par José-Daniel Touroude
Avec la participation d’Albert Rice (musicologue USA), de Théo Taillasson (restaurateur du piano) de René Pierre et Bernard Duplaix (musiciens)
« Envoyez
des pianos à travers le monde, par terre, par mer ou par air » et c’est
ainsi que des pianos sont tombés du ciel ponctuellement en parachutes sur
la plage et dans différents endroits dans le monde (mais la plupart ont été
débarqués, il ne pleuvait pas des pianos quand même !)
Pourquoi cet
ordre incongru ? : pour entretenir le moral des armées :
Les troupes
américaines en 1944-45 se déployaient à travers le monde en guerre et la
musique était essentielle entre deux assauts.
Bien sûr il y
avait les fanfares et des brass band, parfois des harmonies (fanfare + les
bois) voire de véritables big bands de jazz en vogue dans les années 40 jouant
du jazz et du swing comme le Glen Miller Army Air Force Band omniprésent avec
son pianiste Mel Powell ou les Andrew Sisters avec leur tube Boogie Woogie Bugle
Band etc…
Une
anecdote : Le jeune Dave Brubeck sera dispensé de l’assaut meurtrier des
Ardennes à condition de constituer un orchestre et de jouer avec son piano
Victory dans tous les cantonnements, parfois attaqués, avec sa camionnette et
sa scène portative… Peut-être que Dave a été sauvé aussi grâce à un piano !
Mais pour faire chanter toute la troupe avec des airs à la mode et retrouver l’ambiance de chanter ensemble, l’incontournable Lily Marleene récupéré par la capitaine Marlène Dietrich (armée de Patton) ou des chansons de Frank Sinatra, de Bing Crosby ou les célèbres mélodies des Gershwin … il fallait des pianos pour ces moments de détente.
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Marléne Dietrich sur la scène de l'Olympia de Jarny en Lorraine le 10 novembre 1944 devant un parterre de soldats américains |
Quel genre
de musique ? c’est avant tout du jazz
Bien sûr le jazz avait quelques clubs et avait été amené par les militaires afro-américains en 1917 puis entre les deux guerres mondiales (Josephine Baker, Sidney Bechet, les Zazous etc…Django Reinhard et le hot club de France…) et ce fut la grande époque du ragtime mais cela restait pour des initiés passionnés. En 1944-45 le jazz plus swing était la musique américaine des vainqueurs.
Mais envoyer des pianos sur les divers champs de bataille mouvants n’était pas aisé : un piano normal envoyé sur le front en camion, bateau ou par avion se briserai. Donc il fallait faire un piano adéquat, par un fabricant spécialisé, avec des caractéristiques spéciales précisées dans un cahier des charges novateur où le bois solide serait le matériau dominant.
- · Une caisse en bois adéquate renforcée protégeant le piano même parachuté ou malmené par le transport.
- · Un piano qui utilise des matériaux solides donc lourd (250 kg), stable avec des pieds adaptés, avec une qualité minimum mais à bas coût (moins de 500 $).
- · Un piano facile à transporter de longueur maximum d’1m 50, d’1m de haut, de 60 cm de profondeur, avec 4 poignées pour le transporter (facilement ? par 4 soldats. Commentaires : avec la caisse chaque GI portait 100 kg quand même !)
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Usine de pianos Victory |
- Un piano rustique en bois épais exotique dur pouvant résister aux chocs physiques, thermiques et aux intempéries. (Le cylindre ou couvercle, qui protège le clavier et les touches, doit être aussi en bois épais, un pupitre intégré bien fixé….
- Un piano droit adéquat, facile à produire rapidement à la chaine, avec des matériaux simples et solides : le clavier en bois avec des touches recouvertes de plastique, des cordes en acier entouré de fer incassables et deux pédales.
- La table d’harmonie, la pièce délicate essentielle, qui est en bois et sert à amplifier le son et corriger les harmoniques du son, doit être rustique mais avec une certaine qualité minimum.
- Des couleurs militaires variées puisque le donneur d’ordre est l’armée : le piano Victory vertical est surtout vert olive pour l’armée de terre, mais aussi gris pour la Navy, bleu pour les gardes –côtes, noir ébène pour les officiers.
- · Il doit être livré avec kit d’accordage, des pièces de rechange et des partitions de jazz ! (et quelques cantiques pour les cérémonies religieuses.
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Transport d'un piano Victory dans sa caisse. |
Qui va relever le défi de la production de ces pianos ?
Un allemand nommé Henrich Steinweg émigré à New York était un fabricant de piano de qualité et important (un millier de salariés) américanisant son nom en Steinway & sons. Il avait une usine à Hambourg en Allemagne (ville rasée par les bombes incendiaires utilisant aussi le napalm) et une autre aux USA à New York.
