mercredi 20 juin 2018

Musique de jazz et peinture abstraite. 2ème Partie

José-Daniel Touroude 

Après la deuxième guerre mondiale, les acheteurs et les marchands émigrés, mais aussi les fondations et les musées alimentés par des donations importantes entraînent un certain tropisme des artistes vers les USA, car les enchères et les achats se font surtout aux USA. Les USA devenus riches achètent les tableaux qualifiés de «dégénérés», les marchands français vendent de plus en plus aux USA (les cubistes, les fauves, les surréalistes….), les USA récupèrent aussi nombre de tableaux perdus, volés, cachés pendant la guerre et les artistes américains fertilisés par les artistes modernes réfugiés deviennent essentiels. Un des plus importants est Pollock.


Pollock est aussi un passionné de jazz, fasciné par tous ces artistes d’avant-garde européens, admirateur de Picasso, fasciné par la psychanalyse de Jung.  A l’inverse, des jazzmen comme Richard Clay sera inspiré et fera référence à la célèbre période bleue de Picasso avec « blue period » alors que Nando Michelin lui sera inspiré par Kandinsky et créera un morceau appelé «Vassily Kandinsky». Kandinsky résumera d’ailleurs l’état d’esprit des artistes modernes en écrivant «représenter un objet (ou un sujet) nuit à la peinture, seul compte la résonance intérieure de l’artiste. » Pollock fera une peinture libre, spontanée, où tout s’inverse : d’abord la couleur (pot de peinture troué et peinture sur le sol « le dripping » puis vient le dessin (alors que toute l’histoire de la peinture est d’abord un dessin, puis la coloration de peinture). Ainsi « Mural » de 1943 de Pollock  où il abandonne dessin, fond et figure.
"Mural" de Pollock de 1943.

L’expressionniste américain, instinctif, inconscient, primitif, spontané, décontracté, provocateur, avec des couleurs et des sonorités nouvelles comme le thème de Duke Ellington « the Mooche » improvisation contrôlée. 

«L’art automatique» de Pollock c’est laisser l’esprit flotter, les doigts libres et on peut improviser sans grilles ni partitions mais dans la liberté (enfin relative car la moitié est au moins programmée par les milliers d’heures de travail et de son répertoire, l’autre moitié il est vrai est plus aléatoire selon l’inspiration du moment).


D’autres peintres seront influencés par le jazz comme Léger, Otto Dix  et bien d’autres. On retrouvera cette recherche de liberté et de spontanéité dans le mouvement Cobra des peintres belges. Matisse peint plusieurs tableaux inspirés du jazz «Il faut que la peinture serve à autre chose qu'à la peinture... " dira Matisse. Ainsi dans son tableau « la tristesse du roi » (Salomé qui danse) liberté, papiers découpés, pas de dessins que des couleurs. Il inspirera des jazzmen comme le grand saxophoniste français Guy Lafitte avec son morceau  "Matisse" . Robert et Sonia Delaunay avec «Rythme 1932» puis "rythme sans fin" en 1934 puis « Rythme n°1 » en 1937 seront aussi fasciné par le Jazz.  Robert Delaunay maîtrise les cercles de couleurs différentes liés aux réflexions sur les cercles de couleurs primaires, complémentaires, antagonistes obligeant l’œil à ralentir ou à accélérer créant un rythme saccadé identique au jazz. Warhol peint «Fox Trot»  qui représente un diagramme de pas de cette danse. 
Warhol, Fox Trot.
Autre peintre fondamental passionné de jazz, Stuart Davis dessinait et peignait dans les clubs de jazz, ami de nombreux jazzmen dont Duke Ellington qui l’a beaucoup inspiré, admirateur de Diego Rivera qui faisait ses superbes fresques à Mexico, de Matisse, des Dadaïstes, il va être un des créateurs de «l’art dans la rue»  (un des slogan repris en Mai 1968 par l’école des beaux arts). Précurseur du Pop Art, cool, décontracté, à la sortie de la guerre mondiale, il peint  « The Mellow Pad » ou en 1951 « Owh in san pao » avec des mots dans la peinture.
Stuart Davis : « Tropes de teens » 1956  inspiré de la musique de Duke Ellington « It dont’t mean a thing »
Comme son ami Mondrian, Stuart Davis est fasciné par l’optimisme et le dynamisme des USA, du rythme trépidant et débridé de la ville et de la vie moderne industrielle. Le jazz avec le swing devient la musique populaire de cet état d’esprit de vivacité, que le rock continuera. Le peintre est de son époque, en interaction entre l’homme et son environnement, l’espace, le temps, les énergies, le émotions, l’ambiance, les couleurs, le rythme, les sons …
"For internal use only" de Stuart Davis.
Stuart Davis annonce le Pop Art et utilise les grilles d’accords de jazz  « the Mellow Pad » en 1951. Plus récemment Jean Michel Basquiat improvisait sa peinture sur des thèmes de jazz et a fait seul ou avec A. Warhol plus de 30 toiles influencées par Billie Holiday et Charlie Parker alors que D. Hammons  avec « Chasin’the blue train » rendait hommage à John ColtraneEn retour, des jazzmen voudront aussi colorer la planète comme Fabien Degryse avec son thème " painting the planet", ou Gregory Porter «painted on canvas» ou Jacky Terrasson « gouache». Actuellement le jazz et la peinture font encore bon ménage et s’influencent réciproquement comme par exemple dans les expressions du « sound painting ».






