lundi 21 avril 2025

PIANOS VICTORY - " Il faut des pianos sur les champs de bataille ! L’histoire méconnue des pianos Victory ".

 

par José-Daniel Touroude

Avec la participation d’Albert Rice (musicologue USA), de Théo Taillasson (restaurateur du piano) de René Pierre et Bernard Duplaix  (musiciens)

« Envoyez des pianos à travers le monde, par terre, par mer ou par air » et c’est ainsi que des pianos sont tombés du ciel ponctuellement en parachutes sur la plage et dans différents endroits dans le monde (mais la plupart ont été débarqués, il ne pleuvait pas des pianos quand même !)














Pourquoi cet ordre incongru ? : pour entretenir le moral des armées :

Les troupes américaines en 1944-45 se déployaient à travers le monde en guerre et la musique était essentielle entre deux assauts.

Bien sûr il y avait les fanfares et des brass band, parfois des harmonies (fanfare + les bois) voire de véritables big bands de jazz en vogue dans les années 40 jouant du jazz et du swing comme le Glen Miller Army Air Force Band omniprésent avec son pianiste Mel Powell ou les Andrew Sisters avec leur tube Boogie Woogie Bugle Band etc…



Une anecdote : Le jeune Dave Brubeck sera dispensé de l’assaut meurtrier des Ardennes à condition de constituer un orchestre et de jouer avec son piano Victory dans tous les cantonnements, parfois attaqués, avec sa camionnette et sa scène portative… Peut-être que Dave a été sauvé aussi grâce à un piano !

Mais pour faire chanter toute la troupe avec des airs à la mode et retrouver l’ambiance de chanter ensemble, l’incontournable Lily Marleene récupéré par la capitaine Marlène Dietrich (armée de Patton) ou des chansons de Frank Sinatra, de Bing Crosby ou les célèbres mélodies des Gershwin … il fallait des pianos pour ces moments de détente. 

Marléne Dietrich sur la scène de l'Olympia de Jarny en Lorraine
le 10 novembre 1944 devant un parterre de soldats américains



















Quel genre de musique ? c’est avant tout du jazz

Bien sûr le jazz avait quelques clubs et avait été amené par les militaires afro-américains en 1917 puis entre les deux guerres mondiales (Josephine Baker, Sidney Bechet, les Zazous etc…Django Reinhard et le hot club de France…) et ce fut la grande époque du ragtime mais cela restait pour des initiés passionnés. En 1944-45 le jazz plus swing était la musique américaine des vainqueurs.

Mais envoyer des pianos sur les divers champs de bataille mouvants n’était pas aisé : un piano normal envoyé sur le front en camion, bateau ou par avion se briserai. Donc il fallait faire un piano adéquat, par un fabricant spécialisé, avec des caractéristiques spéciales précisées dans un cahier des charges novateur où le bois solide serait le matériau dominant.

  • ·     Une caisse en bois adéquate renforcée protégeant le piano même parachuté ou malmené par le transport.
  • ·       Un piano qui utilise des matériaux solides donc lourd (250 kg), stable avec des pieds adaptés, avec une qualité minimum mais à bas coût (moins de 500 $).
  • ·       Un piano facile à transporter de longueur maximum d’1m 50, d’1m de haut, de 60 cm de profondeur, avec 4 poignées pour le transporter (facilement ? par 4 soldats. Commentaires : avec la caisse chaque GI portait 100 kg quand même !)

Usine de pianos Victory

  •      Un piano rustique en bois épais exotique dur pouvant résister aux chocs physiques, thermiques et aux intempéries. (Le cylindre ou couvercle, qui protège le clavier et les touches, doit être aussi en bois épais, un pupitre intégré bien fixé….
  •      Un piano droit adéquat, facile à produire rapidement à la chaine, avec des matériaux simples et solides : le clavier en bois avec des touches recouvertes de plastique, des cordes en acier entouré de fer incassables et deux pédales.
  •      La table d’harmonie, la pièce délicate essentielle, qui est en bois et sert à amplifier le son et corriger les harmoniques du son, doit être rustique mais avec une certaine qualité minimum.
  •      Des couleurs militaires variées puisque le donneur d’ordre est l’armée :  le piano Victory vertical est surtout vert olive pour l’armée de terre, mais aussi gris pour la Navy, bleu pour les gardes –côtes, noir ébène pour les officiers.
  • ·    Il doit être livré avec kit d’accordage, des pièces de rechange et des partitions de jazz ! (et quelques cantiques pour les cérémonies religieuses. 

Transport d'un piano Victory dans sa caisse.

Qui va relever le défi de la production de ces pianos ?

Un allemand nommé Henrich Steinweg émigré à New York était un fabricant de piano de qualité et important (un millier de salariés) américanisant son nom en Steinway & sons. Il avait une usine à Hambourg en Allemagne (ville rasée par les bombes incendiaires utilisant aussi le napalm) et une autre aux USA à New York. 

Pendant la deuxième guerre mondiale, ce fabricant connait une pénurie de matières premières, une demande très faible de piano de qualité donc Steinway est obligé à une reconversion de ses activités en participant à l’économie de guerre en faisant un peu de tout en bois (beaucoup de planeurs en bois, crosses de fusils, avions leurres en bois, cercueils).

Planeur Waco CG4-A. Le savoir-faire de Steinway dans le domaine du bois est mis
à profit pour fabriquer les pièces complexes de l’appareil


L’armée demanda à la firme « Steinway & sons » des pianos droits adaptés selon les recommandations émises. Ce qui fut fait pour arriver à la production totale de 2436 pianos nommés Victory. Les croquis du piano « Military Victory » ont été réalisés à partir de 1940, ceux du « Military-Regency Victory » en 1941 et « Victory » en 1942. Le croquis sur lequel est basé le piano droit Steinway est le croquis 1051a daté du 13 août 1942 pour le modèle Vertical 40 (« Victoire militaire ») (référence sur les pianos Steinway, Roy F. Kehl et David R. Kirkland, The Official Guide to Steinway Pianos, Montclair, NJ : Amadeus Press, 2011). Le numéro « Y » apparaît sur certains croquis de différents modèles. 

Malgré leur robustesse, et leur dispersion à travers le monde, il en reste peu.

En croisant nos sources, il n’y aurait plus que 6 pianos Victory référencés en France : 1 au musée mémorial de Caen, 2 restaurés par les Ateliers Hanlet, 1 autre restauré par Gérard Fauvin, 1 restauré à Bourges, plus celui -ci par Théo Taillasson, ce qui fait un total de 6 pianos Victory restaurés en France, donc relativement rares pour des collectionneurs. Guy Laurent responsable des enchères à Vichy, haut lieu de vente des instruments de musique au niveau mondial, n’en n’a jamais vu !



Puis vint l’armistice ! mais des pianos furent encore envoyés pour égayer le quotidien des militaires qui avaient relevés les vétérans avec la mission de protéger l’Europe pendant la guerre froide et qui s’ennuyaient parfois dans les bases américaines.

