par José-Daniel Touroude.
Je remercie
chaleureusement les contributions de René Pierre, Denis Watel, Jean Jeltsch et Albert Rice sans lesquels je
n’aurais pu faire cet article, mais les hypothèses énoncées liées à des
incertitudes n’engagent que moi. Il faut prendre cet article comme une étape en
attendant d’autres éléments qui confirmeront ou infirmeront certains propos.
Introduction : Dans des greniers, on trouve parfois
des pépites oubliées. Ainsi Antiq-Broc de Niort m’a vendu une clarinette en Ut à
5 clés de JG Geist, provenant du
château de Béceleuf (près de Niort). Nous aurions pu faire une fiche catalogue avec
la photo. Mais un des plaisirs du collectionneur est de jouer au détective,
rechercher la généalogie du facteur, le replacer dans son contexte historique,
puis analyser les techniques, les influences, faire restaurer les instruments,
les classer et parfois même les refaire sonner avant de les admirer en vitrine
et là la phrase de Lamartine «objets inanimés avez vous une âme qui
s’attache à notre âme et la force d’aimer ? « prend tout son sens. Étant tous confinés suite au virus, nous avions du temps et nous sommes partis donc à
la recherche de Geist, nous avons trouvé
ensemble des documents inédits et avons réalisé une analyse technique de
l’instrument et cela a crée beaucoup d’interrogations et de demandes de
précisions entre nous avec des analyses souvent convergentes, parfois aussi
divergentes.
Méthodologie : Cet article est le premier sur JG Geist et regroupe des documents
inédits sur une clarinette d’exception mais cet article montre aussi l’approche
méthodologique et les doutes que beaucoup de collectionneurs connaissent. Nous
déchiffrons donc une nouvelle pièce inconnue et nous proposons des déductions
grâce à des indices concordants trouvés dans différentes sources, puis nous émettons
des hypothèses pour les nombreuses parties manquantes, faute de preuves.
En fait nous synthétisons deux analyses :
1°une analyse historique, notamment sur l’histoire des premières clarinettes 5
clés des années 1770-1780 et de leurs facteurs, mais qui possède aussi ses lacunes
et incertitudes car au départ, il n’y avait pratiquement rien sur Geist. Quelques phrases dans un article
de Bernadette Girard en 1973 (dans la revue recherches sur la musique classique
française vol 13) qui cite des phrases d’un jugement de curatelle de 1775 et donne
quelques informations. Les archives concernant l’état civil ont été détruites
par les émeutes de la Commune de Paris mais il reste comme l’indique DW les
actes notariés et les actes des commissaires de Paris dans les registres du Châtelet
mais pas faciles à trouver. Alors commencent des recherches documentaires dans
les archives anciennes et RP retrouve le jugement de curatelle de 1775 et découvre
le testament fait en 1775. Aussitôt nous les décryptons ensemble mais comme il n’y
pas la date de son décès, cela va poser des interrogations sur la preuve de la fin
de ses activités et en conséquence sur la datation de la clarinette.
2° une analyse minutieuse et technique
des instruments est confrontée alors à l’analyse historique. Celle ci fut effectuée
par JJ (qui réussit à faire les parties manquantes du corps central et du
bec/barillet selon les cotes des instruments contemporains de Geist et de réaliser en plus une fidèle
copie de la Geist en Ut.) Ce travail
technique donne des informations mais pose aussi des interrogations. En effet
nous manquons tous d’une analyse comparative, de visu et non par photo, des
premières clarinettes 5 clés qui sont dispersées à travers le monde. Alors
chacun analyse en fonction des instruments qu’il possède ou qu’il connaît et
élabore des déductions et des suppositions notamment pour les datations qui sont
souvent imprécises. La datation est un sujet récurrent de débat. Pour la Geist en Ut, nous sommes d’accord pour
les années 1770. Mais quelle date exacte ? cela paraît futile mais la
clarinette évolue vite à cette époque et pose des problèmes pour une
chronologie pertinente de la facture de clarinette ! Or cette clarinette
pourrait être une des premières 5 clés fabriquées et qui reste conservée en
France ! et ceci est important pour les collectionneurs. Notons enfin que cet article est le
fruit d’un travail collectif. Des documents anciens qui relatent des faits
(mais tous les historiens savent que les transcriptions ne sont pas forcément
objectives et véridiques), engendrent des déductions et des hypothèses. En
attendant d’autres éléments probants, entre intuition et analyse logique, pour
confirmer ou infirmer certains propos émis, gardons en mémoire la phrase du savant
Henri Poincaré :
" C’est par la logique que nous prouvons mais c’est avec
l’intuition que nous trouvons"
Analyse historique : Découverte de
Geist : En
effet Geist était juste un nom vaguement mentionné jusqu’à une vente à Drouot d'une première clarinette à 4 clés en Ré qui est actuellement au Musée de la musique à Paris ! (on a pu établir la traçabilité de
l’instrument provenant de la collection d’Alain Vian frère de Boris, vendue à
André Bissonnet marchand antiquaire en instruments de musique qui l’a vendu à son tour à un
collectionneur Laurent Kaltenbach). Cette clarinette fut vendue à Drouot (25
000 F + frais soit 7500 € actuels TTC) mais sans mention du nom de
Geist ! car l’estampille n'était pas visible.
Elle fut achetée par le Musée de la Musique de la Villette, car elle fut
signalée à Florence Gétreau par Jean Jeltsch, en pratiquant le droit de préemption aux enchères, ce qui a
frustré le collectionneur de clarinettes Nick Shackleton ! (collection au
Musée d’Edimbourg), et ce qui fit applaudir le public français ! Rappelons
que le droit de préemption donne un pouvoir à l’Etat par la loi du 31/12/1921 (puis
étendu plus tard aux collectivités territoriales) d’acquérir de manière
autoritaire une œuvre d’art vendue aux enchères, si celle-ci constitue un objet
essentiel au patrimoine national afin de l’empêcher de partir à l’étranger ou
dans une collection privée.
