Souvenirs
d’un étudiant ayant suivi une grande partie du festival de Royan, qui fut une
expérience de musique contemporaine entre 1964 et 1977
(Touroude José-Daniel, interviewé par René
Pierre)
En 2014, pour les 50 ans du festival, j’avais
retranscrit mes notes sur ce festival très particulier pour en faire un article
sur notre blog http://rp-archivesmusiquefacteurs.blogspot.fr/ mais j’ai abandonné ce projet car d’une part mes
souvenirs me paraissaient trop personnels et d’autre part, ce sujet ne paraissait
plus d’actualité. Puis tout à coup, ce festival oublié, rebondit. Les archives
et les souvenirs ressortent. Par devoir de mémoire, j’ai repris mes notes, sans
modifier mon ressenti de l’époque, car elles peuvent servir pour cerner
l’atmosphère spécifique de cette aventure.
Tu as été un témoin privilégié, étant
originaire de Royan, faisant des études musicales à Paris et d’avoir eu 20 ans
en 68 ! Peux tu nous indiquer ton ressenti sur ce festival ?
En effet, à l’occasion des journées du patrimoine en Septembre 2021, Royan, ville balnéaire de l’Atlantique, a rappelé un des moments forts de son histoire, à savoir d’avoir élaboré pendant 14 ans, un festival de musique contemporaine qui a eu un impact certain dans l’histoire de l’art. Ceci est important pour moi car j’ai suivi pendant une dizaine d’années, ce festival à Pâques, où j’ai vécu des émois très différents, d’abord de surprise puis d’enthousiasme pour des sons nouveaux. Mais j’ai été aussi choqué par des expériences parfois inaudibles, qui ne peuvent s’expliquer que dans le contexte bouillonnant si particulier de cette époque.
Toi, qui es revenu vivre à Royan, que reste
t-il de ce festival ?
Il ne reste plus grand chose de cette époque qui, comme un château de sable, a été laminé par le temps… quelques archives que l’universitaire JS Noël analyse, quelques souvenirs de musiciens et d’auditeurs de cette aventure, quelques créations mondiales d’ex-jeunes avant-gardistes désormais intégrés dans l’histoire de la musique. Vu l’indigence des archives sonores, car nous ne sommes plus nombreux vivants à avoir vraiment vécu et analysé cette période (Bussotti et De Pablo viennent de mourir), mes souvenirs sont parcellaires car je n’ai pas assisté à tout. En effet j’étais impliqué comme auditeur, et j’ai oublié beaucoup d’oeuvres et de musiciens présents à l’époque. D’autre part, en tant qu’étudiant musicien, j’ai été intéressé quasi exclusivement par la musique et je n’ai suivi que ponctuellement les autres arts présentés (théâtre, cinéma, peinture, photographies etc ...). Alors que tout est filmé, enregistré et diffusé actuellement dans tous les médias, à l’époque, il se passait beaucoup de choses, le meilleur comme le pire, mais peu était enregistré ! nombre de concerts, d’happening, de colloques passionnants, d’analyse (je pense à l’oiseau de feu de Stravinsky décortiqué par Maurice le Roux ou Xenakis et Stockhausen expliquant les codes de leurs musiques avec une volonté pédagogique qui a permis d’intéresser un public plus élargi en donnant des éléments de compréhension de la musique moderne voire d’avant-garde…)
Ce fut un évènement culturel majeur qui fit l’objet de controverses et d’avancées sonores (les ingénieurs du son de films actuels se sont beaucoup inspirés de ces années) car cette époque était riche d’inventions et de réflexions, peut-être trop, mais l’outrance était à l’ordre du jour, chacun allant plus loin dans la radicalité que le voisin sur tous les sujets y compris la musique. Mais revenons à ces journées du patrimoine : Ce qui m’a frappé le plus dans ces deux conférences et le seul film partiel de TF1 de Le Roux retraçant ce festival, c’est la pauvreté des archives sonores. Des bribes de concerts fragmentés, nombre de créateurs oubliés, des interviews justificatifs des organisateurs, certains réinterprétant l’histoire (mais selon notre positionnement, nous n’avons pas vu les mêmes choses mais cela c’est classique !), des micros-trottoirs hostiles et goguenards qui constituaient en fait la majorité des réactions royannaises montrant la difficile greffe d’une recherche avant-gardiste dans une région culturelle provinciale traditionnelle. (cf les articles dans le journal Sud-Ouest).
Et puis le temps passa … Royan a intégré cette époque, faisant le tri entre les slogans de 68, les avancées et les impasses de cette musique et de ce festival. H. Besançon, (une des chevilles ouvrières et un des rares musiciens de l’organisation à Royan), a écrit en 2007 un beau livre anniversaire assez confidentiel toutefois, qui va retracer l’aventure exceptionnelle de ce festival. On assistait en fait à un oubli progressif de cette expérience–laboratoire. Encore l’image de la sculpture éphémère sur le sable réduite à peu de chose une fois les marées passées…
Bien sûr, la Mairie a voulu figer ce souvenir dans la ville par la création d’un conservatoire de musique municipal qui a pour nom Gachet-Besançon (les noms des deux organisateurs royannais qui n’ont pas ménagé leurs efforts pour faire vivre ce festival) et où chaque salle de classe a pour nom un des grands compositeurs d’avant-garde venus à Royan. (Salles Stockhausen, Takemitsu, Xenakis, Ligeti, Boucourechliev etc…). Il y avait donc urgence et nécessité à réaliser une réactivation du patrimoine culturel et d’ailleurs ce n’est pas par hasard que ceci soit fait par un historien et non par des musiciens. C’est pourquoi la recherche historique de JS Noël est essentielle afin de raconter ce festival qui a eu son importance dans l’histoire de l’art contemporain.
Alors reprenons le fil historique :
Pourquoi Royan a crée un festival original d’art contemporain, ce n’était
pas évident ?
C’est la rencontre, en fait, de deux demandes au début des années 60. Une impulsion forte étatique avec le Ministre Malraux, l’Orchestre de l’ORTF dirigé par M. Le Roux et le constat faible de la musique d’avant-garde (à part l’existence du GRM au sein du Service de recherche de la Radiotélévision française et du Domaine Musical, autre laboratoire d’expériences sonores). Alors que d’autres pays comme Venise en Italie, Donaueschingen en Allemagne, Varsovie en Pologne créaient la musique vivante (et continuent actuellement). La décision politique était claire : Il fallait trouver un lieu en France et dans un cadre moderne approprié. Une autre demande aussi forte venait de la municipalité de Royan, ville balnéaire décentrée, détruite pendant la guerre et reconstruite avec une architecture novatrice des années 50.Ayant perdue sa vie culturelle et voulant compléter la carte moderniste qu’offrait son architecture originale, la ville de Royan voulait se démarquer, afin de retrouver des retombées touristiques puisqu’elle a toujours vécu pratiquement que de cela…
L’idée de la Mairie était de faire un festival dans des endroits modernes de la ville notamment la nouvelle église de Royan, vaisseau en béton, mais surtout le Casino, merveille architecturale moderniste (mais pitoyable acoustique !). Ce Casino disparaitra après une vingtaine d’années d’existence, ce qui fut un scandale, la sauvegarde du patrimoine n’étant pas à la mode à l’époque ! Mais que faire pour faire parler de soi ?