La musique « nous a empêché de devenir fous » diront les vétérans, « un soldat ayant le moral est un bon combattant » diront les gradés « la musique repousse l’ennui du casernement et la dépression » diront la relève….


La fascination pour l’Amérique

L’influence culturelle et consommatrice des USA aussi bien sur les valeurs que sur les produits américains (les jeans, les chewing-gum et coca cola distribués, les sodas et l’alcool, les cigarettes blondes etc… ) est fondamentale.

L’exportation de la culture américaine envahit la jeunesse européenne, l'American way of life, les sports américains, les bandes dessinées comics, les films, les westerns, le plastique, la littérature, les médias avec la radio et la télévision naissante, la publicité, l’art…

 Jazz et arts abstraits

Le jazz circule dans des voitures avec hauts parleurs à travers la France, véritable acculturation et découverte pour la majorité du peuple français, symbole aussi du renouveau culturel pour la jeunesse soucieuse du progrès et de l’avenir. La plupart des variétés, musiques de film français, fêtes, bals, boites sont imprégnées de la culture jazzy.

Le jazz est déversé dans les radios américaines en continu, des milliers de vinyles créent la musique de l’émancipation, du modernisme, de la victoire et sera une des constituantes de l’impérialisme culturel, du soft power américain.

Symbole de la libération, l’inondation des V discs gratuits de tous les jazzmen seront détruits après la guerre pour les vendre ! les USA pays du business aussi….


C’est ainsi qu’après la guerre, pour l’environnement des bases américaines stationnées en Europe, la musique, avec le jazz puis le rock en roll, devenait incontournable. Quelques pianos Victory du front ont survécu dans un état pitoyable et d’autres neufs en stock ont été acheminés pour les bases américaines jusqu’en 1954. En 1967 les bases américaines partirent de France, les GI emmenant de bons souvenirs et beaucoup de jeunes françaises (dont ma cousine !)

Interpellons les souvenirs de témoins qui ont connu cette époque

Par les bases américaines, ils ont découvert le jazz et cela a changé leurs vies. 

Bernie nous raconte : Pour notre génération, gamin nous allions écouter les formations de jazz à CHAB (Chateauroux Air Base) qui avait un big band de qualité dirigé par le saxophoniste ténor Billy Harper. Quel choc ! Elève au conservatoire, j’étais fasciné par la culture américaine. Les musiciens étaient talentueux et accessibles et j’ai rapidement joué avec eux. Et puis que de concerts avec des géants du jazz qui faisaient les tours des bases américaines comme Art Farmer, Benny Golson, Bud Powell, Dexter Gordon, Chet Baker…

On avait constitué notre orchestre de jeunes jouant du New Orléans et Dixieland dans les boites et bals, puis suivant l’évolution du jazz et des disques qu’on écoutait sans cesse comme Cannonball Adderley, Miles Davis, Phil Woods avec qui je jouerai plus tard aussi, John Coltrane, Bill Evans, Eric Dolphy  etc… j’ai changé de style mais cela a surtout changé ma vie … Après le conservatoire de Paris, je devins musicien professionnel où sur scène, en studio d’enregistrement ou en enseignant, le jazz sera souvent présent.


René Pierre autre témoin :  " Je suis né à Nancy, en Lorraine après la guerre et à l'adolescence nous avons fait connaissance avec  le jazz et avec quelques amis nous avons créé un orchestre " les Jazz Brownies ". C'était l'époque des Yéyés et de l'émission célèbre de Franck Ténot et Daniel Filipacchi "pour ceux qui aiment le jazz ", ou cette  musique venant des States était populaire et surtout faite pour danser. De plus  la Lorraine est la région française qui a accueilli le plus grand nombre de bases. Elle possédait 6 bases aériennes principales permanentes : deux réservées aux forces canadiennes, les 4 autres à l'US Air Force. De plus s'y ajoutaient des bases aériennes secondaires de dispersion, utilisables temporairement par les différentes forces alliées de l'OTAN sans préférence.



Nous avons découvert par hasard la " Red Cross " de l'armée américaine dans une grande villa de Nancy, et là on nous prêtait des instruments, les militaires US jouaient et nous invitaient à les rejoindre pour jammer ; c'est bien là que notre "carrière de musicien amateur" est né. Tout cela dans un environnement favorable des sixties, des bals universitaires où toutes les vedettes du jazz étaient invitées à se produire : Memphis Slim, Guy Lafitte, Stéphane Grappelli, Lou Bennet, Kenny Clark, René Thomas, Claude Nougaro, Eddy Louis, Claude Luter, Maxime Saury,  Marc Laferrière, Cris Barber…et les bases américaines où on venait nous chercher pour animer des soirées à Toul, Verdun, Etain…dans les foyers des bases, où nous croissions sur scène Chet Baker , Johnny Griffin…et les clubs de Jazz, comme le Roxy à Nancy, le 4 cats club de Metz, l'Aubette de Strasbourg, fréquentés par tous les militaires américains et d'excellents musiciens ricains qui nous prenaient sous leurs ailes " Little Frenchies "….Une période magique où nous n'avions aucun complexe, même si on ne maitrisait pas bien les II V I.mais juste on avait de la feuille .....et en plus on nous payait". 

Autre souvenir personnel :

Dans un Royan bombardé à 85%, ma mère Gisèle Touroude résistante et jeune professeur de musique après-guerre a réussi à avoir un piano victory de couleur indéfinissable « un gris bleu pisseux » provenant d’une base (je crois vers la Rochelle où étaient réfugiés mes grand parents) Ma mère était pratiquement une des rares accompagnatrices des chanteurs et autres musiciens en tournées en Charente Maritime. Ce piano était une vraie « casserole », un piano de saloon (mais un Steinway quand même disait ma mère !) mais qui fut utile car il a permis de débuter avec ses premiers élèves avant d’en louer un plus correct à Saintes (17). Ce piano américain a fini en bois de chauffage pendant l’hiver glacial de 1947 vu l’état de la maison et l’absence de chauffage à Royan à cette époque ! je sais cela fait mal ! surtout au prix actuel proposé par des musées et collectionneurs.

Mais en voilà un, qui lui renait …

L’histoire singulière du piano Victory restauré en Charente Maritime.

Un Victory Vertical sur la plage. Photo National Archives



Le Victory Vertical de Steinway & sons n’est pas arrivé à Rochefort (17) en parachute comme certains mais a été retrouvé par Théo Taillasson, historien d’art, intéressé par la facture instrumentale qui travaille chez Remy Babiaud à Rochefort (17) entreprise qui fabrique et restaure des pianos.  Théo Taillasson en voulait un…  il lance une bouteille à la mer (normal pour un habitant de l’ile d'Oléron !) et poste une annonce sur internet et en Décembre 2023 un vendeur italien de Rome le contacte : il a un Victory Vertical à vendre en Italie qui fut de couleur vert olive de l’armée. Après une visioconférence, Théo fonce en Italie et après 30 heures de route, revient à Rochefort.

