jeudi 6 mars 2025

La vie singulière et mouvementée d'une clarinette signée G.S. Kollmus.


par José-Daniel Touroude

J’aime bien découvrir des facteurs peu connus de clarinettes et /ou des objets qui ont vécu des histoires qui se mêlent à l’Histoire. Cet instrument de fabrication allemande de 1822-30 a joué toutes sortes de musiques notamment du classique, des variétés et du klezmer et a émigré aux USA dans les années 1850-80 pour finir en France dans ma collection, il y a quelques années. Nos sources viennent principalement de l’ouvrage (Der Blasinstrumentenbau im Vogtland) d’Enrico Weller (Allemagne), de la base de données mondiale d’Albert Rice (USA) et de mes recherches personnelles puisque j’ai la chance de posséder une clarinette de Kollmus rare en parfait état.

Clarinette G.S Kollmus (J.D. Touroude.



Le contexte historique et l’émigration des facteurs d’instruments de musique.

La Bohème, était dirigée par François 1er Empereur d’Autriche et par Metternich et constituait un royaume catholique qui faisait subir une contre-réforme commencée après la guerre « religieuse » de 30 ans du 17ème siècle. La Saxe voisine était un royaume protestant, située à quelques kilomètres de la frontière avec la Bohème. Plus tolérante, elle accueillait les exilés bohémiens hérétiques imprégnés des idées toujours vivaces de leur compatriote Jan Huss, des juifs, des luthériens mais aussi des réfugiés économiques. Ce contexte religieux et économique entraina une émigration importante notamment de nombreux artisans (la révocation de l’Edit de Nantes par Louis XIV en 1685 aura les mêmes conséquences désastreuses, 400 000 protestants parmi les mieux formés du pays dynamisant les pays concurrents).  

Les artisans étaient très mobiles car le compagnonnage permettait de sillonner des régions et des pays différents, de passer de maitres en maitres puis selon les opportunités, les facteurs se fixaient comme compagnons ou avaient la possibilité de s’installer dans des endroits où la demande était forte, où la guerre ne sévissait pas, où la fille ou la veuve d’un maitre était accueillante et dotée ! où l’intolérance était moindre et permettait de travailler. C’est ainsi que le transfert d’artisans luthiers et de facteurs a pu s’opérer notamment entre l’empire autrichien et le royaume allemand de Saxe. (mais aussi entre l’Allemagne et la France)

Histoires de la creation des poles-de.html

De Graslitz à Markt Neukirchen

Vue générale de Graslitz


G. S. Kollmus, comme beaucoup de luthiers et de facteurs d’instruments de musique à vent venait de Bohème notamment de Graslitz. Ce haut lieu de la facture existait depuis 1669 grâce à la création de la guilde des luthiers de Graslitz puis en 1677 de celle de la ville limitrophe de Klingenthal.

Ces villes constituaient un des pôles majeurs de la lutherie, de renommée internationale, avec les familles de maitres luthiers et de leurs successeurs. Citons les plus célèbres : Caspar Hopf, Michael et Johann Andréas Dörffel, Christian Friedrich Glass spécialisé dans les archets, Amand Meisel etc… avec leurs instruments à cordes qui font rêver actuellement les collectionneurs. (Aux enchères de Vichy a été vendu récemment un violon de Caspar Hopf, un archet de Friedrich Glass mais aussi un violoncelle acheté 11 000 € en 2020 de David Christian Hopf de 1775-1780 (à Klingenthal appelé aussi Quittenbach). Merci au Commissaire - Priseur Guy Laurent pour ces informations.

La proximité géographique a permis à 12 luthiers originaires de Graslitz de s’implanter dans un village de l’autre côté de la frontière en 1677 nommée Markt Neukirchen et former la 1ère corporation de luthiers d’Allemagne. Le célèbre luthier Caspar Hopf, un des fondateurs de la guilde de Graslitz- Klingenthal a été aussi un des fondateurs de la guilde de Markt Neukirchen. Ces émigrés développèrent ainsi une économie locale prospère avec la fabrication d’instruments de musique comme à Graslitz. Ils enrichirent ainsi les ressources de cette petite ville et de son roi en payant, en contrepartie de leur accueil, des taxes importantes.

