur la méditation) l’impact de ces techniques sur la plasticité du cerveau et sur la diffusion des neurotransmetteurs qui permettent l’orientation de la méditation et de la musique vers des régions spécifiques du circuit de la récompense pour atteindre la plénitude, la sérénité, la paix de l’esprit.

JDT : Enfin il faut savoir maîtriser son énergie et ses émotions pour tenir la distance entre soi et l’environnement. En effet cette présence à soi-même, à sa respiration est une présence à son corps, une manière de canaliser son énergie vers le corps car on risque de s’essouffler rapidement : La Callas par exemple, hyper-concentrée sur sa voix et son implication dans ses rôles, brûlait son énergie vitale et s’épuisait dans l’expression de toute une palette d’émotions, ce qui n’empêchait pas son immense talent, au contraire, mais cela la mettait dans le « rouge» en permanence ! (contrairement à sa rivale Rénata Tébaldi !)  Certains artistes qui en font trop, régulent mal leur énergie et pourtant, paradoxalement, c’est aussi ce qui crée souvent leur talent ! Chacun doit bien se connaître et savoir jusqu’où il/elle peut aller sans s’épuiser au risque de tout perdre. Certains textes et musiques sont exténuantes à jouer et pas seulement pour les jazzmen ou les rockers ! Il faut alors savoir vite revenir au calme méditatif (rôle des mouvements lents) pour contraster avec l’explosion d’énergie. Et certains pour être en forme en permanence utilisent des substances plus ou moins licites nous l’avons vu. Là aussi ce n’est pas sans risques.

MPB : En conséquence, il faut apprendre à «vivre l’instant présent, respirer, habiter son corps, fermer les yeux et écouter, observer ses pensées, donner un espace à ses émotions, déployer son attention pour accroître sa conscience, pour enfin n’être qu’une présence» (Ch. André)
Cela demande beaucoup de discipline, de répétition, d’entraînement quotidien,  toutes choses qui sont à la base de la progression de toute activité mentale, artistique ou simplement humaine. Prendre conscience de tout cela est une attitude mentale. Un choix de vie aussi. Il y faut aussi beaucoup d’humilité, de patience et le choix de positiver sans cesse car on ne monte pas sur scène pour une prestation avec un mental négatif ou une fatigue nerveuse !
JDT : J’ai fait mienne cette idée de nombreux musiciens : Tous les matins je joue. C’est ma prière, ma méditation, l’expression de ma salutation au soleil à ce jour nouveau qui s’annonce et cela me donne la force de continuer à vivre malgré les problèmes à gérer

MPB : Et pour ma part pour conclure je citerai volontiers cette phrase, fruit d’une longue expérience de Christophe André : «On peut se pacifier par le souffle, pas en le contrôlant, mais en se connectant humblement à lui et en l’accompagnant doucement »   
Une illustration musicale qui pour moi a du sens par rapport à notre discussion est ce morceau de chant grégorien « Alléluia de St Joseph »  

Alléluia du 19 mars dit de St Joseph, chanté par Chanterelle Lanza del Vasto

JDT : Pour moi, tu t’en rappelles puisque nous avons commencé la musique ensemble il y a plus de 60 ans, le morceau qui m’a fait découvrir enfant la clarinette est Mozart et depuis mon amie la clarinette est devenue incontournable dans ma vie.

Sérénade pour  instruments à vent n°10 « gran partita » K 361 3ème mouvement de W.A. Mozart







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