Ce piano n’est pas une épave, il n’a pas fait le débarquement en Sicile (1943-44) mais est arrivé pour fêter la libération (25 avril 1945) d’où son bon état relatif. Les forces américaines sont restées en Italie. Il fut restauré une première fois à Rome et parait jouable.

Etiquette de restauration (CP TT)




















Le piano vertical Victory ou modèle droit, modèle 40, a été fabriqué par Steinway du 27 juillet 1939 au 5 mai 1954.  Ce piano est un Steinway droit modèle Victory n° de série : 317874, la table d’harmonie Y 369 et le cadre Y 285n en vert olive a été produit début 1945 à New York.

Ce piano a été livré aussitôt à l'armée américaine et arrive pendant l'été 1945, à la fin de la guerre en Italie. Ces dates sont toujours indiquées dans les livres de stock de Steinway. Kehl et Kirkland décrivent également ce modèle page 223 : « Une ligne de production spéciale était celle du piano de campagne GI [General Issue], pour les contrats militaires en temps de guerre : Victory, croquis 1051a (1942-1946, 1948-1953) et Regency Victory, croquis 1071a (1942-1943). Les pianos de campagne GI étaient fabriqués à partir de modèles de caisses artistiques reconnus portant les mêmes numéros de croquis, mais étaient renforcés pour un usage militaire intensif par des cales et des fixations sous les touches pour le transport. De nombreux pianos de campagne GI étaient de couleur vert olive. Certains surplus de caisses 1051a, de couleurs non militaires, ont été achevés jusqu'en 1954 »

Théo Taillasson et José-Daniel Touroude













Parole au restaurateur de ce piano.

Concernant la traçabilité du piano, en 2023 le piano est racheté par un revendeur Italien à Rome (personne à qui je l'ai racheté à la fin de l'année 2023). Il est passé par un atelier romain (connu grâce à l'étiquette), c'est certainement ici qu'il a été démilitarisé. Le 88ème marteau a également été changé, tout comme quelques cordes graves (celles en cuivre). Concernant le reste des opérations réalisées sur le piano à ce moment m'est inconnu. Je ne sais malheureusement pas, dans quelle base américaine en Italie il a joué.

Théo Taillasson de retour d’Italie avec le Victory Vertical. Maintenant au travail….

© Crédit photo : Kharinne Charov           

Concernant les différentes étapes de la restauration :

La restauration a commencé par une phase d'archivage avec un état des lieux du piano au moment où je l'ai récupéré. Après avoir photographié toutes les pièces et décrit toutes les singularités remarquées, j'ai pu commencer la restauration. Cette dernière sera régie par le fait de changer le moins de pièces possibles.

Après avoir pris toutes les mesures nécessaires, j'ai changé les cordes basses. Dans le respect historique de l'instrument, j'ai choisi de remettre des cordes filées en fer, tel qu'à l'origine. C'est le seul changement effectué sur la structure harmonique.

Pour la mécanique, j'ai changé les marteaux. Cette étape implique de démonter les marteaux du montant de mécanique, seulement en effectuant ce geste technique les lanières, trop fragiles, se sont désagrégées alors j'ai également dû les changer. Enfin, pour restituer toute sa mobilité à la mécanique, j'ai changé les axes des marteaux, des chevalets et des bâtons d'échappement.

 © Crédit photo : Raymond Riehl. Royan

Concernant le clavier, j'ai choisi de conserver le revêtement de clavier d'origine, en effet, il présente des singularités. Premièrement sa matière, issue d'un plastique que l'on ne produit plus aujourd'hui (celluloïd imitant l'ivoire). Secondement ce revêtement englobe toute la partie avant de la touche et est pointé sur la touche pour assurer une robustesse à toute épreuve. Comme pour la mécanique, les seuls changements, nécessaires au bon fonctionnement du piano, sont au niveau du clavier : les casimirs de mortaises.

Pour la restauration du meuble, je l'ai entièrement poncé afin de retirer le vernis qui a servi à le démilitariser puis je l'ai repeint dans le but qu'il retrouve sa couleur d'origine. Avec l'aide d'une amie artiste nous avons également repeint la marque car elle était trop abîmée. J'ai choisi de conserver les éclats et arrachements présents sur le meuble, ils sont les symboles de l'histoire de ce piano. J'ai choisi des fournisseurs reconnus afin d'avoir les meilleures pièces possibles (Heller pour les cordes et Abel pour les marteaux).

© Crédit photo : T. T. et voilà le travail.

À propos du temps passé et des coûts, il est difficile de fournir des chiffres précis, cela se compte en centaines d'heures de travail sans compter tous les travaux de recherche et d'archives, le coût se chiffre en milliers d'euros. En définitive les changements se résument aux cordes basses, aux marteaux, aux lanières et à la peinture du meuble. Le reste des changements sont minimes qui servent à rendre le piano de nouveau jouable.

Par le concert du 12 avril 2025 qui fut un succès, les jeunes élèves du conservatoire de Royan ont prouvé qu’il assurait de nouveau. Royan vient de faire une exposition sur cette histoire et une bande dessinée a été créée (interlude) en plus des quelques articles dans les journaux saluant la renaissance de ce piano Victory.(cf association : mel : unpianotombeduciel@gmail.com)








vendredi 18 avril 2025

Plongée au coeur d’une académie reconnue mondialement formant des musiciens professionnels d’orchestres symphoniques. ROUND TOP

 par Alain Declert et José-Daniel Touroude

JDT : Nous avons la chance d’interviewer Alain Declert, l’ancien directeur des programmes d’une académie d’été américaine réputée internationalement, située à Round Top au Texas, qui s’est spécialisée dans le perfectionnement d’étudiants pour les orchestres et qui a un festival renommé. Comment a débuté ce projet ?

 AD : Ce projet commence il y a 50 ans avec James Dick, un pianiste concertiste formé à Austin puis à Londres par deux élèves d’Arthur Schnabel, Dalies Frantz et Clifford Curzon. Il obtient des récompenses aux Concours Tchaïkovsky et Busoni et fut invité par Miss Ima Hogg (fondatrice du Houston Symphony) à donner un récital près de Round Top. James Dick eut alors l’idée de créer une académie dans ce lieu, en plus de sa vie de concertiste. Round Top n’était alors qu’un hameau en dehors des axes routiers avec un seul café-épicerie. Aujourd’hui c’est un lieu incontournable du circuit des Antiquités attirant deux fois par an des milliers de chineurs et collectionneurs et des milliers de mélomanes !

 JDT : Cette idée peut paraître bizarre, vu la qualité à cette époque des orchestres symphoniques américains qui étaient parmi les meilleurs du monde.