vendredi 15 juin 2018

Musique de jazz et peinture abstraite. Jazz Music and abstract painting.

José Daniel Touroude.


La musique fut inspirante pour les autres arts et a contrario ceux ci ont permis à des musiciens de créer. Nous présenterons uniquement quelques relations entre la musique de jazz et la peinture du XXème siècle et leurs correspondances, véritable passerelle qui s’est élaborée dans les deux sens.
Ces interactions ont toujours été nombreuses. Quelques exemples célèbres parmi beaucoup d’autres. Debussy était fasciné par la mer, les estampes japonaises, lui-même dessinait et il a créé une musique innovante et subtile qui a inspiré notamment le peintre WhistlerWagner ce propagandiste de l’art total transdisciplinaire, où la musique est lié à la philosophie, le théâtre, les décors …. et qui va créer un univers musical original et sublime qui va subjuguer de nombreux peintres notamment Fantin LatourSchönberg déconstruisant la musique classique va la révolutionner et trouvera  son alter ego dans le peintre Kandinsky qui sera fasciné par la dodécaphonie et ce compositeur. Le  Jazz ne fut pas en reste et va inspirer les peintres comme Pollock, Kupka, Dove, Stuart Davis, Mondrian, Kandinsky, Matisse, les Delaunay, Leger….Il y a eu une magnifique exposition en 2009 au quai Branly sur ce thème des influences croisées du jazz avec des peintres contemporains encore plus modernes et moins connus.


Avant que expressionnisme américain s’abreuve au jazz, l’aventure des passerelles entre jazz et peinture commença à Paris !
Avant la première guerre mondiale, les artistes étrangers et français se retrouvent à Montparnasse et à Montmartre et façonnent l’art moderne : notamment le Cubisme sous la protection du marchand Kahnweiler avec Picasso, Braque et Juan Gris et la plupart de ceux qui seront les grands noms de la peinture moderne Sonia Delaunay,Matisse, Modigliani, Kupka, Leger, Robert Delaunay etc….
Ce brassage des artistes venant d’horizons divers sont aussi imprégnés par la mode des civilisations orientales (Chine, Japon) et par les arts premiers (notamment africains) Exotisme mais aussi ouverture au monde qui permet de relativiser, de renverser les règles et les contraintes artistiques…Le Jazz arrive tôt en Europe mais cette «musique de nègre» est mal vue comme d’ailleurs le Tango argentin, deux musiques des bas fonds qui font pourtant fureur. (Juan Gris sera un excellent danseur, Mondrian aussi). Dès 1910 Mondrian est passionné par le Ragtime et écrit des réflexions entre musique et peinture «le nouveau plasticisme» en 1917. Kandinsky ayant le don de synesthésie théorisera les relations intimes entre musique et peinture.