Plus tard des facteurs d’instruments à vent se regroupèrent en un collectif de facteurs important à Markt Neukirchen. Ainsi en 1800, il y avait déjà 27 facteurs qui avec leurs ateliers regroupés permettaient de produire massivement (pour payer des taxes élevées) et d’exporter dans le monde notamment aux USA, pays qui avait même un consulat à Markt Neukirchen.  Une grande partie des instruments vendus dans le monde venait de Markneukirchen à la fin du 19ème siècle, ville quasiment consacrée à la production d’instruments de musique, avant un déclin inexorable. (Nous connaitrons le même phénomène avec la Couture Boussey en France).


La guerre civile de sécession aux USA (1861-1865) ruina beaucoup d’artisans d’instruments de musique en Europe, aussi bien à Graslitz qu’à Markt Neukirchen, d’autant que l’industrialisation industrielle en expansion offrait un apprentissage du travail plus simple (y compris dans les instruments de musique nouveaux comme les harmonicas inventés en Allemagne, les accordéons inventés à Vienne en Autriche…).  Il y avait dorénavant aussi la concurrence étrangère plus importante, notamment française et la facture américaine naissante. Les artisans traditionnels comme Kollmus ne purent concurrencer la production industrielle de clarinettes standardisées en ébène faites à travers le monde, ce qui explique qu’il n’a pas eu de successeur. 

La famille de G.S.Kollmus

Son père Joseph Kollmus exerçait comme commerçant à Funkenstein en Bohème et sa mère était Ursula Rohleder, tous deux de confession juive. Leur fils Georges Simon Kollmus naquit en Janvier 1797 ou 1798 à Funkenstein en Bohème et fut musicien (sans doute clarinettiste) et a fait son apprentissage chez deux facteurs d’instruments de musique notamment de clarinettes à Graslitz puis à Leipzig, ce qui explique son savoir-faire spécialisé en clarinette. En revanche aucune source indique dans quel atelier précis il a fait son apprentissage. Son frère ainé Franz Carl Kollmus (1793-1850) était aussi musicien (instrument à cordes), luthier et suivant une émigration déjà existante, les deux frêres Kollmus s’installèrent donc à Markt Neukirchen sous la protection du roi de Saxe.

George Simon Kollmus vivait et fabriquait déjà des clarinettes à 5 clés certainement chez un des nombreux facteurs de la ville comme compagnon. Puis il se maria en 1821 avec Christiane Caroline Jacob, fille d’un maitre serrurier de la ville George Adam Jacob. En 1822, les autorités de la ville lui permirent de s’installer à Markt Neukirchen comme facteur d’instrument à vent, en suivant les obligations nécessaires avant de se mettre à son compte et poser son estampille à savoir : prouver son savoir-faire devant ses pairs, avoir été compagnon, être marié, payer de lourdes taxes, avoir une adresse d’atelier. Il s’installa officiellement (et c’est pour cela que je date ma clarinette à 5 clés de cette époque autour de 1822-1830). Il devint citoyen de la ville mais avec des restrictions à savoir une tolérance incertaine et mouvante pour la confession juive de la part des autorités de la ville.  

Musicien, facteur, mais aussi revendeur, il eut de nombreux problèmes avec la corporation de luthiers et de facteurs car il avait fait son apprentissage à l’étranger en Bohème et non en Saxe, formation extérieure obligatoirement dévalorisée et opposée à la règle protectrice des corporations. Ainsi Kollmus, malgré ses qualités, n’était pas reconnu par la corporation de la ville qui doutait de son Curriculum Vitae étranger et qui ne supportait pas de concurrence de facteurs installés libres. En conséquence, la corporation demanda donc au roi d’appliquer cette interdiction qui avait été édictée en 1800. Mais la demande fut rejetée en 1830, contrant les corporations aux règles archaïques et peu soutenues d’ailleurs par le souverain, en vertu de la liberté du commerce et des influences françaises de l’ancien roi de Saxe. En effet Fréderic Auguste 1er a été souvent allié de l’empire français et des idées des lumières et il le paya de l’amputation de son royaume.

Sur le pavillon de cette clarinette, on peut voir une couronne surmontée d’une croix chrétienne. Elles étaient courantes et indiquaient que le titulaire avait le pouvoir (souvent royal) et la protection de Dieu. Le fait de mettre cette estampille indiquait que Kollmus avait une certaine protection royale malgré sa non admission dans la corporation de ses pairs. En effet Kollmus n’a jamais pu être admis par la société des facteurs d’instruments à vent et c’est explicité et noté en 1843 dans les archives de la ville. G.S. Kollmus mourra à Markneukirchen en 1863 (en 1858 le nom de la ville changea de Markt Neukirchen ou Neukirchen en Markneukirchen, ville du royaume de Saxe.)