Pendant la deuxième guerre mondiale, ce fabricant connait une pénurie de matières premières, une demande très faible de piano de qualité donc Steinway est obligé à une reconversion de ses activités en participant à l’économie de guerre en faisant un peu de tout en bois (beaucoup de planeurs en bois, crosses de fusils, avions leurres en bois, cercueils).
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Planeur Waco CG4-A. Le savoir-faire de Steinway dans le domaine du bois
est mis à profit pour fabriquer les pièces complexes de l’appareil |
L’armée demanda à la firme « Steinway & sons » des pianos droits adaptés selon les recommandations émises. Ce qui fut fait pour arriver à la production totale de 2436 pianos nommés Victory. Les croquis du piano « Military Victory » ont été réalisés à partir de 1940, ceux du « Military-Regency Victory » en 1941 et « Victory » en 1942. Le croquis sur lequel est basé le piano droit Steinway est le croquis 1051a daté du 13 août 1942 pour le modèle Vertical 40 (« Victoire militaire ») (référence sur les pianos Steinway, Roy F. Kehl et David R. Kirkland, The Official Guide to Steinway Pianos, Montclair, NJ : Amadeus Press, 2011). Le numéro « Y » apparaît sur certains croquis de différents modèles.
Malgré leur robustesse, et leur dispersion à travers le monde, il en reste peu.
En croisant nos sources, il n’y aurait plus que 6 pianos Victory référencés en France : 1 au musée mémorial de Caen, 2 restaurés par les Ateliers Hanlet, 1 autre restauré par Gérard Fauvin, 1 restauré à Bourges, plus celui -ci par Théo Taillasson, ce qui fait un total de 6 pianos Victory restaurés en France, donc relativement rares pour des collectionneurs. Guy Laurent responsable des enchères à Vichy, haut lieu de vente des instruments de musique au niveau mondial, n’en n’a jamais vu !
Puis
vint l’armistice ! mais des pianos furent encore envoyés pour égayer le
quotidien des militaires qui avaient relevés les vétérans avec la mission de
protéger l’Europe pendant la guerre froide et qui s’ennuyaient parfois dans les
bases américaines.
La
musique « nous a empêché de devenir fous » diront les vétérans, « un soldat
ayant le moral est un bon combattant » diront les gradés « la musique repousse
l’ennui du casernement et la dépression » diront la relève….
La
fascination pour l’Amérique
L’influence
culturelle et consommatrice des USA aussi bien sur les valeurs que sur les
produits américains (les jeans, les chewing-gum et coca cola distribués, les
sodas et l’alcool, les cigarettes blondes etc… ) est fondamentale.
L’exportation
de la culture américaine envahit la jeunesse européenne, l'American way of
life, les sports américains, les bandes dessinées comics, les films, les
westerns, le plastique, la littérature, les médias avec la radio et la
télévision naissante, la publicité, l’art…
Le
jazz circule dans des voitures avec hauts parleurs à travers la France,
véritable acculturation et découverte pour la majorité du peuple français,
symbole aussi du renouveau culturel pour la jeunesse soucieuse du progrès et de
l’avenir. La plupart des variétés, musiques de film français, fêtes, bals,
boites sont imprégnées de la culture jazzy.
Le
jazz est déversé dans les radios américaines en continu, des milliers de
vinyles créent la musique de l’émancipation, du modernisme, de la victoire et
sera une des constituantes de l’impérialisme culturel, du soft power américain.
Symbole de la libération, l’inondation des V discs gratuits de tous les jazzmen seront détruits après la guerre pour les vendre ! les USA pays du business aussi….
C’est ainsi qu’après la guerre, pour l’environnement des bases américaines stationnées en Europe, la musique, avec le jazz puis le rock en roll, devenait incontournable. Quelques pianos Victory du front ont survécu dans un état pitoyable et d’autres neufs en stock ont été acheminés pour les bases américaines jusqu’en 1954. En 1967 les bases américaines partirent de France, les GI emmenant de bons souvenirs et beaucoup de jeunes françaises (dont ma cousine !)
Interpellons les souvenirs de témoins qui ont connu cette époque
Par
les bases américaines, ils ont découvert le jazz et cela a changé leurs
vies.
