José-Daniel Touroude
Clarinette anonyme 6 clés, sa boite avec 2 becs Lelandais et sa
boite « Charles X »
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Ma Clarinette en Ut à 6 clés n’est pas estampillée
et donc considérée comme banale, pas créée par un facteur prestigieux donc anonyme mais utilisée
par un clarinettiste de campagne qui a fait danser son village et elle nous
interpelle justement dans une réflexion sur les clarinettes de «base»
anonymes.
Les
clarinettes à 6 clés ont été fabriquées grosso modo entre 1800 et 1900.
La 6ème clé, permet de faire
une nouvelle note le Do# /Sol# avec le petit doigt gauche. Toutes les
altérations ne sont pas encore possibles et la gamme chromatique n’est pas
évidente avec des doigtés en fourche, mais cette clé améliore sensiblement les
possibilités de la clarinette. C’est pourquoi la plupart des clarinettes à 5
clés en exercice ont eu cette clé supplémentaire facile à poser. Un problème demeure car le trou se
trouve au ras du tenon du corps du haut et pose souvent des problèmes de
justesse car acoustiquement le trou devrait être un peu plus bas, d’où une
correction avec l’embouchure de la part du clarinettiste !
Clé de sol dièse montée sur bloc. Clarinette Mib à 11 clés allemande anonyme. (Collection JDT) |
Il ne faut pas oublier qu’au 19ème
siècle la clarinette est en vogue dans toutes les armées, orchestres populaires
et harmonies. Ainsi il y a environ 4000 clarinettistes
militaires dans le monde en 1800 qui jouaient sur des 5 ou 6 clés ! Les troupes de l’empereur Napoléon 1er
avait plus de 1000 clarinettistes jouant principalement sur des 6 clés et
l’enseignement du conservatoire de Paris juste crée se faisait sur cette
clarinette (il y avait 11 professeurs de clarinettes au conservatoire de
Paris !). Les clarinettes 6 clés ont accompagné Bonaparte puis Napoléon 1er à travers l'Europe et
l'Egypte et dont certaines ont fini comme combustible lors de la retraite de
Russie !
Heureusement il en reste encore beaucoup car la fabrication de ces
clarinettes simples et peu coûteuses étaient destinées à un public de musiciens
populaires et a continué pendant tout le 19ème siècle. Cette clarinette fait partie de ces
clarinettes. Sa
date de fabrication se situe autour de 1850, elle est en buis et les clés et
bagues sont en laiton.
Clarinettiste et serpentiste d'infanterie de ligne vers 1812. |
Beaucoup de clarinettes ne sont pas signées par leurs fabricants et il
y a 3 explications :
●
Certaines sont considérées
comme « bas de gamme » vu la qualité des matériaux employés
(bois, bagues, clés), voire même pour quelques unes, elles ont des défauts de
fabrication ou ne sont pas très justes. Elles sont anonymes
volontairement, le facteur ne voulant pas associer son nom à des clarinettes
indignes de son talent mais réservées à des faibles budgets pour la musique
populaire ou pour l'étude. Ce n’est pas le cas de cette clarinette.
●
D'autres ont eu des
estampilles gravées au fer mais simplement tamponnées à l’encre. Avec le temps,
l'encre s'estompe voire disparaît et dans notre collection nous en avons
plusieurs instruments où il est difficile de reconnaître l'estampille, tout en
voyant néanmoins des séquelles de tampons. Elles deviennent anonymes avec le
temps ! Ce n’est pas le cas de cette clarinette.
●
D'autres sont anonymes
volontairement et sont d'excellentes factures. En fait, elles sont laissées vierges, sans estampilles volontairement
par le facteur pour que le revendeur, souvent en province ou à l'étranger,
mette son tampon et fidélise sa clientèle. Les commandes de clarinettes vierges pour des revendeurs étaient
courantes. D'ailleurs il est parfois difficile de séparer facteurs,
réparateurs et revendeurs à cette époque car ils cumulaient les rôles. Certains
collectionneurs et chercheurs actuels s'emploient à déterminer les facteurs et
les revendeurs, villes par villes.