 AD : Les “Big Five” (New York, Boston, Chicago, Cleveland et Philadelphie) étaient composés la plupart du temps par des émigrés et peu par des musiciens américains. Pour former les nouvelles générations d’après-guerre, les conservatoires ont dû hausser leurs niveaux (Juilliard School, Manhattan School, Mannes School, Eastman School, Cleveland Institute, Oberlin, San Francisco Conservatory, Colburn School, USC Thornton School, UCLA, New England Conservatory, De Paul University,  The Shepherd School of Music, Northwestern University, Bloomington, Denton…) mais aussi créer des académies d’été pour professionnaliser de jeunes américains prometteurs afin de garder l’exigence d’excellence.

JDT : Les académies répondaient donc à un besoin de perfectionnement de la relève des anciens, vu la concurrence mondiale accrue entre les orchestres symphoniques ?

 AD : En effet ce besoin d’excellence, complété par les académies d’été, était essentiel pour tous les pays et notamment aux USA, mais celles ci étaient rares. On peut citer Tanglewood fondé en 1940 par Serge Koussevitzky, Aspen fondé par un homme d’affaires de Chicago en1949, Marlboro fondé par Adolph Busch et Rudolf Serkin en1950 et Academy of the West avec la présence de la célèbre soprano allemande Lotte Lehmann. Plusieurs académies d’été vont donc se créer pour pallier à cette insuffisance et le Festival Institute de Round Top entre dans ce cadre, avec en ligne rouge un programme éducatif de niveau supérieur complet et exigeant qui permettra, comme les autres académies, le perfectionnement des musiciens d’orchestres symphoniques avec, toutefois, quelques différences entre elles. D’autres académies d’été ont aussi vu le jour telles que le National Repertory Orchestra (Colorado), le National Orchestra Institute (Maryland), le Brevard Music Center (Caroline du Nord) qui sont nos concurrents. Signalons aussi des centres de formation permanente comme le New World Symphony créé par Michael Tilson Thomas à Miami, en 1987 avec l’aide financière de “Carnaval Cruise Lines” (Stéphane Deneve prend la direction artistique en 2022) ou Orchestra Now fondé par Leon Botstein à Bard Collège en 2015. Les étudiants américains vont aussi dans d’autres pays se perfectionner. (notamment Verbier en Suisse crée par James Levine et l’orchestre du Metropolitan Opéra ou Pacific Festival crée par Leonard Bernstein au Japon).

JDT : Alain tu viens de prendre enfin ta retraite à 84 ans ! et j’aimerais que tu retraces ton parcours dans cet établissement pendant 40 ans avec les différentes étapes et coulisses de ton métier dans cette académie. Comment un ingénieur électromécanicien français et excellent pianiste, avec qui j’ai joué si souvent, arrive à gérer et développer aux USA un centre culturel musical reconnu qui dure et qui regroupe chaque année une pépinière de jeunes étudiants issus des conservatoires de musique .

AD : J’ai fait des études supérieures parallèles, comme toi, et j’ai travaillé le piano, la musique de chambre et l’orgue avec d’excellents professeurs, qui m’ont donné aussi l’envie de lire et d’écouter énormément de musique. Parallèlement à ma carrière d’ingénieur, je jouais donc en concert régulièrement avec différents musiciens professionnels ou d'excellents amateurs, ce qui m’a permis d’étendre mon répertoire de musique de chambre, d’analyser nombre de partitions et d’accompagner donc de connaître la plupart des instruments. Puis je décidai de m’installer à Houston au Texas et de changer de carrière en me reconvertissant dans un des métiers de la musique qui est et qui demeure ma passion. C’est ainsi que je devins organisateur de concerts en invitant des artistes français avec l’objectif de mieux faire connaitre la musique française aux USA. Mon projet était ambitieux et j’ai dû apprendre toutes les facettes de ce métier : réservation de salles, markéting, sélection des musiciens, choix des programmes, contrat avec les agents de musiciens …. et surtout comment attirer le public avec Ravel ou le groupe des six, ce qui n’était pas évident et en fait peu rentable…. et c’est ainsi que j’ai découvert une jeune équipe passionnée à Round Top qui débutait leur académie et ce fut un coup de cœur !

JDT : Mais qu’est que vous vouliez construire ? Un projet pédagogique pour étudiants comme beaucoup d’académies dans chaque pays comme Salzbourg, Assisi, Prades, Sion etc…avec les concerts de fin de stages ou alors un vivier plus élitiste de musiciens talentueux qui désirent passer leurs vacances dans un stage difficile et beaucoup plus exigeant pour leur permettre d’accéder à une carrière musicale professionnelle ? Qu’est-ce qui fait l’originalité de Round Top et comment expliquer son évolution et son rayonnement international ?

AD : Notre objectif était et demeure de former des bons musiciens d’orchestres. Matériellement le démarrage fut modeste. A sa création, la superficie du campus s’étendait sur 2,5 hectares avec deux bâtiments à savoir une ancienne école et une maison en bois à un étage datant du 19eme siècle, propriété d’une famille devenant d’ailleurs une des premières à aider financièrement le projet de James Dick.

 JDT : Comme dans tous les démarrages de projet, il faut tout faire à la fois et avoir la foi ?

 AD : Oh oui ! Nous étions peu nombreux mais motivés. Les concerts de musique de chambre se donnaient dans la cour de cette maison mais avec des invités de qualité comme le Tokyo Quartet, le Cleveland Quartet, Lili Krauss, Maureen Forrester, le jeune Yo-Yo Ma… En 1977, sous l’impulsion de Leon Fleisher, un orchestre se créait avec des professionnels comme Isidore Saslav, premier violon du Baltimore Symphony, ou Frank Cohen première clarinette du Cleveland Orchestra entre autres avec des étudiants curieux qui venaient de tous les USA pour participer à cette expérience. Nous avions récupéré une scène mobile qui avait été utilisée par le New York Symphony pour ses concerts au Central Park à New York et qui rouillait dans le Minnesota et qui permit de faire des concerts en plein air avec ses aléas (bruits divers d’animaux, orages) mais le public texan répondait présent malgré tout.

Concert en plein air avec musiciens et public motivés et orages menaçants.  Yo-Yo Ma à Round Top en 1977 

JDT : Au départ l’équipe étant réduite, je suppose que vous avez dû faire autre chose que de la musique ?

AD : En effet, je me rappelle que nous étions mobilisés sur beaucoup d’actions nécessaires au fonctionnement: maintenir et developper la bibliothèque musicale, location des partitions, contrats d’engagement, transports des stagiaires, des chefs d’orchestre, des professeurs, remplacement de musiciens empêchés pour des raisons diverses, sans oublier les accidents et les courses aux services d’urgence hospitaliers… Il fallait être de véritables couteaux suisses ! J’ai même participé aux cuisines …

JDT : C’était l’époque héroïque et peu connue de la construction de ce projet ! et maintenant ?