Une première tentative d’un
festival de musique moderne permit d’écouter en 1964 quelques compositeurs français
consacrés : Messiaen, Barraqué, Jolivet…
Leurs musiques étaient modernes et de qualité, mais d’une génération
antérieure (comme Auric souvent présent à Royan), et étaient jouées aussi
ailleurs. Rien d’original ! D’ailleurs le public charentais a été peu
réceptif ! (Ma mère professeur de musique à Royan nous avait encouragé, avec
quelques grands élèves, à écouter ces concerts mais il y avait plus de
musiciens sur scène que d’auditeurs ! mais pour nous, c’était le comble du
modernisme.)
Olivier Messian (1908-1992) |
Au début, Royan a eu la chance d’avoir
accueilli de grands compositeurs, n’est-ce pas ? notamment Messiaen.
En effet, le centre de gravité du festival tournait autour de Messiaen : « Le mandarin merveilleux du Conservatoire de Paris » (référence à Bartok !), « un des gourous de la musique moderne » (c’était l’époque des gourous de tout poil, y compris des plus sulfureux comme Tabachnik, chef d’orchestre souvent invité à Royan )… «Le Maitre» était entouré de ses amis (G. Auric, Barraqué, Le Roux, Berio, Schaeffer, Kagel, Boucourechliev, Ligeti, Maderna… et bien sûr Loriot sa femme) et de ses anciens élèves (JE Marie, JP Guezec, G Amy, M Decoust…) Cela ressemblait à « Messiaen & friends » indiquaient certains ! (Seul Boulez boudera Royan). Mais pour nous, un premier intérêt était de pouvoir écouter une autre musique nommée « savante, actuelle, d’avenir… » Un deuxième intérêt était de pouvoir aussi approcher de façon accessible et voir en vrai, nombre de musiciens, car nous étions ambivalents, insolents mais admiratifs et fiers de les voir dans notre petite ville décentrée. Nous pouvions même leur parler de façon informelle et détendue, mais c’était vraiment pour beaucoup d’entre nous, la limite de la musique acceptée.
Ainsi, je me rappelle aussi
d’avoir eu un entretien avec Boucourechliev, (ancien élève puis professeur à
l’Ecole Normale de Musique à Paris où j’étais étudiant). Bien sûr j’ai applaudi
son œuvre « les Archipels » et nous avons parlé du père de la
musique : pas Stravinsky mais JS Bach !
Mais ce festival fut pensé à Paris, et il n’y aurait pas eu de festival sans la mobilisation de certains spécialistes comme Claude Samuel et ses amis.
Oui et ce festival a été en
grande partie son oeuvre car il draina vers Royan une élite musicale parisienne
qui voulait oser et être plus originale et novatrice en faisant jouer les
jeunes d’avant-garde pratiquement inconnus qui voulaient tout déconstruire et qui
avaient beaucoup d’idées révolutionnaires : Xenakis, Nono, Ginastera,
Stockhausen, Bussotti, De Pablo, Radulescu, Mefano, Thien-Dao etc… L’important
était de se démarquer des autres festivals qui se répandaient en France et
surtout ressembler au festival de Donaueschingen. Il a été aidé par de grandes
figures de la musique d’avant-garde, notamment H. Scherchen, qui vont
cautionner et lancer Royan.
« Il faut marquer les
esprits !» était le mot d’ordre de ces organisateurs. Ainsi nombre de
jeunes compositeurs et de musiciens vinrent à Royan. Ils étaient très
inspirants et stimulants pour nous qui étions encore étudiants motivés par une
curiosité sans limites et il y a eu peu de limites ! Cela fait sourire
désormais, le balancier qui a connu un de ses extrêmes à Royan est revenu en
musique à des fondamentaux dissonants, bien sûrs, mais plus conventionnels.
Il y a eu aussi la venue de
musiciens d’exception qui partageaient ce courant d’avant-garde comme le
flutiste Gazzeloni, les clarinettistes Deplus et Portal, les pianistes comme
Loriot, Wiener, les sœurs Labèque etc…
le violoncellistes Pénassou et Meunier (très lié à Royan), les
percussionnistes de Strasbourg et JC Drouet, la chanteuse Berberian, (ex-femme
de Berio), l’orchestre du Domaine Musical dirigé par G. Amy, l’orchestre de
l’ORTF bien sûr, des comédiens du
théâtre de l’Odéon avec Madeleine Renaud et Jean Louis Barault, Maria Casarès,
Arditi etc… et bien d’autres, beaucoup de jeunes talents qui ont fait carrière
depuis.
Quelle était l’ambiance à Royan lors de ce
festival ?
Elle était particulière et étrange (surtout encore plus maintenant avec le recul) avec des discussions générées par la musique : l’ouverture des possibles, la tolérance, les ponts avec d’autres cultures, un esprit relativiste où les tabous, les contraintes et valeurs de la génération précédente de nos parents étaient remises en question… tout cela dans une forme ludique voire un chahut, avec force provocations, humour et ironie (esprit Charlie Hebdo) où tout était prétexte à s’amuser et à réfléchir, puis à se contredire. Et il y avait de l’électricité dans l’air, aussi bien en musique que dans les discussions passionnées et utopiques et puis nous avons rencontré d’autres jeunes étrangers venus de toute l’Europe, comme nous passionnés… on a eu l’impression d’assister à la création d’un nouveau monde culturel… En fait peut être un mirage ! Car tout était nouveau : plus d’estrade surtout ! Ainsi Terrêtekhtorh de Xenakis où les musiciens étaient éparpillés dans le public dans le hall du Casino avec une acoustique déplorable mais qui fut acclamé (au moins par nous !)
Casino municipal de Royan |
Je me rappelle aussi du concert à l’église Notre Dame en 1967 d’une œuvre de Decoust dirigé par Le Roux dans une cacophonie où même les oreilles les plus habituées furent malmenées ! Son oeuvre ouverte (c’est à dire avec des formes non fixées donc donnant jamais la même audition) fut un flop retentissant (c’est le mot !) cacophonie, vacarme, improvisation débridée, tortures pour les auditeurs et les musiciens » qui ne s’entendaient pas car dispersés en hauteur dans l’église et qui improvisaient chacun de leur côté ! « positivement génial » (c’était l’expression à la mode) répondront d’autres, sifflements et huées contre de maigres bravos et applaudissements. L’analyse du concert continuait aussi après sur la plage mais pour beaucoup c’était trop, cela dépassait leurs limites acceptables. Je me souviens aussi en 1970 d’un concert du quatuor Parrenin, excellent mais assis par terre de façon inconfortable, ou des prestations de Christian Ivaldi et Pludermacher sympathiques et talentueux et de bien d’autres…. (Ma mémoire est sélective et non exhaustive et objective car ce festival était tellement foisonnant, que nous n’avons pas les mêmes souvenirs et ressentis.)