Une clarinette rare à 5 clés et avec corps de rechange

Puisque Kollmus était bohémien et facteur de clarinette, il faut noter que cette région était importante pour la clarinette, et que de nombreux bohémiens vont renforcer à Paris, par une immigration de qualité, l’aura culturelle de la France. Joseph Johann Beer, est né aussi en Bohème, clarinettiste virtuose ami de Carl Stamitz (de l’orchestre réputé de Mannheim qui a eu une influence certaine sur Haydn et Mozart). Jeune bassoniste, il avait intégré aussi l’armée française mais sa consécration fut au Concert Spirituel de Paris où il joua en France le premier concerto pour clarinette du bohémien Carl Stamitz en 1771. J.J. Beer a ajouté une innovation essentielle pour la clarinette à savoir la 5ème clé vers 1770-1775 permettant de jouer en évitant quelques doigtés en fourche peu commodes. De plus il fut un grand pédagogue, créa une méthode et eut des élèves prestigieux Yost, Xavier Lefèbre (1er professeur du conservatoire de Paris et créateur de la 6ème clé) etc… Il était Franc-maçon de la célèbre loge des 7 sœurs.

F. BEER
Un autre virtuose allemand de la clarinette Franz Tausch, de l’orchestre de Mannheim, ancien élève de Johann Stamitz et de Salieri, fut décisif, franc-maçon également et qui a eu notamment comme élève Baerman, Crusell…Tous ces anciens et premiers virtuoses firent connaitre et apprécier la clarinette comme instrument soliste créant des œuvres originales avant l’apparition des œuvres de W.A. Mozart (avec le clarinettiste A. Stadler)  

Mais notre clarinette de Kollmus a aussi un corps de rechange. Le corps de rechange, qui a connu un succès rapide en Europe, a été inventé probablement en 1775 par Amlingue, un des nombreux facteurs français d’origine allemande établi à Paris. Rapidement Grenser à Dresde en 1790 en fera, imité par les facteurs comme Kollmus. (Grenser fut un facteur célèbre de Dresde, capitale de la Saxe et proche de Markt Neukirchen). La clarinette en La permettait de transposer plus facilement avec les autres instruments en do (cordes, flûtes, piano…) 

Clarinette en Sib avec corps de rechange en La en buis 

de 1822-30 à 5 clés carrées de Kollmus (collection Touroude)

Clarinette en Sib avec corps de rechange en La en buis 

de 1790 à 5 clés carrées de Grenser (collection musée Edimbourg)


D’après la base internationale de données concernant les facteurs d’instruments en préparation et communiquée par Albert Rice (USA), il resterait seulement 3 clarinettes connues de GS Kollmus dans le monde. Kollmus était un artisan et faisait des clarinettes traditionnelles. Ses clarinettes ont pratiquement les mêmes caractéristiques malgré les datations qui s’étalent sur plus de 30 ans : buis, bagues en corne, avec corps de rechange en La avec tirettes, clés carrées en laiton, estampilles sur toutes les parties, anneaux et blocs avec fixation par tiges de laiton, ressorts rivetés en laiton etc…. Il a seulement suivi l’adjonction de clés que demandaient les musiciens pour jouer de la musique romantique de plus en plus technique.

Tirettes relevées pour passer en La (collection Touroude

Ces 3 clarinettes connues sont donc : 

·    *  Cette clarinette 5 clés Sib avec corps de rechange en La datée environ 1822-1830 (collection Touroude)

·      * Une clarinette 10 clés très proche de la précédente avec le corps de rechange en La datée environ 1830-1840 (collection au Musée de Bochum (Ruhr)

·      * Une clarinette 12 clés en Sib au Musée du Théâtre de Stockholm mais malheureusement sans le corps de rechange en La (les tirettes du corps du bas prouvant l’existence passée du corps en La), datée environ 1840-1850





·       *  Il faut noter aussi un cor de basset de forme courbe, anonyme mais possiblement attribué à G.S. Kollmus qui est exposé au beau musée de Markneukirchen.             