Bernie nous raconte : Pour notre génération, gamin nous allions écouter les formations de jazz à CHAB (Chateauroux Air Base) qui avait un big band de qualité dirigé par le saxophoniste ténor Billy Harper. Quel choc ! Elève au conservatoire, j’étais fasciné par la culture américaine. Les musiciens étaient talentueux et accessibles et j’ai rapidement joué avec eux. Et puis que de concerts avec des géants du jazz qui faisaient les tours des bases américaines comme Art Farmer, Benny Golson, Bud Powell, Dexter Gordon, Chet Baker…
On avait constitué notre orchestre de jeunes jouant du New Orléans et Dixieland dans les boites et bals, puis suivant l’évolution du jazz et des disques qu’on écoutait sans cesse comme Cannonball Adderley, Miles Davis, Phil Woods avec qui je jouerai plus tard aussi, John Coltrane, Bill Evans, Eric Dolphy etc… j’ai changé de style mais cela a surtout changé ma vie … Après le conservatoire de Paris, je devins musicien professionnel où sur scène, en studio d’enregistrement ou en enseignant, le jazz sera souvent présent.
Nous avons découvert par hasard la " Red Cross " de l'armée américaine dans une grande villa de Nancy, et là on nous prêtait des instruments, les militaires US jouaient et nous invitaient à les rejoindre pour jammer ; c'est bien là que notre "carrière de musicien amateur" est né. Tout cela dans un environnement favorable des sixties, des bals universitaires où toutes les vedettes du jazz étaient invitées à se produire : Memphis Slim, Guy Lafitte, Stéphane Grappelli, Lou Bennet, Kenny Clark, René Thomas, Claude Nougaro, Eddy Louis, Claude Luter, Maxime Saury, Marc Laferrière, Cris Barber…et les bases américaines où on venait nous chercher pour animer des soirées à Toul, Verdun, Etain…dans les foyers des bases, où nous croissions sur scène Chet Baker , Johnny Griffin…et les clubs de Jazz, comme le Roxy à Nancy, le 4 cats club de Metz, l'Aubette de Strasbourg, fréquentés par tous les militaires américains et d'excellents musiciens ricains qui nous prenaient sous leurs ailes " Little Frenchies "….Une période magique où nous n'avions aucun complexe, même si on ne maitrisait pas bien les II V I.mais juste on avait de la feuille .....et en plus on nous payait".
Autre
souvenir personnel :
Dans
un Royan bombardé à 85%, ma mère Gisèle Touroude résistante et jeune professeur
de musique après-guerre a réussi à avoir un piano victory de couleur
indéfinissable « un gris bleu pisseux » provenant d’une base (je crois vers la
Rochelle où étaient réfugiés mes grand parents) Ma mère était pratiquement une
des rares accompagnatrices des chanteurs et autres musiciens en tournées en
Charente Maritime. Ce piano était une vraie « casserole », un piano de saloon
(mais un Steinway quand même disait ma mère !) mais qui fut utile car il a
permis de débuter avec ses premiers élèves avant d’en louer un plus correct à
Saintes (17). Ce piano américain a fini en bois de chauffage pendant l’hiver
glacial de 1947 vu l’état de la maison et l’absence de chauffage à Royan à
cette époque ! je sais cela fait mal ! surtout au prix actuel proposé par des
musées et collectionneurs.
Mais en voilà un, qui lui renait …
L’histoire singulière du
piano Victory restauré en Charente Maritime.
Un
Victory Vertical sur la plage. Photo National Archives |
Le Victory Vertical de Steinway & sons n’est pas arrivé à Rochefort (17) en parachute comme certains mais a été retrouvé par Théo Taillasson, historien d’art, intéressé par la facture instrumentale qui travaille chez Remy Babiaud à Rochefort (17) entreprise qui fabrique et restaure des pianos. Théo Taillasson en voulait un… il lance une bouteille à la mer (normal pour un habitant de l’ile d'Oléron !) et poste une annonce sur internet et en Décembre 2023 un vendeur italien de Rome le contacte : il a un Victory Vertical à vendre en Italie qui fut de couleur vert olive de l’armée. Après une visioconférence, Théo fonce en Italie et après 30 heures de route, revient à Rochefort.
Ce
piano n’est pas une épave, il n’a pas fait le débarquement en Sicile (1943-44)
mais est arrivé pour fêter la libération (25 avril 1945) d’où son bon état
relatif. Les forces américaines sont restées en Italie. Il fut restauré une
première fois à Rome et parait jouable.
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Etiquette de restauration (CP TT) |
Le
piano vertical Victory ou modèle droit, modèle 40, a été fabriqué par Steinway
du 27 juillet 1939 au 5 mai 1954. Ce
piano est un Steinway droit modèle Victory n° de série : 317874, la table
d’harmonie Y 369 et le cadre Y 285n en vert olive a été produit début 1945 à
New York.
