Entretien de José-Daniel Touroude avec Georges Barthel, flûtiste.
Georges Barthel |
JDT :
Nous avons parmi nos lecteurs beaucoup de collectionneurs d’instruments à vent
anciens, de musiciens et de mélomanes qui pratiquent et/ou qui aiment
les sonorités des instruments dits « originaux » dans
l’interprétation d’œuvres baroques ou classiques.
Précisons
que le mouvement des baroqueux est une expression qui définit en fait ceux qui
pratiquent la musique avec des instruments anciens et qui recherchent
l’authenticité et l’esprit des partitions originelles. Ils se différencient
donc de la plupart des autres musiciens qui jouent tous de la musique baroque
bien sûr, mais avec des instruments modernes, au diapason actuel, et avec une
approche que l’on pourrait qualifier de moins « archéologique ».
On
distingue par conséquent des musiciens généralistes qui jouent dans tous les
styles, et d’autres plus spécialisés qui ont fait le choix d’approfondir leur
connaissance d’un répertoire particulier voire d’y consacrer une vie entière :
techniciens de leur instrument bien sûr, mais souvent aussi
musicologues, collaborant avec des facteurs d’instruments, des collectionneurs
ou parfois eux-mêmes facteurs et/ou collectionneurs, proches d’autres corps de
métiers associés, notamment les éditeurs…
Les
approches de la musique sont alors très différentes selon ces deux catégories
de musiciens. Pour autant, certains jouent les électrons libres et naviguent
entre ces deux mondes. Georges, je pense que tu es un spécialiste dans notre
bipolarisation. Partages-tu ce propos liminaire et cette définition ?
GB :
Je suis d’accord pour définir le mouvement dit des «baroqueux» comme celui de
musiciens qui, soit soucieux de coller au plus près de l’intention d’un
compositeur ou de l’esprit d’une pièce du passé, soit même par simple
préférence esthétique, se sont spécialisés en optant pour l’usage d’instruments
d’époque correspondante ou de copies (plus ou moins) fidèles. Mais il ne faut
pas oublier que le choix de l’instrument «ancien» se double d’un apprentissage
qui englobe bien plus que les seuls aspects techniques liés à cet
instrument et ceci est fondamental : c’est toute une culture musicale qui
est bâtie autour de celui-ci. J’y reviendrai.
Si je te suis, tu as connaissance du contexte
historique, stylistique et organologique qui entoure chaque
morceau que tu joues ! Cela va plus loin que les traditionnelles petites
annotations que tout
un chacun écrit en marge d’une partition... J’ai eu la chance de
travailler en musique de chambre avec Jean Pasquier qui avait une approche
similaire et ce vieux musicien cultivé nous faisait toujours un exposé sur le
compositeur, les conditions de la création de l’œuvre, le contexte etc… avant
de jouer, et cela modifiait toute la compréhension de ce que mes camarades
et moi avions à étudier, car nous étions avant cela surtout préoccupés par la
technique.
En ce qui te concerne, peux-tu préciser ton
premier « émoi baroque » et déclencheur de ta future carrière :
est-ce ta collection de flûtes, un disque, un concert, une œuvre, un musicien,
un orchestre, l’influence de tes professeurs … ? Quand as tu basculé vers
le baroque ?
Je
crois qu’il y a eu plusieurs étapes qui m’ont rapproché de la musique dite
« ancienne ». Mes parents n’étaient pas musiciens mais néanmoins
assez mélomanes, et ils avaient une petite collection de disques vinyl de
musique « classique » que j’ai pu écouter très jeune déjà. A vrai
dire, j’étais au tout début un inconditionnel... des valses de Strauss (!),
suivies de près par la musique baroque, à commencer par celle de Vivaldi. Par
la suite, le répertoire du dix-huitième siècle est resté omniprésent tout au
long de mon apprentissage de la flûte traversière en métal, notamment au
travers de petites pièces faciles. Mais un événement à la portée majeure a été
d’entendre un soir à la radio (sur la station France-Musique, pour ne pas la
nommer), des motets et madrigaux ornés interprétés par l’ensemble La Fenice, où
la beauté des pièces comme de leur interprétation sur un instrument jusqu’alors
inconnu – le cornet à bouquin – m’a littéralement subjugué. De fil en aiguille,
j’ai découvert qu’il y avait ainsi toutes une série d’instruments
« anciens », et parmi eux les ancêtres de l’actuelle flûte
traversière, que je n’ai pas tardé à aborder un fois entré au conservatoire de
Strasbourg.