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Première page du catalogue de 1992 et description de la clarinette en ré de Geist conservée au musée de la musique de Paris |
Johann Godfried Geist (1750-1775
Paris)
Description : Clarinette en Ré, complète, sans
restauration. Perce étroite et petits trous. Bec et barillet en une seule pièce. Pavillon et corps du bas en une seule pièce. Virole centrale en bois dans la masse. 4 clés carrées en laiton. Clé de MI/Si à bascule (à l’allemande). Ressorts posés et encastrés sur bois. Tampons cuir collés à la gomme laque. Estampilles (3) JG Geist + Colombe au dessus, en dessous Fleur. Collection du Musée de la musique Paris. Datation entre 1760 et 1770.
Ainsi Johann Gottfried Geist apparaît dans le monde des collectionneurs,
comme un facteur allemand installé vers 1750 à Paris. Il avait fabriqué
notamment cette petite clarinette en Ré à 4 clés datable vers 1765 (car ce
n’est que vers 1760 en principe que la 4ème clé fut inventée en Allemagne).
Elle est répertoriée comme la plus ancienne clarinette française fabriquée et conservée
actuellement (même si d’autres ont existé avant mais ont disparu). La
clarinette en Ré était courante (remplaçant parfois les trompettes en Ré) et a connu
ses moments de gloire grâce aux concertos de Molter (elle est désormais abandonnée et remplacée par la
clarinette Mib.).
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Portrait de Villemet
avec sa petite clarinette /Pierre Bazin |
En ce qui concerne la clarinette
Geist à 4 clés, les clés carrées
sont classiques et montrent une synthèse du style français avec la 4ème
clé Fa#/Do# qui se joue avec l’auriculaire gauche reprise par tous les facteurs
français alors que la 4ème clé allemande de Lab /Mib se joue avec
l’auriculaire droit (exemples des facteurs de Dresden comme Grenser ou Grundmann). Cette clarinette n'a que 4 clés (il en reste 27 connues
actuellement dans le monde selon A. Rice). Mais ce clétage était rare (5/27
selon A. Rice), car les autres 4 clés connues ont la clé de Lab/Mib de style allemand ce qui est normal vu la prédominance de l’Allemagne dans la facture de
clarinette à cette époque. Par contre le montage de la grande clé à bascule
Mi/Si est typiquement allemand.
Un autre instrument
répertorié connu de JG Geist est un
hautbois d’amour situé dans la collection du Musée Unterlinden de Colmar et il
semble que c'est le premier voire le seul hautbois d'amour de cette époque
fabriqué en France. En effet cet instrument était à la mode au 18ème
siècle en Allemagne et JS Bach, Graupner, Telemann l’ont magnifiquement utilisé. JG Geist en avait certainement fabriqué dans son pays d’origine. Nous
voyons l’intérêt primordial des instruments de Geist : non seulement ce sont des instruments de bonne facture
mais qui sont parmi les plus anciens et surtout conservés en France.
Analyse historique pour retrouver les
traces de JG Geist :
Johann Gottfried GEIST ou Jean
Godefroy Geist (son nom francisé dans les documents) était saxon, né à Weimar
dans le duché Saxe-Weimar, un des états du Saint Empire Romain Germanique vers
1710 -1720 (nous n’avons pas avec certitude son acte de naissance et cela provoque
un premier débat.)
Notre argument se base sur un
fait : En effet en 1750, « il est
marié, a beaucoup voyagé dans différents royaumes et reconnu comme faiseur
d’instrument » donc on peut en déduire un âge de maturité, ainsi, en
1750 il aurait une trentaine d’années ce qui est plausible avec ce texte. Nous trouverons bien un jour la date
exacte de sa mort et de sa naissance qui doit bien exister quelque part ! Mais
il importe de montrer aux lecteurs les doutes, les faits et les hypothèses
quand on plonge dans le passé de quasi anonymes qui ont laissé peu de traces….
Je reprends mon récit : A cette époque
Weimar était la capitale (mais en fait une petite ville) d’un duché de Saxe
d’un prince protestant luthérien Ernest Auguste 1er dans une
Allemagne en plein chaos avec une multitude de petits territoires plus ou moins
indépendants. Croyant en Dieu jusqu’à la fin de sa vie (cf. testament)
vraisemblablement luthérien comme la plupart de ses concitoyens de Weimar selon
le principe « cujus regio, ejus regio « (on prend la religion de son
prince). J.G. Geist est né lorsque le
génial JS Bach était l’organiste du
Temple luthérien à Weimar (jusqu’en 1717). C’est à Weimar qu’il composa notamment
la célèbre Toccata et fugue en Ré mineur BWV 565.
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Weimar au 18eme siècle. |
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J.S. Bach 30 ans à Weimar |
Nous ne
savons rien sur sa famille mais nous supposons que J.G. Geist a dû faire son apprentissage de tourneur sur bois et
facteur (sans doute vers 1730-1735 car à l’époque on travaillait jeune et
l’apprentissage durait plusieurs années) mais on ne sait pas où, ni avec qui ? Là
encore nous sommes obligés de déduire ce qui est plausible … Ainsi en
Allemagne, les principaux facteurs avec qui Geist
aurait pu apprendre son métier de facteur d’instruments à vent ne sont pas
nombreux. Vu la qualité de son tournage, il est vraisemblable qu’il a dû se
former à l’époque chez un grand facteur proche de Weimar.