Ce
piano a été livré aussitôt à l'armée américaine et arrive pendant l'été 1945, à
la fin de la guerre en Italie. Ces dates sont toujours indiquées dans les
livres de stock de Steinway. Kehl et Kirkland décrivent également ce modèle
page 223 : « Une ligne de production spéciale était celle du piano de campagne
GI [General Issue], pour les contrats militaires en temps de guerre : Victory,
croquis 1051a (1942-1946, 1948-1953) et Regency Victory, croquis 1071a
(1942-1943). Les pianos de campagne GI étaient fabriqués à partir de modèles de
caisses artistiques reconnus portant les mêmes numéros de croquis, mais étaient
renforcés pour un usage militaire intensif par des cales et des fixations sous
les touches pour le transport. De nombreux pianos de campagne GI étaient de
couleur vert olive. Certains surplus de caisses 1051a, de couleurs non
militaires, ont été achevés jusqu'en 1954 »
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Théo Taillasson et José-Daniel Touroude |
Parole au restaurateur de ce piano.
Concernant la traçabilité du piano, en 2023 le piano est racheté par un revendeur Italien à Rome (personne à qui je l'ai racheté à la fin de l'année 2023). Il est passé par un atelier romain (connu grâce à l'étiquette), c'est certainement ici qu'il a été démilitarisé. Le 88ème marteau a également été changé, tout comme quelques cordes graves (celles en cuivre). Concernant le reste des opérations réalisées sur le piano à ce moment m'est inconnu. Je ne sais malheureusement pas, dans quelle base américaine en Italie il a joué.
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Théo
Taillasson de retour d’Italie avec le Victory Vertical. Maintenant au travail….
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Crédit photo : Kharinne Charov |
Concernant les différentes étapes de la restauration :
La
restauration a commencé par une phase d'archivage avec un état des lieux du
piano au moment où je l'ai récupéré. Après avoir photographié toutes les pièces
et décrit toutes les singularités remarquées, j'ai pu commencer la
restauration. Cette dernière sera régie par le fait de changer le moins de
pièces possibles.
Après avoir pris toutes les mesures nécessaires, j'ai changé les cordes basses. Dans le respect historique de l'instrument, j'ai choisi de remettre des cordes filées en fer, tel qu'à l'origine. C'est le seul changement effectué sur la structure harmonique.
Pour la mécanique, j'ai changé les marteaux. Cette étape implique de démonter les marteaux du montant de mécanique, seulement en effectuant ce geste technique les lanières, trop fragiles, se sont désagrégées alors j'ai également dû les changer. Enfin, pour restituer toute sa mobilité à la mécanique, j'ai changé les axes des marteaux, des chevalets et des bâtons d'échappement.
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© Crédit photo : Raymond Riehl. Royan
Concernant le clavier, j'ai choisi de conserver le revêtement de clavier d'origine, en effet, il présente des singularités. Premièrement sa matière, issue d'un plastique que l'on ne produit plus aujourd'hui (celluloïd imitant l'ivoire). Secondement ce revêtement englobe toute la partie avant de la touche et est pointé sur la touche pour assurer une robustesse à toute épreuve. Comme pour la mécanique, les seuls changements, nécessaires au bon fonctionnement du piano, sont au niveau du clavier : les casimirs de mortaises.
Pour la restauration du meuble, je l'ai entièrement poncé afin de retirer le vernis qui a servi à le démilitariser puis je l'ai repeint dans le but qu'il retrouve sa couleur d'origine. Avec l'aide d'une amie artiste nous avons également repeint la marque car elle était trop abîmée. J'ai choisi de conserver les éclats et arrachements présents sur le meuble, ils sont les symboles de l'histoire de ce piano. J'ai choisi des fournisseurs reconnus afin d'avoir les meilleures pièces possibles (Heller pour les cordes et Abel pour les marteaux).
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© Crédit photo : T. T. et voilà le travail.
À propos du temps passé et des coûts, il est difficile de fournir des chiffres précis, cela se compte en centaines d'heures de travail sans compter tous les travaux de recherche et d'archives, le coût se chiffre en milliers d'euros. En définitive les changements se résument aux cordes basses, aux marteaux, aux lanières et à la peinture du meuble. Le reste des changements sont minimes qui servent à rendre le piano de nouveau jouable.
Par le concert du 12 avril 2025 qui fut un succès, les jeunes élèves du conservatoire de Royan ont prouvé qu’il assurait de nouveau. Royan vient de faire une exposition sur cette histoire et une bande dessinée a été créée (interlude) en plus des quelques articles dans les journaux saluant la renaissance de ce piano Victory.(cf association : mel : unpianotombeduciel@gmail.com)