AD : Aujourd’hui le campus compte plus de 80 hectares avec plusieurs constructions pour accueillir les chefs d’orchestres (7 par saison), les professeurs (environ 40 par saison) et les étudiants participants (entre 90 et 95), des salles de répétition nombreuses, une chapelle (transportée d’une ville voisine) pour les cours de maitres et les concerts intimes (capacité 150 places) et surtout une salle de concert de 1 000 places : le Festival Concert Hall dont l’élaboration et la construction démarrée en 1982 s’est étalée sur une trentaine d’années. Celui ci est recouvert entièrement à l’intérieur de panneaux de bois décorés de motifs gothiques entre autres, et a été salué par la presse internationale comme une réussite acoustique de premier ordre. Pendant la saison estivale, en semaine, le public peut assister à la répétition quotidienne de 2 heures et demie de l’orchestre, puis suivre et profiter d’une master-class à la chapelle et revenir le samedi pour apprécier le travail fini avec deux concerts de musique de chambre puis écouter le concert avec l’orchestre. La formation du public est aussi notre objectif et nous parait indispensable, si on veut sortir des programmes habituels

JDT : Cela est original ! former des étudiants futurs professionnels est une chose mais former aussi le public en est une autre et c’est intéressant. Le public connaissant peu ou prou la partition avec les différentes voix et difficultés des instrumentistes, demandant au final une interprétation de qualité, c’est formidable mais assez stressant pour le musicien. La moindre imperfection devient visible ! Round top est devenu une belle réussite qui s’est construite peu à peu avec beaucoup d‘efforts pour devenir incontournable. Quel bel écrin pour les étudiants musiciens !

AD : Dès le départ nous étions exigeants, la “master-class cool" pendant les vacances n’était pas notre objectif. Nous voulions constituer une académie de jeunes diplômés des meilleurs conservatoires américains, asiatiques et européens et qui voulaient construire une expérience en orchestre. En conséquence, nous avons répliqué l’emploi du temps hebdomadaire d’un musicien d’orchestre symphonique.

JDT : C’est un véritable stage de professionnalisation complet mais quel est le déroulement précis ?

AD : En 6 semaines, nous réalisons ce que les conservatoires font en une année d’études. Les journées sont intenses. Après le petit déjeuner servi à 8 heures, la 1ère étape commence par la pratique individuelle de l’instrument (exercices et études des oeuvres programmées.) De plus des cours privés d’une heure par semaine sont offerts à chaque participant pour cerner les difficultés et pallier les faiblesses. La 2ème étape débute à 11 heures avec un partiel c’est à dire une répétition par pupitre (violons, altos, violoncelles, contrebasses, bois, cuivres en différents lieux de travail sous la responsabilité de professeurs), puis déjeuner à midi. La 3ème étape est une classe de maître à 13h30. Si certains instrumentistes sont non mobilisés, ils doivent néanmoins assister aux leçons des autres instruments car un violoniste peut apprendre d’un professeur de clarinette, la respiration dans la musique etc…) et il est impératif de savoir ce que font leurs collègues. La 4ème étape est une répétition en tutti de l’orchestre de 15h30 à 18h des oeuvres fixées au programme hebdomadaire. Après le diner à 18h, la 5ème étape est le travail de musique de chambre de19h00 à 22h00 car tous les participants doivent jouer au moins à une oeuvre de musique de chambre majeure (quatuors à cordes, quintettes à vent, orchestre de chambre). Les dimanches sont supposés libres (bien que beaucoup d’étudiants répètent en groupes ou essayent d’obtenir un cours privé supplémentaire…) Tout le campus baigne dans la musique non stop pendant 6 semaines. Les dimanches sont supposés libres (bien que beaucoup d’étudiants répètent en groupes ou essayent d’obtenir un cours privé supplémentaire…) Tout le campus baigne dans la musique non stop pendant 6 semaines.



Master class par Regis Pasquier (June 2022) 

JDT : C’est une tension et une rigueur vraiment intense et sous les yeux permanents des professeurs, des commentaires plus ou moins critiques des autres musiciens… il faut être vraiment motivé et je comprends aussi qu’avec ce rythme, on arrive à progresser rapidement.!  Mais les professeurs sont aussi fortement sollicités ?

AD : Oui ils sont constamment mobilisés, vivant sur place et partageant leurs repas avec les étudiants. La plupart des professeurs assistent aux répétitions d’orchestre pour assimiler l’interprétation des chefs d’orchestre, apprécier le niveau sonore de chaque instrument et rectifier le tir à la partielle du jour suivant. C’est vraiment du travail de professionnel comme en orchestre symphonique. Pour éviter de perdre du temps en partiel, je demande aux professeurs de rencontrer le chef d’orchestre après la première répétition en tutti afin de déterminer les passages à travailler plus spécialement et non de répéter intégralement l’oeuvre, analyser ce que font les autres parties instrumentales (cf le livre éclairant de Hermann Scherchen “Manuel du chef d’Orchestre”). Ce programme bien organisé permet de transformer un groupe d’individualités en UN Instrument: l’Orchestre.

JDT : Comment recrutez-vous tous ces jeunes instrumentistes, car ce stage est quand même élitiste.

 AD : Pas tellement en fait. Round top est axé sur la formation de bons musiciens d’orchestres pouvant être ponctuellement solistes, pas des solistes internationaux…. Parce que là c’est vraiment encore plus dur ! Donc j’ai une  tâche essentielle, celle de ratisser largement et systématiquement tous les talents.

Ainsi je visite d’abord sur internet les 250 départements de musique existants chaque année, et les quelques 5.500 enseignants aux Etats Unis, Canada et Mexique. Puis je trie et je contacte alors certains professeurs choisis pour avoir les meilleurs de leurs classes. Avec le temps, j’ai fait ma sélection des bons professeurs, ayant principalement une longue expérience de musiciens d’orchestre, et des conservatoires qui ont envoyé des personnes motivées et performantes. Puis nous fixons le répertoire des auditions (environ 10 minutes par instrument) comportant des extraits orchestraux imposés pour chaque instrument, publié sur notre site internet début Octobre. La date de clôture des inscriptions est généralement mi-Février et les auditions (vidéos anonymes) sont chargées par les inscrits sur notre site internet. 

JDT : Un bon musicien, c’est 10 000 heures de formation et de travail minimum (soit environ 9 à 10 ans de pratique), pour maitriser son instrument (10h/semaine pour 1er cycle de 3 ans, 20h/s pour le 2ème cycle, 30 h/ s pour le 3eme cycle) et accéder au niveau supérieur et se préparer au perfectionnement. Évidemment certains vont moins vite ou ont d’autres objectifs musicaux, la maitrise instrumentale étant alors plus ludique, une source de plaisir et non un futur métier et c’est très bien aussi. Mais pour devenir de vrais professionnels d’orchestres, il faut en plus des milliers d’heures de perfectionnement (comme d’ailleurs dans les autres études supérieures d’autres matières) car la concurrence est de plus en plus mondiale. On le voit lors les concours internationaux et dans les orchestres où les femmes et les étudiants étrangers, qui étaient absents à mon époque, sont de plus en plus présents.

