par
José-Daniel TOUROUDE
Q :
quand on admire votre collection, vous faites souvent référence à des facteurs
compagnons et maîtres, à une certaine noblesse de la facture des métiers du
bois et avec votre ami René Pierre dans votre blog, vous recherchez et redonnez
vie à ces illustres inconnus qui ont été oubliés, à part le monde des
collectionneurs. De quand date l’organisation de ces métiers ? c’est très
ancien.
JDT :
Oui et la première preuve écrite existe déjà en 1268 dans « le livre des
métiers » d’Etienne Boileau qui recensait 121 métiers organisés en
corporations dont celui des tourneurs sur bois. Souvent encore au XVIIIème siècle on identifiait
le facteur comme tourneur sur bois car il faisait aussi bien des pieds de
chaises, des bondes de tonneaux de vin que des flûtes ! Puis
vint la corporation des joueurs de musique en 1321, reconnaissance du statut de
musicien professionnel. Plus tard en 1599 naissait la corporation des faiseurs
d’instruments de musique ou luthiers. En effet les musiciens fabriquaient le
plus souvent leurs instruments à l’époque. L’école allemande prônait encore il
y a peu de temps que le clarinettiste devait savoir fabriquer ses anches,
changer les tampons et lièges, démonter son instrument. Les instruments
devenant plus complexes et artistiques, seuls des professionnels pourront les
fabriquer.
Atelier du tourneur sur bois. (Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. |
Pouvez vous me préciser le cadre historique et
organisationnel de ces métiers à l’origine ?
Beaucoup
de métiers dont celui du bois étaient organisés en corps ou corporations permettant
le regroupement de tous les membres d’un même métier avec 3 niveaux et des
mots - clés attachés à ces dénominations : l’apprenti apprenait (pendant plusieurs
années durement son métier et faisait les tâches rebutantes) puis le compagnon fabriquait
(ouvrier qualifié voire hautement qualifié lié à l’image souvent du tour de France)
puis le maître dirigeait (patron de l’atelier souvent respecté, ayant fait un
chef d’œuvre, détenteur de l’estampille, organisateur de la profession). Ces
corporations, personnes morales, avaient un grand pouvoir et étaient soient des
jurandes reconnues par le pouvoir royal (exemple à Paris), soient des corporations réglées par les
municipalités (exemple à Lyon). Les
guildes corporatives en Allemagne et dans l’Est étaient aussi des corporations
ou des jurandes (dont les représentants se nommaient jurés).
Mais quels étaient leurs objectifs ?
Leurs
objectifs étaient de s’entraider, former des professionnels mais aussi défendre
leurs intérêts (tendant parfois vers un monopole), de contrôler le marché du
travail de fixer les prix, et exercer un contrôle de la qualité voire du marché,
organiser et discipliner la profession avec des usages codifiés, des rituels,
des règlements, des contraintes toujours plus complexes. Elles étaient dirigées
collégialement par les maîtres et patrons d’ateliers qui élisaient leurs chefs
et représentants. Ils
fixaient les formes, les styles et les modes, les techniques et devenaient de
plus en plus conservateurs mais reproduisaient parfaitement ce qu’ils avaient fixés. Il
était fondamental pour travailler d’être accepté par ses pairs donc suivre les
usages codifiés et la hiérarchie de la communauté, être un professionnel
reconnu, avoir une éthique adéquate de l’amour du travail bien fait, des
capitaux nécessaires pour payer les taxes importantes (source importante pour
le pouvoir) et pour monter un atelier et régaler ses pairs. Depuis Henri IV
s’installer dans les ateliers royaux du Louvre ou à l’Arsenal, était la
consécration des meilleurs maîtres. Or
les migrations européennes continues attirées par la France, pays riche et
important, aspirateur de talents vont entraîner de nouvelles techniques et
idées, de nouveaux savoir-faire (après la renaissance italienne, notamment les
tourneurs sur bois flamands et allemands). Ceux
qui n’étaient pas acceptés par leurs pairs organisés (souvent des étrangers ou
des provinciaux (ex : les lorrains meurtris par les guerres) devenaient
ouvriers libres, protégés par d’autres puissances mais à la périphérie des
villes . Ainsi
à Paris, ils s’installèrent dans les villages avoisinants c’est à dire les
faubourgs (exemple les métiers du bois regroupés au Faubourg Saint Antoine par
l’abbaye) ou la cour du temple ou l’enclos de St Germain des près, les faubourgs
St Marcel et St Jacques… Et ces ouvriers en marge dans ces lieux privilégiés
n’avaient pas toujours bonne réputation, étant sans cesse critiqués par les
jurandes et corporations officielles auprès des autorités, garant de la
réputation et du contrôle des métiers.