Proposons quelques
noms de maîtres célèbres d’apprentissage proches de Weimar : il y
avait notamment à Nuremberg le créateur de la clarinette et son fils : les Denner (1707-1735) mais aussi Zick (1703-1733), les deux Oberlander (1681-1763). Plus loin de
Weimar mais aussi possible : Scherer (1711-1778)
à Butsbach en Hesse, ou les Walch (dynastie
commençant en 1690 à Berchtesgaden)…Faiseur d’instruments à vent doté d’un
sérieux savoir-faire, il devient itinérant comme beaucoup à l’époque, qui passe
d’atelier en atelier, de Maitres en Maitres, de ville en ville, de pays en pays
pour travailler et se perfectionner car un document d’époque indique que «GEITZ est étranger et de nation Prussienne
ou Saxonne, il s'est établi à Paris en 1750, " marié, après avoir été
errant longtems dans diferans Royaumes, il jouissait de quelque réputation pour
les dits instrumens". Il confirme à
la fin de sa vie qu’il a beaucoup voyagé (testament). Mais quelle est la définition à l’époque de royaume et de
voyage dans la 1ère moitié du 18ème siècle ?
Il a voyagé et travaillé comme ouvrier
ou compagnon entre 1740 et 1750 mais où ? et chez qui ? là nous
n’avons aucun renseignement. Donc formulons quelques hypothèses logiques.
Vu l’avance des allemands sur le reste du monde dans la facture instrumentale
de la clarinette, (les français, eux, avaient plus concentré leur inventivité sur
la flûte et le hautbois), il est plausible que Geist ait travaillé d’abord dans
les nombreux états allemands où se trouvaient de grands facteurs :(Denner à Nuremberg, Crone à Leipzig, Stingelwagner à Triftern voire vers 1745 chez Grenser à Dresden ou Wietfelt à Burgdorf, voire chez Schlegel à Bâle….) ou qu’il s’était
établi simplement à Weimar !
En effet Albert Rice nous indique
qu’il connaît une facture qui concerne l’achat de trois clarinettes et sept
fifres, établie en 1749 par Johann Heinrich Geist de Weimar qui indique leur
livraison à la Cour de Gotha (cité dans Christian Ahrens, «Zu Gotha ist eine
gute Kapelle . . .» Aus dem Innenleben einer thüringischen Hofkapelle des 18.
Jahrhunderts, Stuttgart, 2009, 209). Troublant ! Est-ce le
même Geist ? Car il serait surprenant que deux Geist différents soient
facteurs de clarinettes (qui étaient rares) venant de la même petite ville de
Weimar… question de probabilités… une erreur sur le 2ème
prénom ? ou Heinrich était-il son 3ème prénom ? un
parent ? tout est possible. Toutefois il n’y a rien de surprenant que Johann Gottfried GEIST puisse habiter,
travailler ou garder des liens dans sa ville natale Weimar avant son arrivée en
France en 1750. Et rien de surprenant de livrer des clarinettes (peu courantes quand
même à cette époque) à Gotha, duché réputé pour son théâtre dans la salle du
château de Friedenstein, (un des premiers théâtres d’Allemagne à disposer d’une
troupe permanente) avec de nombreux artistes et savants et surtout d’un
orchestre existant depuis 1651 (chapelle de la cour). Ce fait expliquerait aussi
peut être ses voyages ultérieurs courants, n’ayant pas rompu les ponts avec l’Allemagne.
D’autre part ceci explique pourquoi Geist
était à la pointe des innovations de cet instrument, vu l’avancée des
allemands. Amis collectionneurs
allemands si vous connaissez un instrument ou une information sur Geist ? Manifestez vous.
|
Ce type de
clarinette allemande était fabriqué par
Geist dans les années 1740. |
Anonyme facture allemande. Clarinette en
Ré. Bec/ barillet en une
seule pièce refait. Corps du bas/
pavillon en une pièce. Virole centrale fine
tournée dans le buis. 2 clés plates
carrées en laiton. Ressorts posés et
encastrés sur bois.Tampons cuir. Musée : Edimbourg. Datation : vers 1740.
A t-il voyagé dans les différents
petits états allemands c’est probable, mais aussi sans doute hors d’Allemagne,
vu l’état chaotique de ce pays. Mais vu la barrière de la langue, Geist apparemment ne parlait
qu’allemand (car vivant à Paris depuis 25 ans en 1775, entouré de relations
germanophones jusqu’à la fin de sa vie en France, il a eu besoin d’un
traducteur en 1775 pour sa curatelle.) Il a pu logiquement aller aux Pays Bas,
dans les pays flamands, Bruxelles, voire peut être Strasbourg ou l’empire
austro-hongrois notamment Vienne….
Essayons de recenser les principaux facteurs possibles entre 1740 et
1750 (date de son installation à Paris) où JG
Geist a pu travailler. Ils ne sont pas nombreux (bien sûr il y a forcément
des talents inconnus qui n’ont pas laissé d’instruments ou de traces) mais il
existait des facteurs réputés qui pouvaient accueillir un compagnon comme Geist. Les Pays Bas avaient
d’excellents facteurs à Amsterdam avec P.
Borkens (1724-1765), T.Boekhout (mais
il s’arrête en 1715 mais avec son successeur ?), J. Steenbergen (1700-1752), De
Bye (1700-1750)…Bruxelles est aussi possible mais tardivement avec
d’illustres contemporains : comme G.A.
Rottenburgh, ou Willems à
Bruxelles, voire Vienne en Autriche…. Il est normal que nous n’ayons pas de
traces de Geist, car les ouvriers et
compagnons chez un Maître, ne signaient pas leurs œuvres.
Rappelons
le contexte historique de
notre clarinette à savoir les destructions en Allemagne au 17ème
et 18ème siècles et ses conséquences pour la facture instrumentale. Au
début du 18ème siècle, la plupart des petits états allemands ont
subi sur leurs territoires la guerre de trente ans (guerre de religions faisant
3 à 4 millions de victimes) avec des cohortes de mercenaires pillant tout et
qui ont laissé ces régions exsangues. Ainsi la moitié de la population de Saxe
est morte de dommages de guerres, de famines et des épidémies qui s’en
suivirent. L’économie est désorganisée et avant que recommence la guerre de
succession d’Autriche puis la guerre de 7 ans ! En conséquence, de nombreux artisans
ne peuvent plus travailler dans des petits états allemands dévastés et émigrent
vers la France qui était un grand pays riche où l’artisanat avait des
débouchés. En effet au début du 18ème siècle la France de Louis XV, était
un grand pays avec ses 22 millions d’habitants, et était enviable malgré les
guerres et les gaspillages. Mais il n’y a pas eu que la France ou les Pays
Bas ! En effet l’Angleterre organisait des concerts avec des
clarinettistes depuis plusieurs décennies et un fils de Jean Sébastien, Jean
Chrétien Bach fait vraiment connaître la clarinette en 1763 en Angleterre
(précédé par Thomas Arne en 1760 (cf A. Rice in Galpin Society n°72 en 2019) .