Une belle démonstration de ragtime et d'histoire

De son côté, les élites américaines sont fascinées par la peinture européenne et organise en 1913 une exposition sur cette peinture nouvelle d’avant garde venant de Paris : Duchamp, Matisse, Gauguin …. seront découverts et cette exposition aura un impact essentiel. Mais la première guerre mondiale va ruiner l’Europe !
Wassili Kandinsky, "composition VII" 1913
Pourtant entre les deux guerres la vie artistique reprend de plus belle et les échanges vont osciller entre l’Europe et les USA. La musique de jazz fut vraiment découverte en France dès les années 20 avec la revue nègre avec Joséphine Baker, Sidney Bechet… et les premiers 78 tours américains de ragtime de Scott Joplin, de blues de Bessie Smith, du Gospel de Mahalia Jackson, du boogie-woogie de Fats Waller …. en fait du jazz hot et jazz New Orléans avec Louis Armstrong etc…
Maurice Picot fera le bas relief des folies bergères en 1926 au style art déco. Avec Paris, l’autre foyer culturel sera en Allemagne (Bauhaus) avec Kandinsky et l' expressionnisme allemand (Kirchner… ).
"Joséphine Baker"
Jean Dunand

Arthur Dove 1913
Sentimental Music
Kandinsky 1912
Improvisation.
















Pourquoi le jazz fut inspirant ? Les nouveaux peintres d’avant garde ne pouvaient rester insensibles à cette musique si vivante, joyeuse, tellement nouvelle et éprise de liberté. Un thème simple avec des harmonies au départ dans une grille de quelques accords (et qui deviendront avec Duke Ellington puis le Jazz moderne de plus en plus sophistiqués) sert de base et enclenche l’essentiel à savoir une improvisation, plus ou moins contrôlée, que l’on peut créer autour de ce thème. «J’ai trop d’idées pour créer seulement une mélodie» dira Dizzie Gillespie, idée que partage tous les jazzmen.
On ne montre plus la technique apprise aux beaux arts (pour un peintre ou un sculpteur) ou au conservatoire (pour un musicien), mais on fait parler ses émotions avec des techniques différentes créatives. Mais les grands artistes ont souvent un niveau culturel et/ou technique important et ne font pas n’importe quoi. Il n’y a rien de plus réfléchi qu’une improvisation, que ce soit les cercles de Kupka, les couleurs de Delaunay ou les lignes de Mondrian qu’une improvisation de jazzmen (je pense à Buddy de Franco (un de mes clarinettistes préférés) ou de jazzwomen (je pense à Ella). Le jazz c’est aussi du rythme, de l’énergie, du dynamisme, de la spontanéité mais aussi de la musique pour danser. Mondrian découvre le jazz en 1926 avec la revue nègre, le charleston, les filles libres aux cheveux courts, la liberté des années folles…. le Paris artistique en ébullition. En 1929 il peint "Fox trot A et puis fox trot B" . Mondrian qui adorait danser et écouter veut exprimer les proportions mais sans motif concret, un dialogue de sons qui va se transformer en couleurs. Il réfléchit sur le jazz dans son ouvrage « le jazz et le néo-plasticisme» et notamment sur les « riffs » en jazz (petites phrases rythmées répétées pour alimenter le swing qu’il reproduira dans sa peinture), mais aussi comme la liberté d’improvisation à partir de grilles d’accords et comme la liberté du corps de Joséphine Baker qui peindra dans fox trot 1929.
Mondrian : Fox trot.
Mondrian : Fox trot B














Aaron Douglas, fou de jazz, dessine et peint dans les clubs de jazz de Harlem et reproduit l’ambiance de ces boites de nuit. Mais a contrario des musiciens sont inspirés par la peinture également comme Miles Davis avec le mouvement black Harlem Renaissance des années 20. En 1932 un autre grand peintre américain Stuart Davis peint et fait référence au jazz avec ses tableaux  "It don’t mean a thing /if it ain’t got that swing" de Duke Ellington ou en 1938 de ses tableaux "Swing Landscape"  (époque de Count Basie, Benny Goodman et autres Big Band célèbres.