Ainsi par exemple, la conférence de Stockhausen en 68 nous avait donné des clés de compréhension de la musique d’avant-garde…. Plus tard, en souvenir, j’essaierai de jouer « en toute amitié » de Stockhausen pour clarinette !
Pour vous, musiciens en devenir, le festival était donc un déclencheur de questions sur la musique et notamment sous ses formes les plus libérées ?
La plupart d’entre nous se destinait à vivre avec la musique et même à en vivre. Mais à cette époque, un des thèmes privilégiés demeurait : La musique doit- elle être éphémère ? L’enregistrement fixant une interprétation « dans le marbre » supprime les risques liés à l’improvisation mais aussi à l’interprétation… on ne joue plus alors ce que l’on ressent, ni surtout selon le public, mais pour la bande enregistreuse (avec l’ingénieur du son qui arrange et modifie), on joue alors pour la postérité, pour avoir une écoute parfaite, pour l’histoire donc, et « la spontanéité est en cage ! » La liberté d’improviser, base de la musique, casse les corsets savants et permet enfin de ne plus lire la musique écrite des autres… « De la musique et la liberté avant toutes choses », « vive la musique éphémère » sont inscrites en graffitis à Royan… mais rien de nouveau sous le soleil : JS Bach, Mozart, Beethoven etc… étaient de grands improvisateurs et avaient envie de liberté ! Après certains concerts, la question devenait alors : faut –il mettre des limites à l’improvisation où préparer ses improvisations comme le font beaucoup de jazzmen et improvisateurs patentés et tromper un peu le public mais en retour faire des morceaux propres ?
L’idée que chacun était libre de choisir son ordonnancement musical et d’improviser était toujours sous-jacent aux débats. Ainsi le free jazz à Royan avec la venue de Michel Portal (notre chef de file pour nous clarinettistes), entraina le débat essentiel sur les formes ouvertes portées aux nues par certains, vilipendées par d’autres. Le scandale était permanent et la question posée par certains radicaux devenait alors : pour être écouté, le scandale doit-il être permanent à chaque concert ? Le livre de G. Debord « la société du spectacle » était aussi fort débattu. Une question plus générale revenait : la musique doit - elle être récréation ou création ? Certains faisaient des analogies avec cinéma d’auteurs, d’art et d’essai ou cinéma populaire ou avec les autres formes d’arts etc…
A ce propos, les expériences culturelles de Royan optèrent d’ailleurs pour les deux : d’abord le festival pour la création la plus ardue pendant 14 ans, avec à la fin l’ouverture à des musiques plus populaires du monde, pour arriver désormais au célèbre « violon sur le sable » qui illustre bien pour la récréation musicale de qualité depuis plus de 30 ans !
Eglise Notre Dame de Royan. |
Mais ce festival d’avant garde a dû être un véritable choc culturel même s’il est inscrit dans une époque culturellement mouvementée ?
Le choc a été intense pour nous tous, un véritable tremblement de terre musical ! Nous, qui pensions être modernes, nous avons tous été dépassés d’un coup (quant aux musiciens professionnels plus âgés que nous, habitués au grand répertoire étaient pour la plupart hébétés, même Messiaen indiqua qu’il s’était trouvé ringardisé après une écoute de Xenakis ! Ce qui est incroyable, contre toute attente, certains musiciens et mélomanes rétifs au départ qui venaient par curiosité, d’autres aussi par snobisme puis au fur et à mesure, par suivisme ont commencé à remplir les salles, ce qui a changé beaucoup de choses notamment dans le monde artistique. ( Je pense que cela a commencé avec «Nuits» de Xenakis à Pâques 68).
Si la musique se libérait de ses codes, ce fut aussi la libération de la parole : nous questionnons sans complexes les compositeurs, les musiciens et nous discutions sur nos réactions face à cette nouvelle musique. Certains faisaient les liens avec leurs cultures cinématographique et sur l’art abstrait démontrant que c’était le même courant de fond mais la plupart politisait tout événement. Par exemple des questions nouvelles dérangeantes : pourquoi si peu de femmes dans les grands orchestres du monde ? Pourquoi certains instruments étaient pratiquement interdits aux femmes s’insurgeaient les féministes ? etc… Désormais cela paraît irréel, mais Royan était aussi un questionnement permanent sur tout… Nous rions beaucoup des audaces, que de fous rires pour certaines œuvres (surtout quand certains prenaient un air inspiré pour jouer ou écouter des sons bizarres) notamment dans la musique concrète. Une de mes notes d’époque indique les propos d’un musicien de l’ORTF : « C’est intéressant à jouer et un vrai défi, à écouter beaucoup moins ! » personnellement je le pense toujours ! Pour la majorité des musiciens, ils jouent ce qu’on leur demande puisqu’ils ne font pas la programmation ! ils exécutent. D’ailleurs on les nomme exécutants.
D’autres musiciens, n’ont pas suivi cette aventure hasardeuse et ont replongé dans la musique ancienne.
Cette grande remise en question par les
artistes devenait vite sociétale et politique. Peux tu préciser ?
Jacques Attali (cf son livre bruits) indique que les artistes d’avant-garde décriés et novateurs ont toujours été à l’avance de périodes artistiques mais aussi sociétales, politiques, culturelles futures. Les concepts clés de compréhension de cette période étaient politiques, avec en toile de fond la gauche marxisante avant 1968 et dans les années 70 : le roman (Robe Grillet viendra au festival), le cinéma (Godart), la danse (Béjart), la philosophie (Deleuze, Derrida, Barthes, Foucault ). Toutes les contraintes ont été systématiquement contestées et devaient être libérées : toute forme d’autorité dans la société, la politique, les religions, le new age venu des campus américains, l’écologie naissante avec René Dumont, le productivisme capitaliste et l’hyperconsommation, le début du Bio, le plaisir esthétique et corporel, la vie sexuelle et l’amour, le mariage et la famille, la peine de mort, la décolonisation etc… et beaucoup d’autres sujets sociétaux…. Mais 50 ans après, ces thèmes demeurent et sont toujours aussi conflictuels.