Celle ci s’implante rapidement. Certains facteurs allemands comme Tölcke et Hespe exportent des clarinettes en Angleterre. Les premiers
facteurs en Angleterre étaient parfois aussi des immigrants allemands. Et puis
il y avait aussi des immigrés artisans huguenots français exilés suite à la
révocation de l’Edit de Nantes. Après ces influences extérieures, la facture de
clarinette anglaise sera vite inventive, spécifique et renommée.
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Photo
d’une des premières clarinettes recensées à 5 clés vers 1770-75 de Thomas Collier Londres. (proche de la Geist en Ut mais aussi
d’autres facteurs comme Kusder à
Londres ou Willems ou Rottenburgh à Bruxelles…) |
Thomas Collier (1765-1785) Londres. Ouvrier
chez Schuchart depuis 1753 s’installe en 1765 et Hale lui succède en 1785. Clarinette
en Sib. Bec
et barillet en une seule pièce. Pavillon
et corps du bas en une pièce. Virole
centrale épaisse tournée dans le buis. 5
clés carrées et plates en laiton. Ressorts
posés et encastrés sur bois. Tampons
cuir collés gomme laque. Estampille
(4) T. Collier London + Soleil. Musée Edimbourg. Datation entre 1770 et 1775.Si l’Allemagne est le berceau de la
clarinette, au milieu du 18ème siècle, les Pays Bas, la France, la
Belgique, l’Empire Austro-Hongrois et l’Angleterre vont vite adopter cet
instrument et apporter des innovations et des modifications notables. En effet
les guerres incessantes et leurs pillages, les échanges commerciaux de nombreux
instruments, les voyages des musiciens à travers l’Europe permirent des
échanges vers d’autres pays, très rapidement. Il est aisé de copier une flûte
ou une clarinette, pour un bon facteur s’il possède un exemplaire. Ainsi les
innovations se répandent très vite, ce qui complique les attributions des
innovations et les datations. L’immigration des facteurs allemands est
fondamentale. Parmi les artisans, ceux qui travaillent le bois (tourneurs et
notamment les facteurs d’instruments à vent allemands) sont sans doute les plus
avancés dans le monde et vont diffuser leurs savoirs en ébénisterie et facture
d’instruments à vent, ce qui va améliorer rapidement la facture française. De
nombreux facteurs sont souvent d’origine allemande ou deviennent français, par
les bouleversements géopolitiques. Cette immigration qui débuta au 18ème
siècle s’intensifia au 19ème.
J.G. Geist faiseur d’instruments à
Paris : JG
Geist arrive en 1750
à Paris, après avoir bourlingué dans différents pays, il est marié mais sa
femme décède (brulée indique t-il) lors de son arrivée en France et n’a pas
d’enfants. En effet à cette période Geist est en pleine activité, la demande commence
à se développer notamment chez des militaires et l’offre des faiseurs
d’instruments en France est assez faible : C. Bizey (le Maitre de
Porthaux), Naust liés aux Lot (Thomas, Gilles et Martin)… qui sont parmi les premiers
facteurs réputés à Paris. (cf livre de Gianini). Geist s’établit donc à Paris
en 1750, et ce qui est sûr c’est qu’en 1759 il apparaît nommément dans les
archives d’habitants de l’enclos des Quinze Vingt. Un document atteste « Geist travaille dans l'Enclos des 15/20
"faiseur d'instruments à vent, allemand de nation". Nous ne savons pas exactement où était
son atelier entre 1750 et 1775 mais sans doute dans son appartement (comme M. Amlingue et d’autres selon DW) car
certains travaillaient seuls et à domicile sans véritablement d’atelier comme
on se les représente parfois. Il vivait dans l’enclos des 15/20, locataire au 3ème
étage, face à la cour « paitrede » (nord-est du quadrilatère de
l’enclos 15/20, paroisse St Eustache).
L’enclos des 15/20 a été construit par Saint Louis pour d’une
part loger et soigner les aveugles dans l’hôpital des 15x20 (soit 300 lits) à
Paris. Mais il y avait aussi un enclos franc qui permettait aux artisans de
s’installer et d’ouvrir des ateliers, où on pouvait acheter des marchandises. Geist s’installe dans ce quartier rénové
en partie (notamment l’hôpital et des immeubles récents.). L'enclos des 15/20 était néanmoins un
quartier populaire composé d’une mosaïque de provinciaux (avec leurs patois
comme les fameux gascons avec leur langue d’Oc, incompréhensibles des parisiens)
mais aussi d’étrangers qui avaient tendance à se regrouper aussi selon leur
langue et leurs activités. Ainsi Geist
était entouré de germanophones et après 25 ans à Paris, il ne parlait pas
toujours le français ! Les habitants de ce quartier composaient un nombre
important de petits métiers dans une zone franche artisanale dynamique, assez
prospère, mais peu intégrée au système officiel. Ainsi, il y avait de nombreux artisans
souvent plus créatifs, innovants et révolutionnaires dans leurs pratiques que ceux
inscrits dans les corporations officielles imposant des règles voire des modes notamment
dans les métiers du bois et des métaux
Il est normal que JG Geist, comme d’autres tourneurs sur bois et facteurs
d’instruments étrangers, s’établissent dans cette zone.