La vie mouvementée de cette clarinette 

Un instrument de musique a une vie en fonction de ses propriétaires successifs. Fabriquée par un facteur de confession juive en Saxe, la clarinette a suivi la vie et l’histoire de ses premiers propriétaires juifs qui ont émigré aux USA, qui a joué pendant un siècle avant d’être exposée et rangée soigneusement comme souvenir d’un ancêtre de la famille (d’où son bon état) pendant un autre siècle avant de venir dans ma collection en France et de doter bientôt un Musée ou une autre collection pour un autre siècle ? Les guerres et l’occupation napoléoniennes et les revirements politiques du roi Fréderic 1er roi de Bohème avec Napoléon 1er avaient ruiné la Saxe et la grande puissance protestante (patrie de Haendel, de JS Bach) avait perdue plus de la moitié de son territoire et 40% de sa population en faveur de la Prusse voisine. Les émeutes de 1830 puis de 1848 réprimées et le déclin de ce royaume vont décourager nombre d’habitants, d’autant que la Saxe va intégrer l’empire allemand en 1871. La politique peu tolérante envers de nombreux juifs pendant cette période, entrainera en conséquence l’immigration vers les USA pour un avenir meilleur  Ainsi au cours de cette période, la population juive américaine a presque été multipliée par cent, passant de 3 000 personnes en 1820 à 300 000 en 1880, notamment l’émigration allemande très nombreuse. Cette clarinette va donc suivre son propriétaire pour jouer toutes sortes de musiques vers de nouveaux horizons (rien que la traversée durant 1 à 2 mois, il fallait mettre de l’ambiance !) Entre 1881 et 1924, la migration s’est déplacée de l’Europe centrale avec plus de deux millions et demi de Juifs d’Europe de l’Est, chassés de leur terre natale par les persécutions et le manque d’opportunités économiques. L’immigration juive aux USA à partir de 1880 à 1920 puis suite aux pogroms européens, notamment de la Russie, Pologne, Ukraine, Autriche, Roumanie… va s’intensifier.

Ils s’installèrent surtout dans les grandes villes et leurs communautés religieuses, culturelles et sociales importantes vont pouvoir perdurer. Ils étaient alors plus de 3 millions aux USA en 1924, recréant une communauté plus élargie avec les traditions et pratiques religieuses, (notamment les fêtes), la langue Yiddisch (qui n’est pas une langue sémitique comme l’hébreu mais un vieux dialecte allemand) et la musique juive profane et religieuse avec sa gamme spécifique appelé Klezmer. Cet instrument a appartenu à des clarinettistes d’une famille d’origine juive allemande qui a émigré aux USA à la fin du XIXème siècle entre 1822 et 1880. Cette clarinette a beaucoup joué toutes sortes de musiques classique, militaire, populaire et juive, jusqu’à la 1ère guerre mondiale. Demandant quelques réglages, j’espère trouver un(e) clarinettiste compétent(e) en clarinettes anciennes à 5 clés pour jouer et illustrer cet article. Avis aux amateurs !

   



lundi 3 mars 2025

Analogie entre les pratiques du sport et de la musique. Discussion entre un sportif et un musicien

 José Daniel TOUROUDE et Bruno CORNILLET

A chacune de nos rencontres, nous finissons par aborder ce sujet sur nos passions et nos carrières passées avec le constat des similitudes entre sportifs et musiciens.

Bruno (sportif) : Pour débuter, il faut avoir au départ des aptitudes souvent physiques pas ordinaires, mais qui dès l’enfance, montre d’abord que l’on est doué pour tel sport (et pas pour tel autre) et qu’on a une envie irrépressible de pratiquer, ce qui procure un plaisir certain.

JDT (musicien) : oui un don est nécessaire mais pas suffisant car il faut être surtout motivé et ne pas concevoir de dérouler sa vie sans pratiquer et jouer. Cela devient vite un besoin essentiel et on s’aperçoit alors qu’il faut travailler un peu, beaucoup, passionnément ou pas du tout !

B : Ce besoin de s’entrainer sérieusement tous les jours, quels que soient la météo ou l’envie réelle, pour garder son niveau et pour progresser permet de différencier rapidement les adolescents qui jouent pour leur plaisir et qui progressent gentiment dans l’activité choisie, de ceux qui ont des objectifs ambitieux, qui sont passionnés et qui organisent un planning de travail pour progresser rapidement.