Les débats devenaient vite politiques : art pour une minorité éduquée ou pour la majorité du peuple ? car les publics n’étaient pas les mêmes et n’avaient pas les mêmes références… Ces débats passionnés permettent de dire à certains maintenant qu’à Royan, on discutait en Avril 68, des futurs débats en Mai et Juin 68 à Paris (enfin c’est exagéré et pour avoir participé aux deux, disons que l’ambiance et quelques thèmes furent repris à Paris). La jeunesse surtout estudiantine voulait surtout se libérer du poids de l’histoire passée de la deuxième guerre mondiale, mais aussi du climat anxiogène de la guerre froide pesante qui menaçait le monde avec ses armements nucléaires, les guerres coloniales, la guerre du Vietnam et l’impérialisme US, Staline et ses crimes, Mao et sa révolution sanglante, des dictatures de droite et de gauche…
Iannis Xenakis (1922-2001) |
Certains compositeurs voulaient montrer que dans leur art, la politique était sous-jacente (« tout est politique » indiquera Xenakis, pilier de ce festival, qui nous expliquait une de ses œuvres en liaison avec les colonels grecs qui torturent … C’est l’époque des non-alignés, du tiers monde qui s’émancipe, du développement du monde et de la mondialisation qui s’intensifie et de la suppression des hiérarchies entre races, cultures, sexes etc….Certains faisaient vaguement du yoga sur la plage, philosophaient, s’intéressaient à la spiritualité orientale indoue, taoïste, bouddhiste zen, à la non-violence avec pour modèles Gandhi et le Daïli Lama, commentaient Krisnamurti et Sri Aurobindo, mais aussi l’œcuménisme dans le christianisme qui bouleversait les mentalités et l’athéisme « tout le monde faisait son marché dans les spiritualités du monde ». Tout était sur la table et certains tribuns en herbe parlaient forts et avec radicalité. La jeunesse s’ouvrait sur le monde (avec une prédominance américaine), plus de murs entre ethnocentrismes, religions, arts mais des ponts culturels. La jeunesse du monde voulait s’émanciper avec d’autres valeurs, d’autres comportements, d’autres morales dans un certain hédonisme, à la recherche du plaisir voire du bonheur… Je retrouve parfois cette ambiance anarchisante passée de l’ambiance du festival de Royan avec M. Onfray.
Pouvons nous replonger dans cette époque fertile avec des jeunes créateurs turbulents ?
« Déconstruction pour construire autre chose » (et nous construire) était fondamental. Nous nous heurtions sur le slogan « faisons table rase du passé » de certains radicaux politiques, car la plupart restait attaché à la musique sous toutes ses formes et cela posait le problème des limites acceptables. La musique concrète de Pierre Schaeffer, la musique électro magnétique de P. Henry, la musique influencée par les mathématiques et l’informatique naissante de Xenakis, l’improvisation débridée de Portal… constituaient–ils l’avenir des nouvelles formes musicales et l’utilisation nouvelle de nos instruments de musique ? Les avis étaient partagés car alors pourquoi faire 15 ans de formations musicales classiques ? Pourquoi étudier le solfège et l’harmonie ? Faut-il être autodidacte ou maitriser les appareils électroniques pour faire de la musique d’avant-garde et prôner une rupture totale afin de ne pas subir l’influence des compositeurs ancêtres conventionnels comme certains compositeurs indiquaient ?
Alors pourquoi travailler ces
partitions expérimentales difficiles voire impossibles à jouer ? ces
interrogations permettaient de comprendre la résistance réelle de la plupart
des musiciens professionnels (on assista à des véritables révoltes et sabotages
d’exécutants d’orchestres pourtant peu habitués à ce genre de réactions) au
grand dam des organisateurs (Gachet, Besancon, Samuel, Halbreich…) qui devaient
gérer ce festival indiscipliné avec des «égos surdimensionnés », « des génies incompris», mais surtout des
musiciens divisés, excédés ou enthousiastes, et avec un public rigolard,
«venant au cirque» ou passionné par un bouleversement de l’art ! Un
festival multiforme, foisonnant, dérangeant…
Ce festival s’inscrivait donc dans le bouleversement des idées autour de 68 ?
C’est évident. Les mots clefs de l’époque qui sous-tendaient ce festival mais aussi les conférences et colloques étaient : déconstruction, provocation, nihilisme, anarchie…Il fallait « choquer le bourgeois et la population ambiante » et « se libérer de toutes contraintes et autorités, d’imaginer l’impossible » avec des slogans et les graffitis clefs de 68 comme « l’imagination au pouvoir », « jouir sans entraves », « peace and love », « cassons les codes surannés », « libérons nous des carcans » etc… et ce qui nous concernait le plus, « l’art dans la rue ». Ce dernier slogan a suscité nombres de débats, car elle a été prônée par des élites musicales avec la louable intention d’éduquer la masse ! (Nous avons applaudi les prêtres ouvriers, les messes en jazz, les étudiants qui allaient en usine pour voir l’exploitation ouvrière …). Ce slogan permit d’étendre la musique dans les campagnes charentaises et n’eut guère de succès à Royan à l’époque.
Tout cela laissa forcément des traces et même des changements de trajectoires de vie. Quelles étaient les conséquences de cette remise en question de la musique pour vous, étudiants passionnés ?
Les « élites » estudiantines musicales voulaient bien faire référence aux grands ancêtres Stravinsky, ou Messiaen (Sartre et Beauvoir en philosophie, Boris Vian important à l’époque) mais surtout tout révolutionner et s’attaquer à tous les paramètres de la musique… Plus de forme : «la forme doit être informe », plus de barres de mesure et de rythme régulier, de partitions, de mélodies, d’harmonies, de notes, voire plus de chef. Or nous assistions à un effet pervers : plus la musique était ouverte, plus on avait besoin d’un chef pour coordonner et celui-ci reprenait de l’importance et cela nous perturbait, surtout que certains jeunes chefs à Royan, conscients de leur rôle central, se prenaient pour des nouveaux Boulez ! Mais pour les instrumentistes surtout à vent, notre intérêt majeur tournait autour de la production des sons de toutes natures, si possible jamais entendus, avec l’usage de toutes les possibilités instrumentales mêmes les plus incongrues.
Un autre courant musical mélangeait les sons avec des bandes magnétiques et la musique électroacoustique, le tout enveloppé dans un discours intellectualisant aujourd’hui parfois ridicule ! La synthèse de ces deux courants se fit évidemment : d’une part les analyses acoustiques « avec des appareils à boutons » et d’autre part l’amplitude nouvelle des sons possibles par des instruments de musique traditionnels, débouchant sur toutes les déformations des sons. Ainsi pour moi clarinettiste, ce qui était surprenant c’était la libération des sons (glissandos, «la sirène» de Barney Bigard ou de la rapsodie in blue de Gerschwin classique qui étaient réutilisées, la clarinette intégrant les accents klezmer, les sons rauques, raclements, grognements (growl du jazz repris par Stockhausen), les sons doubles (Radulescu), les polytonalités, polyrythmie, l’atonalité et les quarts de tons, la déformation des sons, les passages improvisés aléatoires (cadences improvisées), et les suraigus, «avec des fréquences pour chauve-souris percevant les ultrasons» se moquaient certains. Dans ces musiques d’avant-garde régnaient surtout les percussionnistes avec des complexités rythmiques incroyables (nous croyions connaître les différents rythmes appris dans « le Dandelot » professeur au Conservatoire à Paris mais venant du pays royannais ! ou parce qu’on jouait du jazz) mais nous avons été vite dépassés par ces rythmes novateurs et complexes. L’important, était de jouer sans filets et de ne pas avoir de contraintes ! L’improvisation, qui était refusée par la plupart des musiciens classiques, était revendiquée, revalorisée.