Ce qui montre que JG Geist surnommé
Fritz alors, apparaît comme un facteur solitaire, innovant grâce à ses voyages,
peu intégré a priori à l’organisation officielle des métiers et que, malgré son
talent, n’a jamais été Maître de la communauté des "faiseurs d'instruments
de musique à Paris". Dans son testament devant notaire en Mai 1775, il est
qualifié de faiseur d’instruments de musique et non de Maitre. En effet pour
être intégré au système officiel, il fallait être français, catholique et avoir
fait tout son apprentissage à Paris. Mais Geist était étranger, protestant
(hérétique), et ayant été formé ailleurs ! Il ne pouvait être
intégré !
Mais ce qui nous intéresse, c’est que dans
le quartier des 15/20 (où on trouvait des facteurs notamment M. Amlingue,
sans doute aussi d’origine allemande), il y avait aussi, proche de l’enclos,
la grande caserne des mousquetaires noirs depuis Louis XIV.
Les facteurs commençaient à se
rapprocher des casernes car ils réparaient et faisaient des instruments ;
cela s’intensifia vers la fin du 18ème siècle quand la clarinette se
généralisa ! Les facteurs vont se rapprocher de leurs clients, la musique
militaire demandant aux facteurs des flûtes, des fifres, des hautbois et de
plus en plus des clarinettes. Ainsi en 1764, les Gardes-Françaises, (qui étaient les rivaux
des Gardes Suisses) constituaient une élite de l’infanterie française des
armées royales et des mousquetaires. Ils étaient chargés de la protection du
Roi et créèrent le premier ensemble à vent. (Ils ont eu notamment comme
officier d’Artagnan puis comme chef La Fayette et sont les ancêtres de la garde
nationale puis de la Garde Républicaine.). Les clarinettes rentrèrent donc en
force : 6 clarinettes, 3 bassons, 2 cors, 1 flûte, 1 serpent, 1
trompette, 1 cymbale et grosse caisse.
Par
une ordonnance du 12 décembre 1762, la musique des gardes régimentaires se
composait de 4 bassons, 4 cors de chasse, 4 Hautbois et 4 Clarinettes. (État
militaire de France, pour l’année 1763; sixième édition, Paris, 1763,
172-3).
Tout régiment espérait aussi avoir son
harmonie pour parader dans les défilés avec ses clarinettes omniprésentes mais
ponctuelles car les musiciens étaient souvent des gagistes intermittents payés
par le colonel du régiment). En conséquence, la demande de clarinettes en
France débuta vraiment et l’offre arriva à suivre grâce aux nouveaux facteurs. J.G.Geist
était au bon endroit, au bon moment.
Jean
Godefroy Geist fut
donc contemporain et collègue à Paris des premiers grands facteurs de
clarinettes français (qui faisaient flûtes, flageolets, hautbois, bassons…)
comme C. Delusse (1758-1779), Michel Amlingue
qui habitait aussi dans l’enclos et qui était arrivé à Paris à 22 ans en 1766 et
déjà considéré comme un grand facteur de clarinettes fournissant les commandes
royales (cf article Galpin Society). Il y avait aussi Prudent Thierrot (qui débuta en 1765…) et à la même époque, les Lot (Gilles, Thomas, Martin … cf livre
de Gianini).
Entre1750 et 1775, Geist indique la
nécessité qu’il a de voyager et envoie de l’argent régulièrement pour paiement
de son loyer au Maitre de l’enclos du 15/20 et sans doute de l’argent à la dame
qui vit chez lui pour entretenir son appartement. Par ses nombreux voyages, il
intègre rapidement les innovations de cet instrument qui se dote vers 1760 de
la 4ème clé et aux environs
de 1770 d’une 5èmeclé.
Clarinette de Gilles
Lot de Paris (contemporain de Geist)
Gilles Lot (1752-1775)
(Paris). Clarinette
en Ut ? Barillet/bec
manquant. Pavillon
et corps du bas en une pièce. Virole
centrale en bois dans la masse. 5
clés laiton carrées. Ressorts
posés et encastrés sur bois. Tampons
cuir collés gomme laque. Estampille :
Gilles Lot A Paris. Coll
privée Samoyault. Une des premières clarinettes
françaises à 5 clés . Datation entre 1770 et 1775.
Face à la découverte de ce nouvel
instrument qui devient populaire et que les facteurs perfectionnent, les
compositeurs créent des œuvres, comme Haendel
avec son ouverture pour 2 clarinettes et cors (1740-1741) D’autres intègrent la
clarinette d’abord ponctuellement comme Haydn en1761 dans son
Divertimento à 4 pour deux clarinettes et deux cors (Albert R. Rice, «The
Clarinet in the Works of Joseph and Michael Haydn,» Eisenstädter
Haydn-Berichte, Band 3, 2004, 29-46). Bien sûr J. Stamitz de l’orchestre de Mannheim, (lieu essentiel pour la
clarinette) écrit le premier concerto pour clarinette en 1755 et son fils Carl
va donner des œuvres incontournables pour tous les clarinettistes. En 1774 et
1776 Gluck découvre cet instrument et l’utilise dans ses opéras Orféo et
Alceste (écrits originellement pour chalumeau en 1762 et 1766 puis remplacé
dans les éditions ultérieures par la clarinette).
En 1758, donc à l’époque de JG Geist, la clarinette fait son entrée à
l’Opéra de Paris situé d’ailleurs prés de l’enclos des 15/20 dans Gilles
garçon peintre, z’amoureux-et-rival de Jean
Benjamin de La Borde. Le concerto de J.Stamitz
aurait été joué pour la première fois au "Concert Spirituel"
de Paris en 1772 au Louvre, proche aussi des 15/20, par le clarinettiste
virtuose Joseph BEER. puis plus tard vint Mozart en 1778, influencé par l’école de Mannheim et par la
clarinette… (lettre célèbre à son père).
En conséquence, la
clarinette se répand à cette époque et les premières méthodes et traités de
composition pour apprendre ce nouvel instrument sont notamment la méthode du
clarinettiste allemand Roeser en
1764 et celle de Francoeur en 1772.