Il
est vrai que le travail était assez aléatoire, sensibles aux périodes d’inactivité
et aux troubles politiques, ou aux euphories après guerres avec des commandes
importantes. Il
était difficile de réguler le marché du travail. D’où les combats parfois
meurtriers et les villes réservées entre compagnons faisant leur tour de France
entre dévorants catholiques et gavots protestants, entre compagnons fixes et compagnons
itinérants, entre les corporations officielles et les ouvriers libres des lieux
privilégiés mais aussi entre les métiers et les chantiers à réaliser… les
libertés d’exercer et de circuler n’existaient pas beaucoup sous l’ancien
régime et il fallait trouver une protection (corporation, maître réputé, noble
ou religieux puissants, entraide compagnonnique, recommandations diverses...)
Scène de rixe sur le diplôme de Languedoc le victorieux, compagnon charron du St Devoir de Dieu et de Ste Catherine reçu à Nantes le 6 avril 1828. Collection privée. |
La promotion était-elle fondée exclusivement sur le talent ?
Oui
au début et c’est l’image véhiculée mais en fait des stratégies complémentaires
à la méritocratie vont apparaître rapidement. D’abord chaque métier vivait
dans un monde assez fermé avec ses valeurs, son langage, ses quartiers, ses
outils, sa solidarité : on se côtoyait, on vivait ensemble, on se copiait,
s’aimait, se jalousait dans une communauté étroite et on se mariait entre soi.
(exemple des mariages croisés entre les familles de facteurs à la Couture-Boussey). Les
apprentis et compagnons couchaient souvent chez le maître ou à côté et cette
promiscuité resserrait les liens. Ainsi la plupart du temps le compagnon
talentueux, devenant chef d’atelier épousait la fille du maître pour prendre la
suite ou souvent la veuve du maître afin de continuer l’atelier et devenir
maître à son tour et quand la veuve mourrait, il reprenait une autre femme
jeune qui vivait entouré de jeunes compagnons qui remplaceraient le maître etc…. donc méritocratie assurément mais pas
seulement . Ce qui importait c’était de continuer l’atelier (comme les paysans
leur exploitation). Cette
promotion sociale et l’accès à la maîtrise était courant car s’installer était
vraiment difficile. Alors les compagnons en faisant leur tour de France
multipliaient les chances de trouver maître, atelier et femme qui convenaient à
leurs ambitions…Bien
sûr quand le maître avait un fils talentueux, il reprenait l’atelier (et
certains en adoptait un pour éviter les taxes). Mais la maîtrise qui est
l’apogée d’un savoir-faire devint aussi un statut de patron de plus en plus
héréditaire bloquant l’ascenseur social du compagnon qui, faute d’argent, ne
pouvait pas s’installer. La concurrence et la liberté de s’installer étaient alors
entravées. Les
jurandes vont empêcher ainsi certains de prospérer fixant le nombre d’apprentis
et de compagnons par atelier. Quand
le maître était reconnu, il devenait bourgeois et ses enfants scolarisés pouvaient
changer de classes sociales. Beaucoup d’inventaires après décès montrent que
certains compagnons pauvres avaient fini dans l’aisance et la reconnaissance.
Roth successeur de Dobner à Strasbourg
vers 1844
Dès
le XVème siècle pour limiter l’accession à la maîtrise, afin que leurs
compagnons ne deviennent des Maîtres donc des concurrents, les corporations augmentèrent
le nombre d’années de travail de compagnons chez un patron, demandèrent la
réalisation d’un chef d’œuvre accepté par les pairs, de payer des banquets coûteux
... A
la mort du Maître, il y avait donc : un atelier connu, des compagnons et
apprentis, des commandes à réaliser, des outils (les outils pratiquement sacrés
souvent gravés étaient donnés aux successeurs méritants) et surtout une
réputation à continuer et pour cela la marque était essentielle pour la veuve. La
loi permettait aux veuves de Maîtres d’exploiter la marque de feu leur mari et
certaines estampilles étaient réputées. Mais comme toute entreprise familiale
basée sur la technicité, il fallait à la fois un nouveau patron reconnu pour
son expertise dans le métier mais aussi pour son esprit d’entreprise et accepté
par la veuve ! et c’était quand
même rare. C’est ainsi que parfois, bien après le décès d’un facteur, la veuve
et ses compagnons continuaient à fabriquer des instruments sous l’estampille du
Maître décédé depuis longtemps ! (ce fait donne des discussions passionnées sur
les datations possibles entre collectionneurs d’instruments).
La veuve de Sautermeister épouse son neveu Louis Müller. |
et
Si
un compagnon devenait le nouveau maître, il avait vite envie et l’ambition de
marquer sa trace avec sa propre estampille en accolant son nom à celui de son
maître ou en mettant successeur de …, voire en mettant seulement le sien s’il
était déjà connu dans un marché régional. Souvent
aussi faute de successeur, l’atelier fermait, le métier demandant des dons
certains et n’étant pas si lucratif (sauf pour quelques uns réputés). Il
y aussi a contrario de véritables dynasties (ex : Thibouville, Noblet …) où
on faisait le même métier pendant plusieurs générations .
Marque de Martin Thibouville père et
Martin Thibouville fils.