Ce
n’est donc pas tant, à l’origine, un souci d’authenticité qui a motivé ma
spécialisation dans le domaine des flûtes historiques, mais bien le fait
d’avoir été profondément ému et séduit en entendant pour la première fois jouer
sur de tels instruments. Ce premier contact m’a d’emblée convaincu avec une
force qui est celle de l’évidence : il m’a semblé que cette musique
racontait et exprimait infiniment plus par ce biais.
Ce
n’est que plus tard, une fois commencée l’étude des flûtes anciennes, que j’ai
pu relativiser l’importance de «l’objet-instrument» proprement dit, pour
comprendre ce qu’il y avait de si différent entourant la pratique de ces fameux
«baroqueux», à savoir un souci poussé de la compréhension musicale et,
justement, cette attention particulière portée au contexte qui entoure une
composition donnée.
Rappelons le contexte historique : Revenons d’abord à une période antérieure qui a eu un impact décisif et a servi de tremplin pour la musique baroque. L’homme de la Renaissance se défait des contraintes passées : la Réforme protestante, Copernic et Galilée, la Science qui émerge bousculent les codes de l’Eglise Catholique. L’Humanisme d’Erasme et de Montaigne bouleverse les idées, on redécouvre les philosophies anciennes et l’art grec idéalisant le beau. Ainsi l’art, dans toutes ses formes, se remodèle. De plus la découverte du monde et de l’Amérique ouvre le champ des possibles et des esprits. La religion reste bien entendu omniprésente, mais son expression, notamment dans la musique, prend des formes inédites. Parallèlement, des danses joyeuses ou des airs douloureux et mélancoliques traduisent les sentiments et affects individuels de l’âme humaine. Et puis la capacité d’improviser des grands compositeurs et musiciens s’épanouit sur une basse continue chiffrée fixant une grille harmonique, avec la naissance des gammes occidentales et des tonalités associées qui sont aujourd’hui encore d’actualité !
Il
est vrai que le progrès scientifique, l’ouverture aux cultures du monde ou aux
philosophies passées ont, à travers le développement de l’humanisme, contribué
à la sécularisation progressive – même si elle n’est que partielle - de la
société, et de fait à des changements notables de l’esthétique musicale.
L’Opéra, la basse continue, les tonalités remplaçant le système d’hexacordes,
sont autant de nouveautés de la période baroque, parallèlement à la mise en
avant de l’humain, de l’individu, et de là l’apparition d’un répertoire soliste
capable de traduire toutes les émotions qui l’animent. Ainsi l’improvisation,
les diminutions et l’ornementation sont autant de libertés que s’accordent les
interprètes, où leur propre vécu émotionnel occupe un rôle prépondérant dans
l’interprétation musicale, là où il était précédemment relégué au second plan.
Maison de Guy d’Arrezo le Monaco ! |
A ce titre, un point me paraît essentiel : la maitrise de
plus en plus poussée de la technique instrumentale, avec une recherche
croissante de la virtuosité, d’une variété des formes et des couleurs, des
palettes orchestrales, une liberté expressive…
Tout
à fait, et à cet égard l’émergence du jeu « soliste », parallèlement
à l’apparition des tonalités, a mené à une évolution spectaculaire des
instruments, en particulier des instruments à vent. La France a d’ailleurs joué
un rôle majeur dans ce domaine vers la fin du dix-septième siècle, notamment
pour les flûtes à bec et traversière, le hautbois et le basson. L’ambitus de
ces instruments s’est étendu, de même que leur capacités chromatiques et ainsi
leur aptitude à jouer avec aisance dans diverses tonalités… et à leur tour, ces
perfectionnements ont ouvert de nouvelles perspectives aux compositeurs
écrivant pour ces instruments, avec diminutions, airs ornés, variations,
sonates de plus en plus virtuoses. On trouve également une utilisation des
vents en solistes dans la musique orchestrale, et même, en ce qui concerne la
flûte traversière, l’apparition de pièces pour instrument seul sans
accompagnement (Telemann, J.S. et C.P.E. Bach, Boismortier, Blavet, Quantz…)
La
création de l’Opéra par Monteverdi, les constructions savantes d’un J.S. Bach,
la virtuosité des concertos italiens, les premières sonates… La musique baroque
se répand dans toute l’Europe en une véritable mosaïque de styles nouveaux.