Viendront ensuite, vu la popularité de la clarinette, les méthodes de Castillon (entrée dans le supplément de
l’Encyclopédie) en 1776 et de Vanderhagen
en1785.
René PIERRE a trouvé deux
documents sur Geist : son testament de Mai 1775 qui
était inconnu et le jugement de curatelle en entier de Juillet 1775, documents qui
éclairent la fin de sa vie et qui fournissent beaucoup d’informations. En 1775
Geist indique qu’il est très malade depuis longtemps. Le notaire se déplace
chez lui pour son testament en Mai 1775 et y apparaît une femme : Dame
Anne Marie Faune, femme dévouée sans être payée, vivant sous son toit depuis longtemps
et qui s’occupait de lui ! Elle a été nommée par Geist exécutrice testamentaire
et légataire universelle…. Je ne relate pas les suppositions des uns et des
autres sur les relations supposées entre cette dame et Geist !
Mais surprise !
deux mois après, Geist va encore plus mal et a des crises de démence, ce qui
occasionne un jugement de curatelle en Juillet 1775. La curatelle est un
jugement juridique uniquement pour confusion mentale, sénilité, crise de
démence ponctuelle mais le texte entrevoit aussi la possibilité qu’à terme une
aggravation et un enfermement en hospice serait prévisible. Ses curateurs sont ses
amis Schwartz et Zelter qui doivent administrer sa vie en présence d’autres
témoins, surtout amis germanophones.
Il y a notamment une
interdiction de production qui nous perturbe. Celle ci concerne l’impossibilité
de faire un emprunt, d’administrer et d’aliéner ses biens, de signer des
contrats sous peine de nullité ce qui est normal mais pas expressément de
travailler ; mais en avait-il la possibilité vu sa santé ? That is
the question ? Geist possède quelques biens à la fin de sa vie : mobilier,
biens meubles dont ses outils, effets et hardes usagés et vit sur ses économies
mais néanmoins ses biens modestes suscitent des envies … argent à placer
pouvant subvenir à une hospitalisation, tout cela dans un climat de confusion
mentale de l'intéressé….. un document
indique qu’il se déplace en Juillet 1775 chez le procureur civil du Châtelet de
Paris de son logement à Montrouge (hospice ? ainsi il ne serait plus apparemment
au 15/20 comme en Mai 1775 ?)
Il possède des
créances (certainement des instruments pas encore payés) et des dettes (loyers,
fournisseurs ?) mais le legs est relativement modeste.
Pourrait-il
s’agir d’un abus de faiblesse mais de qui ? 1°) de Anne Marie femme dévouée vivant
chez lui depuis longtemps et qui n'était peut être pas si désintéressée ? Le
testament la nomme légataire universelle et exécutrice testamentaire en Mai.
Cela paraît normal car c'est elle qui s'occupe du malade ou 2°) Des amis et
témoins tous germanophones, certains connus depuis plus de 20 ans, s'opposant ainsi
aux risques d'accaparement de la jeune femme, qui obtiennent deux mois
après le testament, un jugement de curatelle insistant sur sa démence (mais ce
qui est curieux, personne ne parle du testament peut être secret !). Les amis
de Geist ont l’air de personnes respectables (bourgeois, les deux König chirurgiens
militaires, des fourbisseurs). Ont-ils senti le danger juridique et par ce jugement gagner la course de
vitesse contre la Dame ?… Qui a vendu aux enchères les biens de Geist ?
Sauf ses outils et ses hardes pour le cas d’une guérison miracle bien
hypothétique. Il souffrait de confusion mentale, débouchant sur des crises de
démence. A l’époque il n’y avait aucun médicament pour traiter les crises de
démence et stabiliser le malade. Une rémission à cet âge, toujours possible (DW
aime cette thèse), mais qui nous paraît bien improbable surtout pour créer une
clarinette innovante. Mais nous n’en savons rien, reste à trouver des preuves.
Ces péripéties ont pour nous un intérêt
essentiel : la datation précise de cette clarinette en Ut et plus généralement la chronologie des premières clarinettes 5
clés. Geist a-t-il fabriqué cette clarinette avant ou après 1775 ? Cette
question fait débat entre nous. Pour ma part, je penche pour l’année 1774 au
plus tard, quand Geist pouvait la faire car vu son état de santé délabré en
1775, tourner et faire une belle clarinette, seul me semble plus qu’improbable.
Il commençait à délirer. Mais aucun document n’indique la date de sa mort. De
plus des clarinettes datées vers 1770-1775 existent et ont beaucoup de
ressemblances (mais aussi de rares différences) avec celle-ci.
D’après l’analyse
historique des documents et des bases de données existantes, cette clarinette a
pu logiquement avoir été faite avant 1775. Mais ce n’est pas si simple et ma
déduction fait débat. Comme on ne connaît pas encore la date de sa mort, certains
affirment qu’il est possible que Geist ait guéri momentanément de sa folie et ait
tourné cette clarinette avec les outils qu’il avait gardés, dans les années 75-80
….
Autre hypothèse : il
arrivait parfois qu’après le décès du facteur dont le nom figure sur
l’estampille, des instruments soient vendus (stocks), voire fabriqués par
d’autres facteurs utilisant le fer à estampilles. En attendant, si l’inventaire
après décès est peu probable car Geist n’avait pas d’héritier direct, il peut y
avoir un inventaire de ses outils devant notaire qui nous éclairera peut être…
Nous essayons
de résoudre cette énigme en mobilisant le réseau des collectionneurs. Si vous
avez des instruments ou des informations, prenez contact avec nous. Il existe
plusieurs premières clarinettes à 5 clés des années 1770 -75, (mais elles sont dispersées
dans les musées et les collections à travers le monde, ce qui rend les
comparaisons difficiles. Or sans une comparaison physique et minutieuse nous
sommes contraints à élaborer des conjectures !