Il faut démystifier la course à l'estampille et à la griffe du
facteur réputé... souvent ce n’est pas le nom du facteur inscrit qui a
fait l’instrument. Ainsi les facteurs de la Couture - Boussey vendaient des
clarinettes de qualité dans leurs magasins à Paris et mettaient dans ce cas
leurs estampilles. Mais en parallèle, par exemple, la
manufacture de Thibouville à Ivry la bataille, proche de La Couture Boussey et
haut lieu de la facture d'instruments à vent, marquait de nombreux
instruments avec la marque des revendeurs :
(exemples: Autiero à Avignon,
Bohn à Guebwiller en Alsace, Bajus-Gossart dans le Pas de Calais, Barbé pour Le
Puy, Bonnel à Rennes, Dolmetch au Mans, Dupeyrat à Riberac etc...)
Souvent les facteurs fabriquaient
des clarinettes pour l'étranger avec des estampilles de revendeurs exportateurs
(De Prins à Anvers en Belgique, Foetisch à Lausanne en Suisse, Bizet qui vendait
à son nom les Thibouville et les Gautrot « anonymes » pour l'Espagne
et le Portugal, voire l’Amérique latine...) Les clarinettes françaises
étaient vendues en Europe et dans l'empire français (Thibouville approvisionnait
le revendeur Bembaron en Tunisie et le revendeur Charvet en Algérie...) mais
aussi beaucoup de magasins de musique dans le monde entier. Parfois un facteur aidait un autre facteur (Thibouville aidait Gautrot et
inversement pour les exportations en grande quantité pour les USA
afin de respecter les quantités et les délais).
Enfin la plupart du temps, le
fabricant laissait les clarinettes anonymes, les revendeurs mettant ce qu'ils
voulaient... et parfois rien du
tout ! car à part quelques noms réputés, les musiciens d’alors n’étaient pas
obnubilés par une estampille. L’armée mettait un numéro, certains musiciens
mettaient leurs initiales ou leurs noms, d’autres rien du tout.
Ces exemples sont destinés à
montrer que l'on ne peut pas toujours se fixer sur une estampille garante de
qualité et que c'est aussi illusoire que les griffes actuelles dans la
confection où les vêtements identiques sortent des mêmes usines, avec les mêmes
produits... mais avec des prix différents ! La griffe symbolise et suppose
alors la qualité et la mode mais le produit est souvent quasi - identique. Cette clarinette avec une estampille vaudrait plus chère ! Enfin il ne faut pas oublier que
les contrefaçons et les fausses estampilles existaient déjà ! Les
faux étaient courants et au fil du temps, certains en ont rajoutés.
Au lieu de regarder l'estampille comme révélateur de qualité,
regardons l'esthétisme de la clarinette, la qualité de ses matériaux et jouons
avec pour voir ses qualités acoustiques et musicales. Et cette clarinette est belle, joue juste et possède un beau son
puissant et chaud. La
clarinette en Ut jouait avec les autres instruments sans
transposer et pour cela elle était utilisée souvent dans les orchestres de
musique populaire.
Le diapason est bas
(La = 435 Hz) mais courant au 19ème
siècle. L'instrument est en buis, peu épais et bien tourné et n’a pas de
repose-pouce car son poids sans le bec est très léger : 260 g.
L'instrument
est composé de 5 parties : barillet, corps supérieur, corps central, corps inférieur,
pavillon.
Le barillet est
arrondi légèrement au centre comme le fait la facture française (en Allemagne
le renflement est vers le bas.) Le bulbe est assez
plat comme les clarinettes 6 clés tardives fabriquées en France. Les
2 becs en ébène sont du célèbre facteur Lelandais, un peu usés
car à l'époque en
France, certains jouaient à l’ancienne avec les dents et la lèvre inférieure qui
reposaient sur le bec et la lèvre supérieure posée sur l'anche. Beaucoup de
clarinettistes populaires jouaient à l’ancienne, donc à l’envers. Les boites sont
intéressantes, boite double assez rare pour les becs et la boite de clarinette « Charles
X » pour l’instrument est très belle.Tout est d'origine et bien
conservé et elle a joué jusqu’à la guerre de 1914 dans le Lot et Garonne. En attendant, elle joue très bien, juste et avec une belle
sonorité.
Laissons à cette belle inconnue, son anonymat et son mystère !