AD : Lorsqu’une position est ouverte dans un orchestre de classe internationale, les candidatures se comptent par centaines ! Je recommande le très intéressant documentaire réalisé par John Beder (un alumnus de Round Top): “Composed”.

" Composed "

AD : Il faut noter que les dates du festival (début Juin- mi Juillet) ne sont pas favorables au recrutement en Europe où les examens de fin d’année scolaire sont début Juin, mais nous avons des élèves européens et asiatiques ayant fini les conservatoires nationaux et commençant leur carrière et qui veulent avoir « fait » Round Top pour leur CV. Désormais, mais il fallu du temps et beaucoup d’efforts, il est facile d'attirer des jeunes talents du monde avides de se perfectionner et qui constitueront l’élite musicale classique, car Round Top est devenu une référence.

JDT : Mais gérer une centaine d’étudiants (es) qu’il faut nourrir et héberger dans un campus avec un rythme de travail intense sous la tutelle de professeurs exigeants et enfermé(es) 6 semaines avec des concerts à réaliser ne doit pas être facile à organiser ? Comment cela se passe concrètement pour toi ?

 AD : D’abord j’établis le programme des concerts symphoniques incluant les chefs d’orchestres et les solistes choisis parmi le corps professoral. Nous invitons peu de stars. Nous avons peu à peu monté en puissance. Au départ, le programme orchestral était de 3 semaines sous la direction d’Heiichiro Ohyama (assistant de Carlo Maria Giulini à Los Angeles et fondateur du Festival de Musique de Chambre de Santa Fé) En 1991, nous ajoutâmes une semaine supplémentaire en invitant Pascal Verrot (alors jeune assistant de Seiji Ozawa à Boston et Tanglewood et devenu un habitué de Round Top pendant 22 ans !). De 1992 a 1999, nous invitions 4 chefs par saison. En 1999, vu notre extension matérielle aussi, nous sommes passés à 6 semaines et 6 chefs.

 JDT : C’est très important pour la formation de pouvoir s’adapter à différentes conceptions d’une oeuvre, de tempo, mais aussi à plusieurs chefs qui ont des manières différentes de diriger.

 AD : Bien sûr mais nous travaillons aussi différentes dispositions d’orchestres. Je demandais toujours aux chefs invités de me dire le placement, en particulier, des cordes. Le public ne comprend pas toujours cet important détail en fonction du répertoire ! Au cours de ma carrière, nous avons invité plus de 50 chefs d’orchestre de nationalités diverses (Américains, Canadiens, Anglais, Portugais, Français, Autrichiens, Hongrois, Tchèques, Polonais, Russes, Japonais, Chinois, Brésiliens, Argentins, Péruviens, Colombiens, Vénézuéliens…) Chacun a une vision de la musique ou d’une oeuvre et les échanges sont passionnants.

JDT : Mais comme responsable, tu dois proposer la saison autour d’un thème et recevoir l’approbation des chefs d’orchestre pour les programmes que tu as suggérés. Peux tu nous donner des exemples?

AD : Nous avons inscrit de 2009 à 2013 à raison d’un programme chaque saison, la musique des Grands Ballets Russes de Diaghilev pour fêter le centenaire de cet unique événement culturel donnant naissance à des chefs d’oeuvre signés Stravinsky, Ravel, Debussy, Rimsky-Korsakov, Richard Strauss… Un anniversaire important peut donc être le point de départ (1999 le centenaire de la naissance de Francis Poulenc, 2000 le centenaire d’Aaron Copland, 2017 le 80ème anniversaire de la disparition de Maurice Ravel, 2020 les 80 ans de Joan Tower…)

Nous avons également présenté en version de concert “Pelléas et Mélisande” de Claude Debussy pour célébrer le centenaire de sa création en 1902 (à ma stupéfaction, non seulement nous réalisions la première texane de l’ouvrage mais aussi le seul endroit aux USA à le présenter en 2002… on a fait salle comble devant une audience venant de tout les USA avec une fort belle distribution contractée 2 ans en avance et avec deux répétitions par jour en une semaine ! Les jeunes participants ne le rejoueront probablement plus dans leur vie … En dehors des programmes symphoniques, nous programmons des oeuvres pour orchestre de chambre (Arnold Shoenberg op. 9, Bohuslav Martinu Double Concerto pour cordes, piano et timpani, Bela Bartok Musique pour cordes, percussion et célesta, Aaron Copland Appalachian Springs, Francis Poulenc Aubade….)

JDT : Quelles expériences pour ces étudiants ! On sort des sentiers battus et c’est varié mais les étudiants ne connaissent pas toutes ces oeuvres et ils doivent bien déchiffrer et travailler en amont.

AD : En effet, les participants doivent pouvoir jouer les oeuvres dès la première répétition d’orchestre. Le premier lundi du stage, la matinée est réservée aux auditions des stagiaires par le corps professoral afin de fixer les positions dans l’orchestre. Ils ont dû donc travailler techniquement en amont du stage. Il est de règle à Round Top de faire jouer les premiers pupitres à tout le monde durant le stage. Donc, au cours du même concert, le ou la première clarinette d’une des oeuvres inscrites au programme peut se retrouver troisième clarinette dans une autre oeuvre du même programme. Les stagiaires expérimentent toutes les positions possibles. Ajoutons que les professeurs ne jouent pas en principe dans l’orchestre, afin de le renforcer, à la différence d’autres académies d’été… le challenge est ainsi plus élevé.

JDT : Mais comment choisis-tu tes professeurs ? recruter des musiciens professionnels qui sont libres, qui veulent et qui peuvent venir passer plusieurs semaines pour enseigner ne doit pas être évident ?.

AD : C’est une des facettes de ce métier de convaincre des solistes et des professeurs de conservatoires prestigieux de venir enseigner et jouer entre eux bien sûr mais aussi répéter avec des étudiants et au départ ce n’était pas facile. Depuis le festival est connu internationalement, les demandes affluent. Nous recherchons des professeurs reconnus pour leur expérience de chefs de pupitre de sections de l’orchestre. Nous avons désormais  d’anciens élèves de l’académie qui ont fait leurs chemins (en 2022,13 professeurs sur 40, ravis de revenir) Les professeurs doivent résider au moins une semaine. Je crois que nous sommes peu nombreux parmi les festivals concurrents à offrir aux jeunes stagiaires la présence permanente d’un enseignant pour chaque instrument. Chaque semaine nous accueillons au moins 17 enseignants (flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, trompette, trombone, tuba, percussion, harpe, piano, violon, alto, violoncelle, contrebasse). Les programmes de musique de chambre que nous leur proposons sont rarement des duos avec piano mais plutôt trios, quatuors … jusqu’au dixtuors (quintette à cordes + quintette a vents) avec ou sans la participation des étudiants.