Exemples de clarinettes qui furent parmi les premières 5 clés
Rottenburgh G.A. (1703-1784) (Bruxelles). Clarinette en
Ré à 5 clés. Estampille :
GA/Rottenburgh/A/ Bruxelles/Etoile. Musée Musique
Paris. Datation
entre 1765 et 1775
Tölche
H.C. (1720-1798) Brunswick. Allemand exportant en Angleterre des Clarinettes
« à l’anglaise » (comme Hespe). En Sib à 6 clés et zig zag (typique
anglaise). Estampille : H.C. Tolcke/
Bronsvig. Musée de Trondheim. Datation 1772 ( Rice)
Analyse technique de la clarinette Geist en Ut à 5
clés :
Photo
clarinette Geist en Ut à 5 clés : le barillet et le corps central manquants
ont été réalisés par Jean Jeltsch de couleurs différentes et permet de visualiser ainsi les
parties originales et les parties refaites.
JG
Geist (1750-1775 Paris) : Clar
en Ut, incomplète, avec restauration. Perce
étroite et petits trous. Bec
et barillet désolidarisés refait. Corps
central refait. Pavillon
et corps du bas en une pièce. Virole
centrale en bois dans la masse. 5
clés carrées plates en laiton : Tige
clé Fa# refaite. Clé
de MI/Si à bascule (à l’allemande) ? Ressorts
posés et encastrés sur bois. Ressorts
laiton grandes clés rivetés. Tampons
cuir collés gomme laque. Estampille (2): JG Geist + Colombe + I Coll Touroude. Datation vers 1775.Reprenons les
différents éléments :
La longueur
est de 554 mm, avec les parties reconstituées et sans bec (longueur avec hypothèse
barillet désolidarisé du bec)
L’estampille de Geist se compose de "I.G. GEIST
à Paris" et d’une colombe. Jean Jeltsch nous indique que Geist (comme cela
se faisait souvent chez les facteurs allemands comme Denner = sapin, Haas = lièvre, Hainlein = petit coq etc..
. ) est le seul facteur parisien à signer avec le symbole
de son nom : Geist veut dire esprit saint d’où une colombe. La marque Geist a
évolué très peu entre ces deux clarinettes. La clarinette en Ré à 4 clés du
Musée de la Villette a en plus une fleur à 5 pétales alors que sur la
clarinette à 5 clés en Ut, l’estampille est légèrement différente car la fleur
est remplacée par un I voire un 1… Il faut aussi noter une inscription sur le
pavillon certainement des clarinettistes anciens propriétaires :
D’ANTER JL et une autre difficile à lire (RUTURINJEURL ?) Il
faudra affiner avec d’autres moyens de visualisation notamment avec les
appareils du laboratoire du Musée de la
musique.
Commençons
par le bas :
Le corps du bas et le pavillon monoxyle constituent une seule pièce,
ce qui se retrouve dans les clarinettes du 18ème siècle. En effet ce
n’est que vers la fin du siècle (1780-85) que pavillon et corps du bas commencent
à se désolidariser. Plus tard, le
pavillon s’évase et se dote peu à peu d’un cerclage en ivoire (comme pour les
hautbois). La raison principale est qu’il est difficile de trouver un morceau
de buis long et large d’un seul tenant (le buis doit avoir plusieurs
décennies). Certains pensent aussi que le transport est plus facile en
plusieurs morceaux mais des étuis anciens en cuir où on enfile les instruments
montrent que cet argument n’est pas obligatoire, le pavillon se démontant
rarement. La perce du pavillon est un double cône (en fait, une partie assez
cylindrique, puis un évasement conique "droit", pas un
"cône" exponentiel en courbe ce qui est surprenant indique J. Jeltsch).
La
perce : son
diamètre est de 14 mm (mesurée au départ de la partie inférieure) et
l’épaisseur du bois est faible, fragile ce qui est commun à de nombreuses
clarinettes de cette époque, (ce qui explique aussi la rareté des clarinettes).
Enfin il faut noter la finesse et la légèreté de l’instrument car il n’y a pas
de repose pouce à l’époque, ni de garnitures en ivoire. Les
trous sont petits, ce
qui occasionne une faible dispersion du son (idéal pour la musique de chambre)
mais la disposition des trous interpelle un peu car en comparant avec d’autres
clarinettes, on s’oriente plus vers des clarinettes un peu postérieures connues
estampillées à la fleur de lys vers 1780. En quelques années les changements
sont très importants et il est difficile de dater précisément et qui influence
qui ? Il est possible aussi que Geist soit un facteur innovant vu sa
formation et ses voyages.
Les
clés de la clarinette
en Ut préfigurent un autre type de clarinette qui émerge : la clarinette
classique française. Après 25 ans passés en France, JG Geist devait faire
ses clés selon les modèles français comme M.
Amlingue ou Prudent). Si on retrouve l’inventaire de ses outils à sa mort, on
saura s’il faisait lui même ses clés ou s’il se fournissait chez les clétiers
aux alentours. Néanmoins il reste des habitudes allemandes ainsi la plaque de
la clé Mi/Si où les oreilles sont relevées à la façon germanique indique JJ.
Les ressorts d’origine sont des lamelles d’acier
mais fragiles. Ils ont connu certainement des rafistolages. En effet les ressorts
des clés de La et de Registre (de douzième) sont en acier, maintenues en
place par du fil d’acier pour améliorer la tension et pouvoir continuer à
jouer. En ce qui concerne la clé de Lab/Mib, le ressort d’origine a disparu et
la clé de Fa#/Do# a un ressort brasé en laiton sur la clé à l’étain assez
peu orthodoxe. Mais cette clarinette a vécu et a donc subi quelques retouches
plus ou moins idéales. (entaille du bois sous la clé, brasage, fil d’acier de
soutien…). Ces ressorts sont typiques des clarinettes du 18ème
siècle et sont encastrés dans des rainures. Plus tard au début XIXème siècle
les ressorts seront rivetés sur les clés et non plus coincés au fond d’une
rainure sur le bois.