JDT : En effet la passion est essentielle ! mais il est indissociable aussi, d’être reconnu rapidement voire admiré par les autres, applaudi et ce qui est encore plus valorisant par des adultes surtout s’ils sont légitimes, ayant fait une belle carrière passée. 

B : C’est l’environnement porteur qui est essentiel pour se motiver : la famille, le club local, les entraineurs qui peuvent te faire progresser et te donner les conditions de travailler sans cesse avec des équipiers talentueux, de justifier tes sacrifices et tes choix d’activités.

Sans la qualité et l’engagement de tout ton entourage, des bénévoles qui croient en toi, des professionnels qui transmettent, du club qui est ton école d’apprentissage, il n’y a pas beaucoup de progression. Sans cela, seul on ne va pas très loin.

JDT : Je suis d’accord. D’ailleurs jouer est un terme commun pour le sport et la musique. C’est souvent une évidence dès le plus jeune âge pour soi-même et pour son entourage. Pour les musiciens, une harmonie municipale de bon niveau, un conservatoire municipal, puis régional et national avec des professeurs stimulants qui te donnent un enseignement adéquat, qui te montrent la voie à emprunter et triompher des obstacles, l’écoute de concerts et de disques de qualité, des master-class, un orchestre pour jouer ensemble et s’exprimer… sont essentiels. S’entourer des bonnes personnes dès le départ donc avoir de la chance aussi, permet de faire les bons choix. Nous avons la chance en France d’avoir des structures aussi bien culturelles que sportives qui permettent pour tous d’aller jusqu’à un niveau de professionnel. Après tu en fait ta profession pour gagner ta vie ou non, c’est une autre histoire….

B : En effet c’est très ludique au départ, on s’amuse d’abord puis on travaille sans cesse pour progresser. Devenir bon dans une activité est d’abord et avant tout, le résultat d’un travail personnel intense. Ensuite, c’est une affaire collective au sein d’une équipe professionnelle lors des stages et des compétitions. Mais plus tu es compétitif lors des grands rendez-vous, plus les voyages sont nombreux et éloignés de chez toi et très vite, tu as moins de temps libre rien que pour toi. Pour les musiciens réputés, je suppose que c’est pareil, ils enchainent les concerts à travers le monde, comme j’ai pu le faire surtout en Europe.

JDT : La gestion du temps est alors primordiale dès le départ pour concilier les études et l’investissement dans notre passion que ce soient sport, musique ou autre… La passion de ton sport ou pour nous la musique prend alors beaucoup de place et il faut vraiment le vouloir et sacrifier beaucoup d’autres loisirs mais est-ce vraiment un sacrifice ?

B : Non, ce n’est pas un sacrifice puisque notre passion est plus forte que tout. Et puis il y a l’identification à un modèle, à nos idoles, avec les posters dans sa chambre, maillot et autres objets… et pour vous musiciens cela doit être la même chose en écoutant en boucle vos artistes et vos musiques préférées ou rencontrer d’autres musiciens talentueux.

Nous subissons aussi le contexte qui valorise tel sport à la mode car il n’y a pas seulement la technique de ton sport ou de ton instrument mais tout un environnement culturel de lectures, de reportages, d’analyse de prestations, compétitions ou concert, voire d’entretien et de réparations de ses outils et instruments.


JDT : Ainsi la vision positive voire prestigieuse de ton sport dans la culture ambiante ou pour nous de notre instrument et de la musique que nous jouons, nous encourage et nous motive. Mais parfois tous nos efforts ne sont pas reconnus car notre entourage est culturellement sur une autre planète ! Par exemple vous travaillez Bach et c’est difficile et vos amis préfèrent de la variété, le «tube» à la mode. En fait, très vite vous vous démarquez des autres, vous devenez le cygne dans la portée de canards… j’en connais qui n’ont pas pu alors qu’ils étaient doués de faire ce grand écart à savoir à la fois s’exclure du groupe en se polarisant sur une activité tout en fascinant les autres quand tu es en représentation. Mais nous, nous sommes déjà à part pris par le circuit de la récompense avec la dopamine.

B : je vois que c’est du vécu ! mais pour nous c’est pareil. Si tu fais du vélo, du foot ou du rugby c’est populaire mais certaines des compétitions sportives même olympiques ne sont pas appréciées comme des sports nobles ou des sports populaires.