Pour d’autres, tout était écrit dans un langage abscons pour initiés dans des partitions. Il faut voir certaines partitions, certains compositeurs réinventaient des codes différents, qui nécessitaient un nouvel apprentissage, des sons à réaliser bizarres, des techniques instrumentales quasi impossibles. Nous nous opposions aussi, sur comment faire de la musique avec nos instruments malmenés et pourquoi pas supprimer ceux-ci. Ces débats radicaux nous semblent bien loin, le balancier étant revenu à des notions plus acceptables, quoique modernes et contemporaines. C’est pourquoi, ce festival d’art contemporain est historiquement daté, compréhensible que dans le contexte d’une époque particulière (et qui se démode à une autre époque). Pour ma part, je préfère le terme d’avant-garde qui lui convient mieux. En effet, certains nihilistes réduisaient la musique qui devenait minimaliste puis réduite à presque rien, puis à rien du tout, puis au silence (faisant référence à 4’33 de John Cage) et à Lao Tseu «la plus belle musique, c’est le silence » mais l’art abstrait faisait de même avec « le carré blanc » de Malevitch en peinture etc…
D’autres, au contraire,
revenaient à reproduire ou capter les bruits naturels (très humains voire
scatologique (cf aussi « merde d’artiste » de Manzoni) et nous étions loin des
chants des petits oiseaux de Messiaen ! Tout son est de la musique et beaucoup
de compositeurs voulaient témoigner de leur époque industrielle assourdissante
et polluante avec divers bruits stridents, montrant en creux que la musique est
avant tout qu’une succession de sons et qu’un bruit plus ou moins ordonné. (On
était loin aussi de Duke Ellington et d’Honegger avec Pacific 231 sur le
roulement du train)
Pourquoi l’improvisation, la musique éphémère, les formes ouvertes, qui étaient pourtant à l’opposé de vos études, ont elles été si importantes pour vous ?
Là on va plus loin encore que l’improvisation autour d’un thème, d’une grille harmonique, faisant référence à un auteur (par exemple JS Bach pour les organistes ou à une mélodie pour les jazzmen) Un souvenir personnel : le futur professeur du CNSM et soliste, le clarinettiste G. Deplus jouant les 3 pièces de Stravinsky pour clarinette seule fut un choc, nous l’avons aussitôt travaillé ! il y a quelques années, au concours international Debussy pour clarinette, j’ai remémoré avec lui ses prestations à Royan notamment celle de Boucourechliev qui m’avait marqué, moi étudiant avec ses formes ouvertes. « Quel bazar ! mais quel enthousiasme et ferveur d’un public ouvert et curieux, cela changeait des concerts au répertoire traditionnel avec le public habituel ». Mais chacun avait ses limites infranchissables : Je me rappelle quand en 1969 à la fin de l’histoire du soldat de Stravinsky, on brisa le violon (ce n’était pas un Guarnerius !), ostensiblement la salle poussa des cris d’horreurs (moi aussi, car là je ne pouvais malgré tous mes efforts modernistes accepter cela !), certains applaudissaient… La discussion après fut mouvementée et il eut beaucoup d’invectives et de noms d’oiseaux échangés entre nous ! Les questions et réflexions fusaient : nos instruments étaient-ils sacrés ? (cf le pianiste Duchable qui jeta son piano dans le lac de Genève ! ou à la phrase « objets inanimés avaient vous une âme ? » de Lamartine, ou des difficiles relations d’amour-haine avec son instrument que nous vivions tous etc… Tout était questionné, tout méritait d’être débattu.
Et puis les passerelles avec les autres arts (danse avec Béjart, sound painting bientôt…) et les sciences sociales et humaines n’étaient jamais loin. Paradoxalement, nous nous intéressions aussi pour la musique modale et des gammes anciennes et pentatoniques du monde…. En fait on se passionnait pour tout ce qui était en rapport de près ou de loin à la musique. Mais il faut bien comprendre que nous ne refusions pas les autres musiques passées, au contraire. Nous voulions marquer de notre empreinte la musique savante. Ainsi par exemple Portal et Pludermacher, deux grands musiciens venus à Royan, enregistraient aussi à la même époque une magnifique version des deux sonates de Brahms qui fait toujours référence !
Le grand écart, nous le faisions tous ! en apprenant la technique instrumentale classique et l’harmonie traditionnelle et rejetant momentanément tout cela à Royan dans un grand défoulement, la jeunesse estudiantine se permettait alors toutes les audaces et pas seulement musicales… (« vous étiez des petits bourgeois, issus de la méritocratie républicaine jouant les révolutionnaires, futurs bobos… cette apostrophe n’est pas fausse). Nous étions, « nous futures élites musicales », aussi en relations compliquées avec nos amis, car la jeunesse s’extasiait par tout ce qui venait des pays anglo-saxons, des yéyés et des variétés mais considérés pour nous comme primaires basés sur 3 accords !
Et puis des moments forts de ce festival furent
l’ouverture au monde, la mondialisation en marche, le multiculturalisme n’est-ce
pas ?
En effet, la déconstruction de l’idée de la supériorité de la culture européenne avait fait sauter un verrou mental. En conséquence, d’autres musiques furent écoutées et analysées : les mélismes d’Oum Khalsoum et les noubas arabo-andalouses, la musique japonaise notamment avec le théâtre No (quel souvenir en 1967 qui nous avaient tous scotchés !), les musiques indiennes avec la danseuse Y. Krisnamurti très prisées par des jeunes hippies attirés par l’Inde et ses ashrams, des nouveaux instruments inconnus et leurs sonorités spécifiques, la musique latino, la musique africaine et ses rythmes inspirants, les musiques de film, la musique des pays de l’Est derrière le mur… Les relations, avec les musiques des modes anciens (l’enseignement de Chailley) et du monde notamment asiatique et africain, la volonté de se libérer de l’école de Vienne et de la musique sérielle (Webern, Schoenberg, Berg) et des continuateurs Barraqué, Boulez… étaient étudiées et surtout commentées. La musique est-elle un langage universel entre les peuples ? grand sujet abordé ! Peu à peu une idée progressait : « La culture et notamment la musique occidentale n’est pas seule. Il y en a d’autres dans le monde différentes, basées sur d’autres codes mais aussi bonnes et notre génération doit supprimer les hiérarchies ethnocentristes entre elles !» les polémiques furent acerbes.