Mais certains pouvaient s’échapper des contraintes et autorités des
corporations ? Ce protectionnisme était de garantir le travail et les privilèges
aux français air connu non ?
En
effet, être exclu de votre corporation ne rendait pas la vie facile, ni
l’accession aux chantiers et aux commandes. Dès 1471 une ordonnance de
louis XI permet aux métiers du bois de vivre libres par exemple sur le
territoire de l’abbaye St Antoine sans s’affilier aux jurandes et corporations
régissant les métiers du bois, ce qui permit de suite la naissance d’un noyau
d’ouvriers talentueux mais aussi une lutte permanente entre corporations ou
jurandes conservatrices et ouvriers libres créatifs pendant 3 siècles, l’abbaye
attirant les meilleurs des métiers du bois étrangers et français (cf le livre
de J. Diwo « les dames du faubourg »). Les
corporations luttaient sans cesse pour maintenir leurs privilèges voire leurs
monopoles d’une part contre d’autres corporations pour protéger les limites de
leurs compétences souvent empiétées. Mais elles luttaient d’autre part contre
les ouvriers libres étrangers et talentueux pour les métiers du bois qui par
vagues venaient bouleverser le métier par d’autres techniques et prendre les marchés. Les
maîtres des corporations luttaient aussi à l’interne contre les compagnons qui
voulaient accéder à la maîtrise donc s’installer en concurrents et qui étaient
freinés par des usages tatillons et des barrières d’entrées financières les
excluant. Beaucoup
d’ouvriers libres des métiers du bois étaient allemands ou de l’Est de la
France et étaient luthériens. Être à la fois concurrents et hérétiques créent
toujours un mélange explosif. Malgré cela il y eut pendant des siècles une arrivée
permanente d’étrangers (hollandais, mais surtout allemands après la guerre de 30
ans…émigration de qualité vivifiant l’artisanat du bois, donnant à la France
des grands ébénistes et menuisiers du roi et des puissants (Habermann,
Oppenhoort, Oeben, Riesener…) et des grands facteurs d’instruments (pour la
clarinette : Amlingue, Geist, Winnen, Baumann, Mousseter, Keller….)
Estampille de Jean Henri Riesener (1734-1806) |
Commode Riesener |
L’aventure des instruments à vent va alors se développer, la
clarinette est née en Allemagne vers 1700 et l’estampille va devenir
fondamentale mais de quand date cette idée de marquer au fer un objet en bois ?
En
1467 une lettre patente demandait qu’une estampille soit marquée au fer chaud sur
les meubles pour authentifier l’origine et leur qualité sous l’égide des
corporations mais elle fut peu appliquée. En 1751 un Édit royal rend
obligatoire l’estampille de maîtrise. C’est une offensive des jurandes :
l’Estampille est réservée aux maîtres donc soumis aux règles des jurandes et corporations. Ce
marqueur social et de prestige permet aux Maîtres qui ont ce sésame d’avoir
recours à la sous-traitance des compagnons d’autres ateliers et surtout de se
différencier des ateliers considérés comme inférieurs en qualité car anonymes. Entravant
la créativité et la liberté et figeant les métiers, les corporations seront
supprimées avec la loi le chapelier en 1791. Pendant
tout le XIXème siècle, les corporations étant abolies, les compagnons auront la
liberté de s’installer et les estampilles si convoitées et qui étaient un
privilège visible interdit à la majorité vont se généraliser. Il y aura alors une
véritable éclosion d’estampilles de toutes sortes et comme ce sera l’époque des
instruments à vent, beaucoup d’instruments auront des marques variées et pas
toujours évidentes à décrypter.
Loi le Chapelier de 1791 supprimant les corporations. |
Mais
pour les meubles comme pour les instruments de musique, il y a bien de
différences entre celui qui signe et celui qui fait ! mais la recherche de
l’estampille demeure quand même le moteur de tout collectionneur… La
révolution industrielle en France en ce début du XIXème siècle va bouleverser
tous les métiers du bois et les artisans vont utiliser d’autres outils, faire
d’autres instruments et pour certains devenir de véritables entrepreneurs
industriels (Gautrot, Thibouville.. Graves aux USA, les facteurs de
Markneukirchen en Allemagne …). Puis
la grande époque des instruments à vent et notamment de la clarinette est liée
aux armées napoléoniennes, et à la révolution industrielle qui modifie le
travail de l’artisan par des outils mécaniques, donc à une augmentation
considérable de productivité réalisant ainsi des flûtes et clarinettes par
milliers et à prix réduit donc rendant ces instruments accessibles et donc
populaires.
Bien sûr
il y a toujours même actuellement une part de travail à la main mais de plus en
plus réduite.
Après cette mise en perspective historique approfondissons
maintenant la vie d’un apprenti et d’un compagnon faisant son tour de France au
XIXème siècle puisque l’essentiel s’est déroulé dans ce siècle pour les
instruments à vent. Nous avons des mémoires entre autres de celui d’un facteur Jean Daniel HOLTZAPFFEL. Ce sera l’objet d’un autre article.
A suivre......