En effet pour certains sports, il n’y aucune couverture médiatique voire peu de public et pourtant combien de champions complétement anonymes. On en voit parfois aux retransmissions des championnats et jeux olympiques à une heure tardive ! je pense que c’est profondément injuste de voir toujours les mêmes sports comme d’ailleurs pour vous d’entendre toujours les mêmes musiques et les mêmes instrumentistes !

Car selon le sport comme en musique, on peut être amateur ou professionnel et cela n’a rien à voir parfois avec son niveau de performance.

Sur le plan financier, les cachets et salaires sans parler des sponsors sont très différents selon les sports pratiqués. Les organisateurs d’évènements qui suivent les goûts du public majoritaire amplifient cet état de fait pour des raisons financières. Certains sports sont confidentiels et même uniquement réalisés par des amateurs ou sous-payés c’est vrai, comme certaines musiques sont rarement jouées et certains instrumentistes, malgré leurs talents, rarement solistes.

JDT : Et puis comme pour vous, si par exemple un gymnaste même médaillé reste anonyme et ne gagne pas en deux décennies d’efforts ce que gagne un footballeur en un mois voire en une semaine ! un bassoniste ou un tromboniste soliste n’a pas le même cachet qu’un pianiste, un violoniste ou un chanteur célèbre et pourtant il a autant travaillé et est aussi virtuose de son instrument.

B : Mais quand on commence, on ne pense pas à cela, on suit sa passion pour une balle, un ballon, le vélo ou le tatami ! nous sommes tous pareils, motivés à travailler un sport ou un instrument, à nous dépasser et pour cela il faut une rigueur d’organisation de ses journées, une hygiène de vie contraignante et avoir une bonne santé. Combien de plaisirs avons-nous supprimé pour être en forme, comme l’alcool ou les bons plats en sauce par exemple pour rester à son poids de forme !


Voir l'article sur " Qu'as tu fait de tes talents "

JDT : En ce qui concerne la méthode de l’organisation journalière la similitude entre le sport et la musique est indéniable. En effet, dès le réveil musculaire, le sportif doit faire des assouplissements comme le musicien, préparer à concentrer son énergie et cela tous les jours, se préparer avec ses outils sportifs ou son instrument. Puis l’un comme l’autre on commence les échauffements, les gammes, les gestes ou les partitions d’études lentement et de plus en plus rapides et vient le travail spécialisé selon le sport ou la musique. Le goût du travail, de l’effort, de la progression mais surtout aimer cela est fondamental. Les notions de concentration, d’énergie dépensée, de volonté, de force mentale deviennent fondamentales afin d’arriver à un bon niveau et apercevoir ses limites. Il en faut des qualités en fait !

B : C’est vrai mais il y a ceux, et ils sont rares, qui ont la volonté permanente quasi obsessionnelle du dépassement de leurs limites s’ils veulent être parmi les meilleurs et pour y arriver, il est impératif de suivre un programme de travail draconien pour augmenter leur résistance et leur endurance. Mais pour tous les sportifs compétiteurs, nous devons avoir la force mentale de ne jamais abandonner même à la limite de la souffrance physique, et pourtant, je t’assure, nous avons très mal.

JDT : Pour nous, c’est la répétition sempiternelle pour arriver à la précision des gestes, le goût pour la technique, l’exigence de qualité et de rapidité, viser la perfection. Un grand virtuose en master-class nous répétait quotidiennement pour nous stimuler : « Entraînement difficile, prestation facile, entraînement facile, prestation difficile !»

L’acceptation de l’évaluation comme source de progression permanente : s’évaluer pour évoluer est un postulat pour nous tous.

B : Je suis entièrement d’accord car en plus d’avoir la volonté d’entretenir et de développer notre corps et notre mental, nous devons choisir et entretenir aussi nos outils de travail comme des objets précieux (vélo, combinaisons aérodynamiques, chaussures etc…).

Nous sommes souvent à la limite de maniaquerie et certains objets sont inséparables et nous ne sommes pas loin des superstitions (maillot porte bonheur…). Je connais certains champions qui ont vraiment un rapport spécial avec leur matériel ! Comme Eddy Merckx maniaque de chaque détail de son vélo un peu comme Ravel qui jouait en concert avec toujours sa paire de chaussure fétiche ! non ?