Corelli, Vivaldi, Rameau, Lully, Telemann, Haendel, Purcell, Couperin,
Buxtehude, Schütz, Scarlatti, et tant d’autres… Autant de noms de compositeurs à la fécondité
foisonnante, tourbillonnante avec, parfois, des provocations et une liberté
créatrice étonnantes. Evidemment pour jouer ces musiques, la forme et les
matériaux des instruments changent, tout comme leur sonorités,
leurs qualités et leurs points
faibles.
Certains sont délaissés, d’autres font leur apparition, comme par exemple la
clarinette remplaçant le chalumeau dès le début du XVIIIème siècle.
Je
crois que chaque évolution entraîne son lot d’améliorations mais aussi de
renoncements. Ainsi, au fil des siècles, la flûte traversière a-t-elle gagné en
homogénéité, en puissance et en brillance de son ce qu'elle a perdu en rondeur
et chaleur - ce qu’à titre personnel j’ai un peu tendance à regretter – en
particulier depuis l’apparition de la flûte systême Boehm. Ceci dit, ces
modifications ne sont pas arrivées de nulle part : elles sont nées d'un besoin,
d'une attente, d'une conception esthétique elle-même en perpétuelle évolution.
La flûte d'aujourd'hui correspond, a priori, au goût et aux attentes de son
temps, et cela était tout aussi vrai pour ses ancêtres.
Abordons donc le baroque joué par des musiciens généralistes
Avant
l’apparation des « baroqueux », les grandes œuvres du dix-huitième
siècle étaient bien sûr déjà interprétées, mais dans un style hérité d’époques
plus récentes, notamment post-romantique, conduisant ainsi à certains
anachronismes. Les musiciens jouaient avec des instruments
modernes plus brillants, plus homogènes, au diapason actuel, et les
arrangements pour grands orchestres symphoniques d’oeuvres baroques n‘étaient
pas chose rare. C’était beau, certes, mais peu authentique. Quand on écoute
Haendel dirigé par Beecham, Vivaldi par Karajan ou la toccata en Ré de J.S.
Bach par un orchestre symphonique… ça décoiffe, mais c’est certainement fort éloigné
de ce que le compositeur et le public devaient entendre à l’époque…
Et puis une autre évidence existait pour les organisateurs de concerts et les maisons de disques au moment où la consommation de disques vinyles explosait : la musique contemporaine, aussi intéressante soit-elle, n’accrochait pas vraiment un large public. Un espace s’était ainsi dégagé permettant de revisiter le répertoire existant, la musique passée étant d’une richesse inépuisable !
Certains amorcèrent donc le retour aux partitions originelles anciennes célèbres, en gommant rubato, vibrato, et autres ajouts stylistiques des périodes suivantes, mais en gardant le diapason actuel et des instruments de facture moderne, annonçant ainsi un début de transition vers le mouvement des baroqueux. Cette démarche est d’ailleurs toujours d’actualité pour bien des musiciens « modernes » qui, parallèlement au grand répertoire romantique ou aux œuvres plus récentes, continuent à jouer la musique baroque, souvent de manière historiquement informée. Cela vaut y-compris pour les membres d’orchestres institutionnalisés très prestigieux, comme par exemple les solistes virtuoses du Philharmonique de Berlin.
Notons
au passage que chaque mélomane a ses préférences : soit entendre de la
musique baroque ou classique jouée par des musiciens généralistes avec des
instruments modernes, soit par des « baroqueux » sur leurs
instruments « authentiques » !
On
peut ici rappeler que l’intérêt pour la musique « ancienne » n’est,
en soi, pas un phénomène nouveau - on pensera à Mendelssohn et son attrait
pour l’œuvre de J.S. Bach - et bien des compositeurs de l’ère romantique, par
exemple, ont été fortement inspirés par leurs prédécesseurs du dix-huitième
siècle. A vrai dire, il me semble qu’un nouveau courant artistique, aussi
novateur et révolutionnaire soit-il, peut difficilement renier totalement ce
qui l’a précédé. Il en va de même pour les interprètes : même ceux qui,
comme c'est mon cas, cherchent à se rapprocher de l’intention originelle d’un Telemann ou
d’un Rameau sont, à mon avis, inévitablement et irrémédiablement influencés par
tout ce qu’ils ont pu entendre ou jouer par ailleurs, y compris les musiques
plus récentes, de même que par leur mode de vie, qui est celui d’aujourd’hui,
et par la société actuelle. En somme, la démarche du baroqueux ne peut être un
absolu. Elle est par essence un joli mensonge : une pensée utopique qui,
immanquablement, ne sera traduite en musique que de manière imparfaite.