JDT : Donc une fois le programme fixé, le corps professoral choisi, les étudiants avertis ayant envoyé leurs CV et enregistrements, que se passe t-il ? Toute la vie de musiciens se passe par des sélections, concours, prestations.

AD : Les professeurs les écoutent, les jugent et nous font parvenir leurs choix (475 auditions en 2022) avec plusieurs critères dont le rythme, l’intonation, et l’articulation musicale. Avec de l’expérience, on peut juger en quelques minutes. Une fois la sélection effectuée, nous envoyons des invitations aux étudiants choisis à suivre le stage. Certains ne les acceptent pas, ayant été invites à une autre académie ou pour des raisons financières. On peut, le cas échant, donner la chance à une liste d’attente existante pour chaque instrument.

JDT : Tu mentionnes “les raisons financières.” Peux-tu nous dire ce que doit débourser un stagiaire?

AD : Les frais d’inscription du dossier et audition sont de $80. Une fois l’invitation reçue et acceptée, le stagiaire doit régler l’enregistrement de sa position soit $250 non remboursable (une sorte d’assurance de sa bonne foi) et, plus tard, la participation aux frais de logement et de cantine ($1,100 en 2023). Nous offrons environ une quinzaine de “workstudies” (positions de marqueurs de coups d’archet sur les parties de cordes et préparation de la scène de la salle de concert, constamment utilisée dans diverses utilisations) estimées à la moitié des frais de logement et de cantine.

 JDT : A part la musique baroque très spécialisée avec les instruments d’époque que d’autres académies font, vous avez programmé pratiquement la majeure partie du répertoire classique, romantique, moderne et avec même des créations mondiales de musique contemporaine.

AD : Oui notamment de Dan Welcher, Shiva’s Drum (piano et orchestre), Malcom Hawkins, Rasmandala (piano et orchestre), Chinary Ung, Rising Light (piano, choeurs et orchestre), Christophe Looten, Kammerkonzert (orchestre) et The Book of Angels (violon, alto et orchestre), Frank Ticheli, Concerto pour clarinette et orchestre, Jonathan Leshnof, Concerto pour orchestre et 2 percussionnistes, Gregory Vajda Duevoe, pour piano et orchestre …. et de nombreuses oeuvres de musique de chambre.

JDT : Faire un festival une fois qui marche avec des têtes d’affiches et de la musique connue c’est relativement facile si on a les financements. Mais durer dans la qualité avec des oeuvres peu connues c’est autre chose.

AD : Qu’appelle-ton “têtes d’affiche”? Le même menu servi jusqu’à satiété. Il faut être créatif dans les programmes, les enseignements, les professeurs et developper la curiosité. Le Domaine Musical de Pierre Boulez et le Festival de Royan (cf ton article) ont donné au public des occasions de rencontres avec une musique différente de leur éducation et leur milieu sociétal. Pour les musiciens, il est nécessaire de poser des questions à la partition pour qu’elle livre ses secrets. Trop souvent, le jeune musicien se réfère à ce qu’il entendu ou à la tradition, “l’illusion de la permanence” fait dire à l’un de ses personnages l’imaginatif Woody Allen.   

Ainsi par exemple, pendant 5 ans, nous avons présenté chaque année un concert consacré à la seconde école viennoise (Schönberg, Berg et Webern). La première année la salle était clairsemée et dubitative, peu habituée à entendre ce genre de musique mais la dernière année plus de 500 personnes étaient au rendez-vous !

 JDT : Il y a aussi un autre défi : Round Top est en pleine campagne, il faut faire venir le public et donc avoir un markéting important. Peux tu nous préciser ton action ?

AD : Nous avons plusieurs contraintes : d’abord géographique car nous sommes quasiment au centre du Texas (plus grand que la France) à mi-chemin entre Austin et Houston, et notre public n’hésite pas à franchir 300 km (on ne fait rien au Texas sans voiture). Puis une contrainte culturelle car le pourcentage du public intéressé par la musique dite classique est d’à peine 1% aux USA. Il est donc impératif de cibler les médias spécialisés qui sont de plus en plus rares en plus. En 40 ans, l’arrivée d’internet (depuis 2001), les grandes villes texanes ont réduit leurs journaux et surtout ce qui est fondamental pour nous, iIs se sont séparés de tous leurs critiques musicaux.

Il n’y en a plus qu’une petite vingtaine dans tous les USA ! Certains ont des “blogs” qui font peu de compte rendus de concerts mais plutôt des annonces publicitaires ! Il reste bien sûr quelques magazines mensuels spécialisés assez confidentiels. Les réseaux sociaux annoncent toutes sortes de concerts et de musiques aussi… Tout ceci amène un peu de visiteurs mais en fait, ce qui compte le plus, demeure la liste des anciens visiteurs et des amis de l’académie qui font du « bouche à oreille ». Nous avons ainsi réussi à fidéliser des auditeurs. Et puis il y a Youtube. J’ai créé un canal en Janvier 2006. Il a fallu16 ans pour atteindre 2 millions de visiteurs ! Le programme radiodiffusé quotidiennement “Performance Today” par American Public Media basé à St. Paul, Minnesota (2 heures de concerts enregistrés quotidiennement) relayé par 220 radios aux Etats Unis (il y en avait 480 en 1994!) prétend être entendu par 2 millions d’auditeurs aux USA (population 380 millions.) Nos concerts sont tous enregistrés et je leur fait parvenir les plus réussis musicalement depuis 1994. En 2022, 22 oeuvres enregistrées à Round Top ont été programmées, ce qui est une bonne promotion mais c’est un combat permanent pour nous imposer dans notre niche de la musique classique et contemporaine. (https://www.yourclassical.org/performance-today)

JDT : Comment composes tu un programme? Es tu libre ou as tu des suggestions de ton conseil d’administration ?

AD: Plusieurs composantes non musicales existent : d’abord remplir les salles, l’aspect financier étant essentiel donc jouer de la musique accessible, les oeuvres connues du public, les grands compositeurs enfin le grand répertoire…. et la facilité ! et tous les festivals font cela. Moi j’ai cherché en plus, et c’est ce qui fait notre originalité, l’éclectisme dans les programmes des concerts. J’ai bien sûr fait la part belle à la musique française, j’ai programmé des compositeurs peu connus (Albert Roussel, Florent Schmitt, André Jolivet, Guillaume Lekeu, Jean Cras, Adolphe Blanc, Jean Cartan…) qui me semblaient importants dans le répertoire. Mais le maître mot est innover sans cesse et se démarquer des autres mais avec une exigence de qualité. Rappelons nous le dicton célèbre «La maitrise du métier sans innovation et l’innovation sans maitrise du métier sont sans avenir ! » Mais j’ai encore un double défi : tenir compte de la capacité d’absorption et de répétition des stagiaires d’une part et d’autre part maintenir l’attention du public donc ne pas dépasser 1h20 de musique par concert. Je dois avouer avoir reçu constamment l’appui de James Dick, pourtant occupé par sa carrière, l’administration financière et le développement du campus.   