JDT : c’est vrai nos instruments sont bichonnés et sont plus que des objets ! c’est difficile de s’en séparer ! mais ce qui fait un champion sportif ou un artiste, c’est la mobilisation d’une énergie concentrée sur une partition, un effort ciblé. Ce qui est terrible, et il faut être un peu masochiste ou passionné, c’est qu’après une journée d’efforts, le lendemain nous devons tout recommencer, un jour cyclique sans fin où on reprend tout à zéro, avec le réveil, le travail d’échauffement etc… pour être prêt le jour de la compétition ou du concert éventuel ou programmé.

B : Au départ on se bat contre soi-même, mais aussi avec ou contre le chronomètre ou le métronome pour vous, puis une fois suffisamment entrainés, compétitifs et en confiance, on aime la compétition, le jeu collectif au sein de l’équipe. Pour nous sportifs, notre raison d’être est de gagner. Pour vous, c’est l’équipe de l’orchestre et le moment de vous valoriser (le solo ou le chorus improvisé pour les jazzmen) et alors tout le travail personnel précédent prend alors son sens pour avoir sa place dans la répétition, l’entrainement, le concert, la compétition.

JDT : Bien sûr, la maitrise du trac et du stress face au public, la maitrise technique de la partition sont vraiment un combat avec soi-même puis et c’est ce qui est paradoxal, il y a aussi et le plaisir de se montrer car la finalité reste la scène, le podium pour vous, la récompense de se faire applaudir, de signer des autographes et faire des selfies avec ses admirateurs ! et cela permet de gommer tous les efforts effectués en solitaire. Même si vous êtes bon et que vous avez beaucoup travaillé, il y a le facteur chance d’être dans un bon orchestre, d’avoir un bon agent, de rencontrer en fait les bonnes personnes…

B : Pour les sportifs, il faut être dans une bonne équipe qui sublime tes talents et puis il faut savoir se vendre, être dans les bons coups …le hasard est essentiel mais aussi d’avoir la force psychologique (le mental disons nous) qui nous permettent de nous différencier des autres aussi talentueux car il y a beaucoup de bons dans chaque discipline.

Pour moi l’essentiel, sont les qualités psychologiques autant que les capacités physiques.

Toi comme moi, nous avons connu des personnes douées, des comètes peu endurantes qui n’avaient pas la force psychique d’être dans l’effort permanent d’être dans la lumière sous les feux des critiques, sous la peur d’une contre-performance.

JDT : Comme disait Kennedy « Quand il est dur d’avancer, il y a que les durs qui avancent ! »

Puis vient le grand jour où nous sommes en représentation face au public où nous recherchons la victoire, les applaudissements, et le résultat de tous nos efforts éprouvants, la récompense dans une prestation parfois courte. Car le problème, c’est qu’Il faut être à l’optimum de sa forme pour un temps assez court, très court parfois pour certains sports ou lors d’un solo car il faut être au top le jour J à l’heure H et il n’y a rien de plus frustrant d’être au summum juste avant ou après et de ne pas briller au moment opportun.  

B : C’est comme le proverbe : avant l’heure ce n’est pas l’heure, après l’heure ce n’est plus l’heure.

JDT : Et puis les gens se sont déplacés et ont payés pour vous admirer et il y a des jours où vous maudissez d’être en représentation et vous aimeriez plutôt être sous la couette, vous critiquez votre instrument qui ne répond pas comme vous le voulez, l’ambiance ou la salle ne vous convient pas, le public parfois et cette vie qui vous oblige à vous dépasser selon un horaire qui n’est pas forcément le vôtre sans tenir compte de vos problèmes de santé, de vie personnelle, de doutes … En choisissant ce métier, le public vous adore seulement si vous êtes extraordinaire et pas seulement bon, et à cause de cela beaucoup abandonnent.

B : Oh oui ! le public vole toujours au secours du succès, malheur aux vaincus ! C’est cruel et pour cette raison, certains athlètes pour être les meilleurs ont abusé de stimulants. Fort heureusement après quelques affaires scabreuses, les instances sportives ont mis en place le suivi longitudinal de chaque athlète professionnel qui se fait contrôler périodiquement, de jour comme de nuit, même pendant ses loisirs. Ce qui n’est pas le cas dans la vie normale, où certains face à un public qui le juge, ont besoin d’un petit « remontant » (théâtre, danse, musique ou pour les politiques !) 