Par
ailleurs, il ne faut jamais oublier que le but ultime d’une interprétation,
quel qu’en soit le support, est l’expression d’un message. La pratique sur
instruments anciens n’est donc pas une fin en soi, mais un moyen de se
rapprocher de l’intention du compositeur, de traduire aussi fidèlement que
possible le message – supposé ! - que porte sa musique. En fin de compte, ce
qui compte pour moi lorsque je vais écouter un concert, c’est d’être touché,
ému, et peu m’importe de savoir sur quel(s) instrument(s) il a été donné, en
dépit de ma spécialisation en musique ancienne.
Ajoutons
pour finir que le propre de la très bonne musique est précisément de résister
aux «outrages» du temps et de la mode, de conserver son pouvoir de fascination
: je garde par exemple le souvenir d’avoir entendu une suite pour violoncelle
de J.S. Bach jouée au saxophone baryton par un musicien qui, à l’évidence,
n’avait rien d’un baroqueux, mais que j’ai trouvée magnifique !
Nous
on jouait régulièrement les transcriptions de J.S. Bach à la clarinette, mais
c’était avant tout pour parfaire notre technique d’une manière peu habituelle
et de ce fait d’autant plus formatrice. Et puis en travaillant ces pièces, ce
fut la découverte intime du compositeur, l’analyse du génie de son œuvre, puis
j’ai découvert Bach joué par Glenn Gould, puis l’interprétation des baroqueux
qui m’ont révélé encore d’autres aspects de cette musique… J’ai par la suite
dévoré et comparé une multitude de versions ! Ainsi, au fil des écoutes,
la moindre de ces partitions s’est parée de couleurs si variées que je ne m’en suis jamais
lassé et les joue encore régulièrement pour moi un demi siècle plus tard !
Je crois que les différents regards portés sur une œuvre devraient
constituer autant de sources d’inspiration pour qui veut les jouer. A ce titre,
j’éprouve toujours un certain malaise ou même de la peine lorsque j’entends des
commentaires ou des émissions se proposant de définir LA meilleure version de
telle ou telle œuvre enregistrée. Bien sûr, chacun a le droit d’éprouver plus
d’affinités avec une interprétation ou une autre, mais il ne faut pas oublier
que la musique n’a pas vocation a être figée : elle est fugitive,
éphémère, et c’est là de mon point de vue l’une de ses plus grandes richesses. Par conséquent,
le disque
constitue lui aussi une sorte de
mensonge, en ce qu’il essaye de pétrifer quelque chose qui par essence est voué
à changer, à se réinventer en permanence.
Pour revenir aux arrangement d’œuvres diverses, là encore il ne faut
pas y voir une tendance récente : que ce soit du fait, à telle ou telle
occasion, de l’absence des instruments, instrumentistes ou chanteurs prévus par
le compositeur pour une œuvre donnée, ou que ce soit dû au vœu d’un musicien de
s’approprier un répertoire prévu pour un autre instrument que le sien, ou encore par simple intérêt commercial, cette pratique a existé à travers les époques. Ainsi la première
édition que l’on trouve du fameux concerto pour clarinette et orchestre de
Mozart est-elle une version… pour flûte et orchestre de 1801, la version
d’origine pour clarinette n’étant éditée que l’année suivante ! Ici
encore, la «grande» musique supporte ces détournements : la Toccata et
Fugue en Ré mineur de J.S. Bach reste merveilleuse même jouée par un orchestre
symphonique !
Alors là, je ne m’attendais pas à cela, j’ai
entendu tellement de baroqueux «puristes» critiquer les transcriptions des
répertoires par d’autres instruments et le détournement à leurs yeux de la
musique baroque !
Le retour de la musique baroque authentique avec les baroqueux dans les années 1950.