Les tampons sont en cuir et il y a des restes de
gomme laque rouge. Ils sont sans doute d’origine. Le tampon sous la clé Fa#/Do#
a disparu. Le diapason est environ de La=
430 Hz à vérifier (l’absence de barillet et bec modifiant la fréquence). Les bagues ou viroles : sur cette clarinette, la seule bague
sur la partie inférieure est tournée dans la masse de buis et sert de renfort à
des mortaises. Les autres ne sont pas des bagues mais en fait des collerettes
tournées dans le buis pour l’aspect esthétique. Les bagues évolueront en viroles
classiques en corne ou en ivoire vers 1780-85, lors de la séparation du bec et
du barillet et plus tard du pavillon et du corps du bas ; elles auront
aussi un rôle esthétique, d'où l'ivoire noble provenant des colonies (à noter
que l’Allemagne ayant des difficultés à se procurer de l’ivoire a privilégié la
corne) mais aussi pour renforcer des endroits fragiles. Le tournage de la virole est-il vraiment
un argument de datation ? ce n’est pas évident.
Le
corps central a été
refait par JJ selon le modèle ayant les mêmes caractéristiques que la Geist, en
se basant sur une Clapisson de Lyon en
Ut. Le
corps du haut est
assez habituel dans sa facture : forme du corps avec évasement en haut,
forme des deux bagues qui tiennent les clés, forme des tenons… Les clés sont
différentes l’une de l’autre : la clé de registre (de douzième) est très plate
comme la clarinette à 4 clés, donc
archaïque et détonne un peu vu l’époque (stock ancien ? ) alors que la clé
de La est galbée et paraît plus cohérente avec l’allure générale de
l’instrument.
Le barillet et le bec : Malheureusement, je n’ai pas le bec et barillet de
cette clarinette. Vers 1760-75, ils étaient d’un seul tenant (cf les
différentes 4 clés voire les premières 5 clés) . A. Rice pense que c’est vers
1770 75 que l’on commence à les séparer, mais certains en font encore en 1785 (comme
Hale cf Collection Schakleton à Edimbourg).
J’ai donc demandé à J. Jeltsch de faire les deux possibilités, la Geist étant dans une période charnière. Ci joint la photo
bec-barillet d’un seul tenant en buis réalisé par J. Jeltsch selon le modèle Geist 4 clés du Musée car les cotes sont
proches. Le bec des années 1770 est soudé au barillet, une table courte,
une fenêtre triangulaire étroite, une anche courte, avec des stries hautes
pour fixer l’anche avec la ficelle.
Quelques
années plus tard, le bec va se désolidariser du barillet et s’élargir avec une
fenêtre plus large, une table plus longue et large, des stries plus
basses…) ; le plus souvent le bec sera en ébène car plus solide et
stable que le buis, plus pratique aussi pour s’accorder. Cette séparation du
bec permet d’éviter les fentes dans le haut du corps du haut, là où les
changements thermiques et hygrométriques sont les plus brusques. Rappelons aussi
que l’on jouait à l’envers à l’époque en France, l’anche posée sous la lèvre
supérieure. A cette époque dans les années 1770, les clarinettistes utilisaient
le barillet pour s’accorder au diapason mouvant selon les orchestres, l'accord
se faisait sans arrêt en tirant un peu à la jonction inférieure du barillet où
le tenon est bien souvent plus robuste et plus largement proportionné que le
tenon du bec.
La ligature est faite avec une ficelle (ce que
les allemands privilégient encore) et les anches sont un peu différentes
taillées par les clarinettistes avec des anches plus courtes (comme
continuent à le faire les puristes allemands)
En attendant, cette clarinette en Ut
de J.G. Geist montre l’évolution par
rapport à la 4 clés, elle présente d’autres caractéristiques proches des
premières clarinettes classiques à 5 clés françaises. Elle montre que Geist
qui, au départ mêlait les influences allemandes et françaises, maîtrisait les dernières innovations des facteurs
français.
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Les deux clarinettes : original et copie par Jean Jeltsch |
Pourquoi la
datation des instruments est-elle approximative et souvent source de
débats ?
Nous tentons d’une
part l’analyse historique et généalogique du facteur, souvent avec peu de
documents, avec la mention « actif entre telle date et telle autre date
dans telle ville ». L’instrument a t-il été fait au début, au milieu ou à
la fin de sa carrière ? ou même après sa mort ? (continuation par les
veuves et compagnons de l’atelier de l’estampille!). D’autre part nous
faisons l‘analyse technique : elle aussi est imprécise car ce n’est pas
parce que telle clarinette a des trous, des viroles, des clés de telle forme
etc… que nous pouvons la dater précisément. En effet tel facteur
pouvait faire les instruments habituels qu’il connaissait bien et il n’était pas
toujours au fait des dernières innovations. Par ailleurs les clients ne
recherchaient pas forcément le dernier modèle mais demandaient des instruments
sur lesquels ils avaient appris à jouer (exemple : des 2 , 3 et 4 clés ont
été fabriquées après 1770 alors que certains facteurs commençaient les 5
clés ! ) Il y avait aussi les instruments d’occasion recyclés sur lesquels
on rajoutait des trous et des clés, pour mieux les vendre.
La seule certitude
demeure que plusieurs types de clarinettes coexistaient et étaient fonction du
prix, des matériaux, du modernisme plus ou moins accepté de l’instrument, du
nombre de clés etc…Ces deux analyses
permettent d’établir par déduction et analogies des fourchettes mais pas une
date précise ! (sauf les
instruments gravés avec une date ou un poinçon d’argent sur des clés pour les
flûtes, indique René Pierre). Nous voyons bien que
notre champ d’analyse est complexe et demande une certaine modestie dans nos
propos .
Enfin nous
remercions chaleureusement Jean Jeltsch qui a réalisé une copie fidèle de cette
clarinette et nous espérons tous l’entendre sonner prochainement !