Après la compétition vient le relâchement, un moment ambivalent : parfois un peu déprimant. Vos équipiers, votre staff ou vous-même sont parfois très critiques, les enregistrements vidéo parfois terribles aussi. Gérer la défaite, les moments de doute et de découragement font partie du métier et il faut être solide sous les sarcasmes surtout quand les vainqueurs sont dans l’euphorie de la victoire et du succès.

JDT : Oui nos égos font des yo-yo permanents ! pour les musiciens l’évaluation avec enregistrements et les critiques et autocritiques sont nécessaires mais perturbantes. On aurait pu et on a toujours joué mieux un jour, même si le public a applaudi. Nous sommes perfectionnistes et éternellement insatisfaits. Après le concert, il faut aussi savoir se valoriser pour déboucher sur d’autres concerts, sur un disque, une critique ou un article, une image positive à consolider dans les médias, pour le marketing et augmenter sa notoriété donc sa valeur et ses tarifs ! mais nous sommes loin de vous sportifs qui demandent des sommes rondelettes voire colossales.

B : Nous avons la même analyse mais cela est très variable selon les sports car notre vie professionnelle est beaucoup plus courte ! il faut engranger en quelques années. Vous musiciens et c’est un point divergent malgré toutes nos ressemblances sur la méthode, vous pouvez étaler la musique et jouer pendant des décennies !

Bien sûr les meilleurs et les plus connus seront privilégiés et seront entraineurs ou organisateurs ou autre en restant dans le milieu sportif mais cette notion de durée est essentielle et beaucoup plus stressante pour nous sportifs. On n’a pas droit à l’erreur et puis surtout il y a les blessures, nos cauchemars car tout notre vie peut basculer en rien de temps. Dans le sport de haut niveau, la malchance est impitoyable pour une carrière.

Enfin, arrive le moment terrible où on décline, où il faut raccrocher car on n’est plus au niveau attendu, faire place aux jeunes et ce n’est pas toujours facile à 35 ans, voire moins. C’est pour cela qu’il faut penser très tôt à la reconversion et je m’y suis appliqué pendant toute ma carrière. Certains espoirs désormais continuent des études en parallèle du sport, d’autres utilisent leur notoriété pour préparer un parachute, d’autres ne font rien en se cantonnant au sport et ils ont beaucoup de difficultés à vivre et sont souvent dépressifs et nostalgiques et collectionnent tout ce qui se rapporte à leurs moments de gloire !

JDT : Apparemment notre discussion parait parallèle et symétrique avec toutes ces similitudes mais en fait la plupart des musiciens et des sportifs mixent sans cesse la musique et le sport. Beaucoup de musiciens font de la gymnastique, du sport pour être en forme avant de faire de la musique, avant un concert, de faire des assouplissements pour se défouler pour contrer le trac, pour être à l’aise sur scène, méditation et respiration etc… et après le concert aussi pour décompresser et évacuer la tension nerveuse ! tous les musiciens qui pratiquent beaucoup qu’ils soient amateurs ou professionnels sont des sportifs à leur manière.

B : Nous aussi pendant les entraînements, on ne peut pas se passer de musiques choisies et cela bien avant d’avoir les écouteurs pour stimuler notre énergie. C’est fondamental et tous les sportifs amateurs ou professionnels s’entrainent avec de la musique. En ce qui me concerne, la musique me dynamisait vraiment et mon cerveau était occupé oubliant des douleurs que je faisais subir à mon corps. Et puis tout finit en « musique » quand on a gagné (les chants de victoires dans les vestiaires ou à la 3ème mi-temps ne sont pas très qualitatifs mais joyeux !) et surtout quand nous sommes sur le podium avec l’hymne national !

 

Merci à Bruno Cornillet, coureur cycliste professionnel de 1984 à 1995, d’avoir permis la retranscription d’une discussion informelle et honnête. Il fût compagnon de route de Bernard Hinault et de Greg Lemond avec lesquels il participa à 10 Tours de France consécutifs puis devint pilote de ligne chez Air France jusqu’ en 2021. Belle reconversion ! Merci à d’autres sportifs et musiciens qui ont relu ce texte notamment Rémi Madec et René Pierre. Cet article est dédié à la mémoire du jeune et talentueux Etienne Fabre qui aimait tellement la vie, la musique et le sport. (cf liens internet de Bruno Cornillet, Président du prix E. Fabre)


Prix Etienne Fabre / cliquez pour découvrir.