Les relations de proximité entre l’aventure du free jazz venant des USA et à la musique d’avant-garde avec le concert de M. Portal constitua un des sommets des polémiques. Nihilisme dans tous les domaines, la fin de la musique fut un des thèmes et conclusion de Royan, fin de l’histoire de l’art pour les pessimistes ou transition vers une autre civilisation à construire, les « baby boomers » voulaient répondre à ce challenge. L’avenir nous appartenait. L’ouverture de l’évolution de ce festival va conjuguer le besoin de rentabilité financière avec l’idéologie révolutionnaire. Pour moi ce fut une des premières apparitions d’une alliance d’un courant libéral (soucieux de s’intégrer à l’économie mondiale que nous dénoncions d’ailleurs) et libertaire (sur le plan des idées) qui sera sous-jacente à cette jeunesse estudiantine devenus pour beaucoup des bobos (bourgeois/bohèmes) devenus par la suite des notables de la vie musicale et dirigeants de la société actuelle.
Mais quel était en fait le public ? les avis sont partagés.
Assurément le public du festival n’était pas royannais au début. La greffe avec le public charentais fut difficile au départ mais va s’intensifier. Royan fut, en fait et surtout, le regroupement de petits publics avertis et curieux de ces créations (pensant suivre l’avenir de la musique) d’abord parisien au début puis venant de toute l’Europe voire du monde, même si nous étions parfois assez dubitatifs. Souvent les concerts ont été émaillés de chahuts, de sifflets, de contestations diverses, voire de bousculades… et pas seulement par des auditeurs malmenés mais aussi par des musiciens d’orchestres. Nous étions dans la polémique permanente, la confrontation d’idées, les grands anathèmes aussi…
La musique était pourtant présente partout à Royan, la jeunesse avec ses transistors écoutaient le rock and roll, la variété, et surtout la vague yéyé sur les plages ou le jazz dans certaines terrasses de café, les jeunes twistaient au Casino l’été… La musique classique et moderne autour de Royan se limitait à peu de choses : l’harmonie municipale était dirigée par M. Clavier (qui fut la seule école d’instruments à vent pour les gamins car il n’y avait pas encore d’école de musique) avec ses morceaux de bravoure et ses airs d’opérettes dans les auditoriums de Royan. Mais passer de la « Veuve joyeuse » par l’harmonie municipale (bonne d’ailleurs), à une musique d’avant-garde futuriste, c’était osé mais en fait cela montrait l’image contrastée et multiforme des différents Royan avec ses villas belle époque à côté de son architecture moderne. Je me souviens aussi d’un concert d’ondes Martenot, orchestre venant de Paris à Saintes où nous étions que huit dans la salle ! alors dire que le public charentais adhérait à l’avant-garde musicale…
Les charentais seront pour la plupart indifférents, « peu concernés par cette folie », mais il n’y avait pas eu de rejet véritable (à part le couplet sur les dépenses et les impôts locaux ). Certains étaient curieux et de plus en plus nombreux à participer à cette création parfois bizarre et incompréhensible pour oreilles non averties. Beaucoup suivront des publics souvent snobs, pour être dans le coup, pour participer à un festival dont on parle de plus en plus dans les médias (mais de là à indiquer désormais que les royannais ont approuvé le festival, c’est un peu exagéré car nous retrouvions souvent les mêmes)
En effet, les musiciens et mélomanes de Paris et de France viennent à Royan pour Pâques, « pour respirer l’air de la mer, manger des langoustines et s’ouvrir l’esprit ! » me disait un anti psychiatre (mais nous étions tous anti de ce qu’on étudiait) et les jeunes compositeurs avant-gardistes très sérieux voulaient montrer et faire jouer leurs créations, leurs recherches voire leurs élucubrations et même avoir une reconnaissance de leurs talents (certains l’ont eu) … Cette greffe contre nature pour beaucoup arrivait de Paris puis avec la notoriété grandissante de l’Europe puis du monde entier avec des thèmes sur l’Amérique latine, le Japon, l’Inde… tout cela dans une petite ville balnéaire d’Atlantique !
Ce festival va évoluer donc vers d’autres musiques pour se faire accepter par un public plus large et en faire un évènement essentiel incontournable .
Dans le brouhaha
avant-gardiste, nous avons eu des éclaircies ultra classiques avec la
clarinette de Guy Deplus (le trio « le pâtre sur le rocher » de Schubert,
le quintette de Brahms, le concerto de Mozart, les pièces d’Alban Berg…) morceaux
que nous étudions mais Deplus était excusé ! car aussitôt il était
mobilisé pour des créations mondiales d’avant-garde… : un musicien
complet. Portal lui ira encore plus loin, étant poly-instrumentiste.
La vie d'un musicien poly instrumentiste
C’est vrai, le festival va se tourner vers les musiques du monde plus accessibles d’Amérique latine avec Théodorakis, les Mariachis, Yupanqui…, la musique cajun, la musique celtique avec Tri Yann, la musique médiévale renvoyant au patrimoine roman régional etc…. on a même eu les cavaliers musiciens d’un sultan arabe dans les rues qui regardaient éberlués des filles en monokini qui débutaient leur bronzage sur la plage !… « Il ne manquait plus que les cracheurs de feu dans ce Barnum » s’indignaient certains mais cela constitua un véritable intérêt populaire régional, ce qui permit d’attirer aussi quelques curieux vers d’autres musiques plus difficiles. Désormais, depuis plus de 30 ans le festival « le violon sur le sable », organisé par P. Tranchet, va drainer et faire aimer la musique classique conventionnelle au plus grand nombre. (Est-ce que Royan a tiré une leçon du festival d’avant-garde pour aller vers son opposé, à savoir la formation et le plaisir du plus grand nombre avec des œuvres connues ?)
Bien sûr, des grands noms sont venus suscitant l’intérêt du public régional : la compagnie de théâtre Renaud-Barrault, Béjart pour la danse, en 1967 Richter pianiste talentueux venant d’URSS jouant Bartok à Royan, le jeune pianiste Béroff qui gagna le premier concours international Messiaen. Mais JS Noël a bien montré (nous ignorions les coulisses) qu’au fur et à mesure du développement et de la réussite de ce festival, les tensions s’approfondissaient entre les personnes, entre les logiques d’une part des fondateurs culturels parisiens contents de leur réalisation avant-gardiste mais déficitaire et d’autre part de la Mairie de Royan qui attendait plus de retombées médiatiques et touristiques et surtout du fait que la société anonyme gérant le Casino perdait beaucoup d’argent avec ce festival.
Le Casino, fut lui aussi éphémère et détruit peu après malgré son architecture à la brésilienne, joyau du patrimoine. Certains y ont vu l’explication d’un changement d’époque les années 80, « les années fric où le concert devait être rentable d’où jouer des œuvres connues. En conséquence, la musique expérimentale entendue va beaucoup s’atténuer et le festival à Royan va disparaître en ne laissant que quelques archives et quelques souvenirs. Ce qui est cocasse, ce fut, en fait, la réalisation de la notion d’éphémère dans la musique que nous revendiquions ! Maintenant avec l’âge, on essaie de retrouver les archives et bribes de cette expérience passée…
Mais pouvons nous dire que le public adhéra aussi à des œuvres d’avant garde ? ce qui était quand même surprenant.