Stuart Davis devant son tableau avec Duke Ellington en 1943.

Lors de la deuxième guerre mondiale, l’Europe étant à feu et à sang, beaucoup d’artistes abstraits fuient l’Europe pour les USA  (guerre, plus de liberté d’expression, plus d’acheteurs, antisémitisme d’un monde de marchands et de collectionneurs en grande majorité juifs et refus des autorités pour les artistes d’avant garde…) . La deuxième guerre mondiale sera alors déterminante dans ce transfert de centre de gravité et du passage de relais entre l’Europe et les USA.  
Peggy Gugenheim invite les peintres dadaïstes, les surréalistes, tous les avant-gardistes dans ses galeries ainsi que les expressionnistes américains comme Pollock. Elle est entourée de Max Ernst (son mari), Picabia, DuchampMondrian et repère tous les artistes nouveaux les faisant vivre et se constituant une collection qui avec le temps sera prestigieuse et enviée. Cette rencontre entre les créateurs de l’avant garde européens et américains vont réduire l’influence de Paris comme capitale de l’art et la remplacer par New York, avec sa bourgeoisie riche et férus d’art. On peut prendre quelques exemples de grands créateurs d’art abstraits qui seront influencés par le jazz comme Arthur Dove.
Sails de Dove.


Arthur Dove.


Dove est un  américain qui va à Paris, découvre le fauvisme et Matisse, subjugué par Kandinsky, fou de Charlie Parker qu’il écoute en boucle, revient aux USA et inspire le jeune Pollock.   C’est un peintre qui comme beaucoup veut exprimer un état intérieur d’où l’intérêt de la philosophie et des valeurs spirituelles, le besoin de liberté totale sans contraintes, les emprunts à d’autres civilisations et de la résonance de différentes musiques. Il possède le don rare de synesthésie lui aussi (comme Kandinsky par exemple quand il entend de la trompette, il peint en jaune etc…) A contrario le compositeur Scriabine lui projetait une couleur pour chaque note lorsqu’il jouait du piano. Le fait d’associer les notes et les couleurs n'est pas nouveau : 7 notes, 7 couleurs….Dove crée en 1927 en hommage aux  grands compositeurs de jazz :   son tableau qu'il baptise du non d'un morceau de Irving Berlin : "Orange  Grove in California".
"Orange Grove in California " de Arthur Dove en 1927.

"Orange grove in California" thème  composé par Irving Berlin en 1923 pour sa "Music Box Revue.
Et aussi un autre tableau baptisé : "I'll build a stairway to paradise", du nom du thème Georges Gerschwin pour un américain à Paris.
"I'll build a stairway to  paradise.



1942 : la grande grève des musiciens américains pendant un an, entraîne une paralysie des enregistrements, les grands orchestres déclinent. (les concerts enregistrés en live sauvages valent des fortunes actuellement). Mondrian comme beaucoup fuit l’Europe, le Paris créatif et insouciant et arrive aux USA, un des premiers grands abstraits après voir tâté du cubisme, du symbolisme et modifie sa peinture, la rend plus dynamique dans la fournaise américaine et devient un passionné fou de jazz et de ses clubs.
Mondrian : Victory Boogie Woogie de 1942

Il est fasciné par la ville en mouvement, qui ne dort jamais où le bruit devient syncope, rythme différent qui s’entrechoquent comme des vagues déferlantes, avec ses building et cette ville géométrique qui construit de plus en plus haut et qui donne une nouvelle et autre vision, voire d’une dissolution du motif de la ville classique .  Mondrian exprimera cette idée dans ce fameux tableau "New York City" en 1942. Il est fasciné par ce rythme identique au train  comme le "Day break express" de Duke Ellington. Il créera le "Broadway Boogie Woogie" la même année. 
Mondrian : Broadway Boogie Woogie.

Mais à l’inverse, nombre de musiciens de jazz ont été influencé par la peinture notons " Mood Indigo"  du Duke avec l’excellent clarinettiste Barney Bigard ou le thème fameux "Black and Blue" de Fats Waller




Fin de la première partie.

Pour accéder à la seconde partie.