JDT : Moi je pense à certains (es) qui ont à la fois le métier et l’innovation… Mais l’innovation en musique, c’est une prise de risques avec l’objectif voire l’obligation de remplir une salle de 1000 places !

AD : Oui il y a des prises de risques voire des transgressions. Ainsi j’ai programmé le Concerto pour Orchestre de Lutoslawski alors que l’oeuvre était interdite de séjour à Austin par le conseil d’administration de l’orchestre symphonique local qui ne connaissait pas le compositeur… mais succès à Round Top ! et nous l’avons programmé trois fois. Tous répertoires orchestraux confondus, le Round Top Festival Institute a programmé environ 500 oeuvres différentes. Autre exemple : Il faut aussi trouver des oeuvres ou des événements que les autres académies et festivals n’ont pas car les USA vivent dans la concurrence permanente ! c’est à la fois stimulant mais stressant. Ainsi nous avons invité Walter Thompson, résident en Suède, créateur du ‘soundpainting’ dont tu es un partisan et que tu m’avais décrit comme ayant un certain succès en Europe. Peu connu et accepté aux USA, pays pourtant créateur du free jazz et des improvisations collectives, nous avons pu éviter la cacophonie et ensemble réaliser avec de bons musiciens classiques avec une palette de sons inspirantes un vrai concert soundpainting de qualité car j’avais pris 20 stagiaires motivés pour participer à ce programme (15 jours de répétitions avant le concert qui fut très bien reçu par les participants et le public. Tu aurais adoré faire cette expérience ! Malheureusement, mon successeur ne réinvitera pas Walter pour des raisons financières (environ coût : $8,000)

 Mais si parfois on accepte mes transgressions et innovations, il faut revenir à d’autres choses plus rentables ! Ainsi le conseil d’administration du festival m’a aussi fortement suggéré de programmer de la “pop music”. Hormis quelques 5 ou 6 orchestres aux USA, qui refusent tenant à la qualité de leur “son”, les autres orchestres programment ce type de musique car cela remplit les salles. Ainsi j’ai donc démarré en Juillet 2001 (mois anniversaire de l’indépendance américaine) des programmes incluant en première partie de la musique américaine de grands compositeurs américains (Copland, Barber, Joan Tower, Gershwin, Bernstein, McDowell, Heggie, Corigliano, Morton Gould, Howard Hanson… ) cela c’est pour l’aspect culturel « classique » et après l’entracte une collection d’arrangements de musique « populaire » américaine en face d’un public vêtu de couleurs nationales et brandissant des drapeaux US et texans. Salle comble…. et en plus des panneaux publicitaires, le public etait invité après le concert à déguster les crèmes glacées locales de Blue Bell Icecreams, concoctées dans l’usine près de Round Top.

La grande flutiste Carol Wincenc se préparant au piccolo “Stars and Stripes Forever” de John Philip Sousa

                                              Concert sound painting avec Walter Thomson à Round Top (appuyez sur la photo pour écouter)

Alain Declert avec James Dick et le violoniste Chen Zhao (ancien alumnus et devenu enseignant au San Francisco Conservatory of Music et membre du San Francisco Symphony) (Juillet 2022)

JDT : Avez vous des injonctions politiques car vous vivez actuellement dans un climat idéologique et culturel nouveau qui arrive aussi chez nous.

AD : Oui et cela entraine encore une complexification de notre métier. Ainsi par exemple la Ligue des Orchestres Américains demandent fortement l’application de « Equity, Diversity, and Inclusion in Artistic Planning ».  Nous devons nous plier aux exigences actuelles et à cette polyvalence : il faut donc concilier à la fois former des étudiants vers l’excellence et donc avec un certain niveau professionnel forcément élitiste mais en même temps suivre des quotas sur des critères politiques et sociologiques.

JDT : C’est un sujet politique actuel pour beaucoup de pays : équité ou égalité donc obligation de la discrimination positive ce qui est nécessaire si on ne veut pas reproduire les ghettos sociaux mais forger une véritable culture transversale et nationale en empruntant plusieurs cultures musicales. C’est difficile car chaque communauté baigne dans sa musique et souvent, une fois leur formation technique réalisée, des jeunes musiciens talentueux ont une propension à aller vers des master-class qui les concernent plus culturellement (jazz, latino, klezmer, country, musiques populaires etc…). Je sais qu’en jazz certaines académies sont prisées et de haut niveau aux USA et certains saxophonistes que je connais en rêvent ! Tu as mentionné le sponsor de ce concert «patriotique». Qu’en est-il des autres concerts? Comment arrive-t-on financièrement à maintenir une organisation comme le Festival Institute à Round Top ? Ce qui m’impressionne, c’est la montée en puissance qualitative régulière pendant si longtemps. Faire durer un festival et une master class internationale sans subvention des états. Les spectacles sont payants mais génèrent peu de bénéfices. Quelles sont vos sources financières ? tout ceci coûte une fortune, il faut trouver des fonds et trouver des sponsors fidèles pour durer ! Qui s’occupe de la recherche des financements ?

AD : Le budget annuel dépasse les 2 millions de $. L’entretien des installations et leur coût de fonctionnement représentent plus de 60% du total. Les aides financières parviennent des fondations privées ou des compagnies dans des secteurs très variés (industries, assurances, banques, tourisme,…) Nous avons aussi l’aide gouvernementale qui s’effectue nationalement à partir de Washington (National Endowment for the Arts) et dans chaque état (Arts Councils) mais qui subventionnent que 2% du budget ! Donc ce sont les entreprises et les fondations privées qui nous permettent de continuer difficilement car l’argent pour le style de musique pratiqué à Round Top n’attire pas facilement les foules, ni les supports financiers.

JDT : Peux tu préciser ? Qui va à la recherche des financements ?

AD : Les fondations privées à buts charitables sont créées par de riches familles américaines et associations charitables. Chaque année, je fournis des documents appropriés à présenter dans les demandes de fonds, questionnaires, paperasses….mais je m’en occupe peu personnellement car c’est un job à temps complet.

JDT : Et puis vous faites aussi beaucoup d’enregistrements.

La salle de concert et la chapelle sont de merveilleux studios d’enregistrement. Nous les louons fréquemment à des solistes ou ensembles variés. Nos archives sonores des concerts remontent à 1983. Elles contiennent quelques joyaux!

Conclusion : tu as consacré une grande partie de ta vie à l’élaboration d’une structure essentielle et tu as répondu à la question d’un de mes précédents articles sur ce blog : qu’as tu fait de tes talents musicaux ? Nous avons la réponse. Merci Alain et bonne retraite (en sachant que tu resteras consultant, habitant toujours sur le campus !)

 

Souvenirs, souvenirs …..José Daniel Touroude (jouant le quintette de Brahms) et Alain Declert à l’orgue jouant Bach …au siècle dernier !