Il y en avait de plusieurs
types qui se côtoyaient mais bien différents. Mais c’est vrai des publics
acceptèrent certaines innovations : par exemple Xenakis faisant un concert
retransmis sur la plage en 1971 (cf photo où je déambule en écoutant son œuvre « Bohor »),
nuit mémorable dont j’ai un souvenir très précis.
Extrait du livre de H. Besançon |
Mefano faisait de même l’année suivante bouleversant la quiétude estivale ! « L’art doit être dans la rue » disait un slogan en 1968. ! mais en fait les royannais étaient surtout partagés ! Puis il y a eu la concurrence dans la région, Bordeaux avec le festival Sigma et la Rochelle avec son festival d’art contemporain qui seront dans le même esprit avec parfois les mêmes (Samuel…) mais ces rivalités régionales ne nous intéressèrent guère. Car pour nous, Royan était, pendant 15 jours, le centre du monde de la musique d’avant- garde, et le marchepied de beaucoup de compositeurs avec un nombre important de créations mondiales, commandes de l’Etat, surtout les dernières années. Nombre de jeunes avant-gardistes sont devenus depuis des compositeurs et des musiciens reconnus. Il y a eu des réussites et des échecs, et des discours pseudo-intellectuels autour de bruits mal maitrisés mais c’était le risque assumé (comme une improvisation ou un « bœuf en jazz » qui peut être inspiré et mémorable ou mauvais.) Royan a été un laboratoire (comme le domaine musical et l’IRCAM de Boulez) et a permis d’aller jusqu’à la limite de la déconstruction musicale. Les artistes s’inscrivaient alors dans la définition de l’art moderne énoncé par Duchamp : une œuvre d’art est définie par la rencontre de ce qu’en dit l’artiste d’une part ET l’acceptation du spectateur ou l’auditeur d’autre part.
Le clarinettiste José Daniel Touroude |
Au festival, j’ai l’impression que pour vous tous, vous débattiez sans arrêt aussi bien dans les colloques formels que les discussions informelles.
Oh oui ! Pour moi, Royan c’est paradoxal mais ce qui me reste le plus d’ailleurs, c’est la gestation d’idées, de ponts entre les arts, entre les musiques, entre les cultures…Tout était sur la table et remis en question avec des centaines de thèmes naissants abordés. Certains thèmes structurent d’ailleurs encore notre époque : féminisme, écologie, mondialisation, multilatéralisme, individualisme, hédonisme, nouvelles technologies etc….Je me souviens (pendant que Johnny chantait souvenirs, souvenirs… une autre culture ! La femme de Berio, la chanteuse Berberian avait tenté un pont entre musique d’avant-garde et les Beatles à Royan sous les huées (et de rares applaudissements mêlés).
Nous préférions mélanger les cultures du monde, les sons les plus avant-gardistes mais faire un pont avec la « soupe » déversée quotidiennement à la radio pour forger la « culture de masse » générait le mépris pour quelques radicaux criant à la « démagogie et à l’abrutissement, au décervelage du peuple ». Mais beaucoup d’auditeurs étaient plus tolérants, acceptant toutes les formes de musiques et de sons à cette époque. Mais avec ce thème, on s’invectiva violemment. (D’ailleurs ce thème continue… le rap est-il de la musique ?) Mais si tout nous interpellait, tout était aussi en questionnement et surtout sujet à débats ! je me rappelle des questions comme : peut-on jouer JS Bach, si on n‘est pas protestant ayant baigné dans ses chorals et cantiques au Temple (ce que je défendais alors comme huguenot charentais) ou jouer Messiaen sans être ornithologue (ce qu’on me reprochait lorsque je travaillais abime des oiseaux (pour clarinette seule tiré du quatuor pour la fin des temps), ou jouer du jazz si on est blanc ou Klezmer si on n’est pas juif etc… ou avoir la prétention de parler de musique sans être musicien pour certains organisateurs et mêmes critiques du festival, ou faut-il être musicien pour être mélomane ? ou peut-on vraiment apprécier la musique dans le registre des émotions sans comprendre et l’analyser ou faut-il accepter toutes expériences pourvu qu’elles soient novatrices même si elles déconstruisent toutes les composantes de la musique (là c’était l’empoignade entre conservateurs, réformistes et révolutionnaires, querelles renouvelées entre les anciens et les modernes…)
Quel est votre souvenir le plus marquant ? voire le plus structurant ?
Il y en a eu beaucoup, mais l’un d’entre eux m’a marqué car il fut l’aboutissement d’une réflexion qui confirma que je ne voulais pas devenir en fait, un musicien professionnel. Je me souviens très bien du concert en 1972 de Couroupos, un compositeur pour nous inconnu, avec « Affrontement ». Dans cette œuvre, les musiciens quittaient peu à peu la scène et le chef finissait seul, dos au public… Certains n’avaient pas trouvé son œuvre géniale : « certains comprenaient même le désir de fuir » ! mais je me rappelle surtout de la discussion qui suivit. Rien de nouveau du départ de musiciens sur scène pour les mélomanes : la référence à la célèbre symphonie de J. Haydn était évidente. Mais le débat porta avec la présence de nos ainés, musiciens professionnels obligés de jouer des œuvres « anti musicales » (pour beaucoup d’entre eux). « En fait le musicien n’est qu’un exécutant, un technicien devant obéir, un fonctionnaire de la musique, seul le soliste est considéré comme un interprète etc… gloire aux musiciens libres comme le furent Mozart, Beethoven… et Portal malgré la difficulté d’en vivre. » L’esprit de révolte de 68 était passé et nous interpellait.
Plusieurs musiciens vont profiter dans cette ambiance de liberté totale de parole, pour nous ouvrir les yeux et nous révéler la réalité de leur vie d’artiste. Ce fut une véritable diatribe de musiciens qui avaient « ras le bol de faire ce boulot, se comparant à des ouvriers qualifiés en usine, de jouer n’importe quoi ou de répéter toujours les mêmes œuvres des centaines de fois ! « Malgré nos niveaux techniques élevés, nos diplômes et nos talents, nous ne sommes pas reconnus, ni mentionnés en concert et sur les disques alors que le chef est encensé alors qu’il a fait parfois deux répétitions ! » « En fait, nous regardons que le 1er violon, véritable chef ou on écoute bien le percussionniste, pendant que le chef d’orchestre fait des moulinets » … (d’ailleurs quand les musiciens s’en vont, le chef ne brasse que de l’air dans cette œuvre…) « Nous en avons marre d’être dirigé par un chef dictatorial (Karajan étant la caricature), un patron, un organisateur de spectacles qui imposent des œuvres que les musiciens ne veulent pas » Certains prônaient l’autogestion pour élire leur chef, le programme etc….
(Ce n’est pas un hasard si l’œuvre de Couroupos s’appelle
affrontement !)
D’autres justifiaient du contraire et nous encourageaient à venir faire « le plus beau métier du monde car alliant la passion de la musique à un métier alimentaire, montrant la solidarité entre les musiciens (syndicats, franc maçonnerie…), des exemples de chefs qui faisaient progresser » etc… Parfois des musiciens nous ont montré le côté sombre de ce métier, surtout des intermittents (qu’on appelaient pas alors ainsi) « obligés de courir le cacheton et jouer n’importe quoi, n’importe où, faire du studio, de la télé, faire des remplacements, jouer dans des boites, des galas, voire des bals et inaugurations diverses etc…. « En fait le musicien pour bien vivre doit être un couteau suisse à plusieurs lames : d’abord, il doit être généraliste et pouvoir jouer toutes les musiques, voire de plusieurs instruments, et il doit être intégré dans un orchestre civil ou militaire, faisant du studio, le prof en conservatoire, courir aussi le cacheton quelque soient les lieux prestigieux ou non… » c’est ce que me dira l’excellent flutiste R. Bourdin. J’ai repris souvent cette phrase… Car beaucoup d’entre nous, avions goûté à cette vie en tant qu’étudiant et on pensait qu’une fois les diplômes et concours passés, nous allions être intégrés dans une vie passionnante… nous étions à l’heure des choix ! La vision romantique liée à l’artiste fut déconstruite (une fois de plus, nous avons été pris à nos propres idées) et cela nous a bouleversé et conforté aussi dans ce mirage de la vie passionnante de musicien.
Cette prise de conscience, fut pour certains d’entre nous
essentielle car après nos études musicales au plus haut niveau, certains vont
glisser parfois dans le professorat (CAPES, agrégation qui débutaient à la
Sorbonne, DE et conservatoires locaux et régionaux… et surtout pour ceux qui
avaient la chance et l’énergie de faire des études parallèles, tout en faisant
des concerts, de garder la musique comme passion, non pour en vivre !
Ce festival ne montrait-il pas aussi le conflit de générations habituel ?
« T’es plus dans le coup, Papa, t’es plus dans le coup », chanson yéyé à la mode que l’on chantait aussi, quand certaines musiques des « ancêtres » était jouée ou lors de certains propos dans les débats… Malgré notre irrévérence, nous écoutions, nous cherchions à comprendre et à assimiler ces sons nouveaux et cela suscitait un questionnement comme : tous les sons audibles par l’homme devaient-ils être produits en public et considérés comme musique d’où des discours savants d’acousticiens. Que veut dire un son audible, acceptable, beau, renvoyant à la notion de beau en philosophie ce qui permit à de beaux esprits de briller sous la nuit étoilée de la plage. Globokar, Stockhausen et Radulescu (en montrant les sons doubles et divers qui sont maintenant complétement intégrés à la musique) ont eu un impact certain sur nous. Pour moi le choc vint de M Portal et du clarinettiste Jésus Villa Royo (à qui j’ai acheté son livre, rare désormais, sur « les possibilités de la clarinette » en espagnol, livre hyper-technique.) En fait beaucoup de musiques nous ont déroutées, malgré nos airs de jeunes blasés élitistes et provocateurs, devant le public médusé.
Mais à part certains radicaux très élitistes, il n’y avait pas de mépris envers ceux qui écoutaient d’autres musiques plus conventionnelles ou à la mode. Nous nous formions dans ce festival à d’autres cultures puis nous tentions d’expliquer aux autres le peu que nous connaissions. Il était essentiel pour nous de partager nos passions et nos analyses avec la foi de nouveaux convertis et former (d’évangéliser) les autres. En fait, notre lutte pour exister sur le plan des idées, des valeurs renouvelées et de l’art revisité, est la querelle qui existe depuis toujours entre générations qui vivent le balancier d’ouverture et de fermeture des esprits.
Comment une ville qui a toujours été politiquement à droite a pu organiser un festival anarchisant et révolutionnaire ? c’est une énigme politique.
Cela paraît en effet paradoxal. La Mairie dirigée par l’Amiral Meyer et le futur Ministre De Lipovsky et leurs équipes ont cautionnés un festival où se concentrait nombre de gauchistes et révolutionnaires dans une région où la musique moderne n’existait pratiquement pas. Faire parler de Royan bien sûr nous l’avons vu. « Mais la motivation était de construire un évènement à travers tous les aléas, le plaisir de dépasser les difficultés, d’organiser un évènement national m’avez indiqué Henri Besançon (un ami et élève de ma mère en piano que l’on retrouvait au Temple et aussi comme docteur) mais quand même ?
Certains notables locaux aussi, surtout quand le succès arriva, se mirent en avant et paradaient dans les médias par snobisme imitant les élites musicales de Paris et les pédants venus de partout. Ils étaient comiques (nous pensions souvent à la chanson « je suis snob » de Boris Vian !) car combien avaient écouté Stravinsky ou même avaient une culture musicale de base ! En fait avec le recul, je crois que la Mairie de droite était fort satisfaite de voir le déchainement des révolutionnaires extérieurs devant la population royannaise médusée et conservatrice. Merveilleux repoussoir pour montrer le danger des outrances de la jeunesse, de la gauche révolutionnaire, des parisiens contre le « bon sens provincial », des artistes iconoclastes déjantés mais qu’on pardonne parce qu’artistes ! (« soyons tolérants avec eux ») et « beaucoup d’auditeurs n’étaient pas inscrits, Dieu merci, sur les listes électorales !» Les critiques pouvaient devenir acerbes « ce festival a été une imposture, un bluff, un défoulement de soixante-huitards étrangers à notre région, un pari perdu, un gaspillage d’énergie et d’argent du contribuable…» pensait la majorité des royannais et puis ce festival fut vite oublié. Quelques participants en gardaient des souvenirs, des anecdotes, des nostalgies de leurs jeunesses... et on n’en parla plus.
Quelle musique jouer ou écouter, après avoir tout essayé ?
Pour nous musiciens et mélomanes, nous avons comparé ce festival à Royan à un feu d’artifice, ponctuel par nature, souvent outrancier, parfois avec des fulgurances magnifiques, mais ce fut une expérience qui nous a marqué assurément mais qui appartient au passé, à l’histoire de l’art désormais. Michel Serres indiquait qu’on arrivait avec cette avant-garde à la fin de la musique, la fin de l’Odyssée musicale. En effet pour nombre de musiciens et mélomanes, c’était une question obsédante et anxiogène. Et maintenant que faire ?
Mais la façon de jouer et d’écouter la musique ne va t-elle pas encore évoluer ?
Bien sûr. Une révolution nouvelle s’amorce et qui va changer
tous nos rapports notamment en musique (mais pas que) aussi bien en tant que
musicien que mélomane. Pour ceux qui veulent réfléchir à l’avenir avec les
technologies de pointe, les discussions d’avant-garde sont actuellement comment
créer votre avatar et de pouvoir jouer avec qui vous voulez en virtuel (je vais
enfin pouvoir faire un duo de Mozart avec Cecilia Bartoli !) avec la
future plateforme métaverse.
Question subsidiaire : Quel paradoxe qu'un témoin et adepte de cette musique avant-gardiste ne supporte pas John Coltrane.
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