Il faut rendre hommage à N. Harnoncourt qui, en 1953 avec ses amis musiciens et collectionneurs de l’orchestre symphonique de Vienne, amorce la pratique des instruments anciens d’époque dans le répertoire baroque, avec des ornements oubliés («les mordus des mordants !»), des tempi différents, des instruments notamment clavecin, cordes (avec une technique d’archet différente) et vents accordés plus bas (La = 415 Hz soit un demi-ton en dessous du 440 Hz actuel)… D’ailleurs le diapason utilisé est source de débats car selon les époques et les lieux, il était mouvant et cela suscite des polémiques entre musicologues, musiciens et mélomanes. Quid de la technique instrumentale puisque personne n’enseignait alors le jeu de ces instruments ?
Bonne
question ! A défaut de professeurs, c’est dans les instruments que le
passé nous a légués et surtout dans les sources écrites anciennes qu’il a fallu
puiser l’information, et il se trouve que ces dernières - au-delà de simples consignes techniques - nous
donnent bien des indices sur la manière d’aborder la musique dont elles
traitent, même si ces indications restent lacunaires et qu’aujourd’hui comme
hier, nombreuses sont les controverses entre musiciens ou musicologues quant à
l’interprétation historiquement informée !
Remarquons
par ailleurs que certaines musiques traditionnelles peuvent également, à
certains égards, nous renseigner sur la pratique musicale du passé, ayant été
transmises de génération en génération en une chaîne ininterrompue.
Le baroque, c’est aussi la naissance de la place centrale des
instruments !
Personne ne niera que le clavecin ou l’orgue, en tant qu’instruments solistes, occupent une place de premier plan à l’époque baroque, avec un répertoire foisonnant. Il en va de même pour les instruments à cordes jouant en solistes dans des sonates, concerti et concerti grossi. De même on retrouve les voix en solistes avec accompagnement instrumental et non plus seulement vouées à la polyphonie religieuse ancienne. D'une manière analogue, les instruments à vent sont mis en valeur jusqu'à devenir incontournables comme solistes et c’est une nouveauté, qu’il s’agisse des bois ou des cuivres : la flûte, le hautbois, le basson, la trompette, le cor... avec des œuvres parfois périlleuses !
je me rappelle ce débat à l’Ecole Normale de
Musique lorsque j’y étudiais à la fin des années 60, les professeurs et
étudiants se montraient dubitatifs
sur ce mouvement des baroqueux, terme qui à l’époque avait parfois une
connotation un peu péjorative : il est vrai que lors des années 60, ce mouvement
nouveau en choquait plus d’un : diapason farfelu, sonorités inhabituelles
pour ne pas dire étranges, justesse quelque peu relative notamment des vents,
de nombreuses partitions exhumées sans grand intérêt qui révulsaient certains
professeurs, un bouleversement des habitudes de la pratique et de l’écoute de
la musique conventionnelle… Cette réaction pouvait cependant sembler un brin
paradoxale, puisqu’au même moment, la musique contemporaine
« malmenait » les instruments, reniait l’harmonie, déstructurait les sons. Il est assez cocasse
d’imaginer que parallèlement à Boulez et à l’IRCAM, à des événements comme
le festival de Royan, au jazz moderne et
au free jazz (l’influence de Michel Portal pour nous clarinettistes…), la musique
baroque connaissait un renouveau !
C'est un fait : la pratique sur instruments
anciens n’a pas fait que des adeptes à ses débuts, loin s’en faut ! Il y
a, à mon avis, plusieurs raisons à cela :
D'une part, il paraîtrait illusoire de vouloir
"rattraper" ou recréer en peu de temps un savoir oublié depuis des
décennies, voire des siècles. Encore une fois, les seuls guides, disponibles au
début de cette redécouverte étaient des livres, des instruments d'époque et
dans une moindre mesure la musique traditionnelle populaire. Ainsi l'on imagine
aisément que les premiers tâtonnements de la pratique sur instruments anciens
aient pu mener à des résultats quelques peu approximatifs ou déroutants,
parfois sources de railleries. D’autre part, si l’on y ajoute l'attachement
très fort à une certaine tradition de jeu qui pouvait s'observer dans les
formations orchestrales au millieu du vingtième siècle, on comprend qu'un tel décalage
esthétique et, dans un premier temps, un certain dilettantisme, aient pu faire
grincer les dents de musiciens accomplis, maîtres de leur art et reconnus comme
tels : quelle arrogance de
vouloir remettre en cause leur savoir !
Ceci étant dit, il faut croire que la démarche des
baroqueux a fini par payer à force de perfectionnements successifs, de
redécouvertes, et grâce au talent extraordinaire de certains musiciens. Elle a
gagné sa légitimité au point que, désormais, nombreux sont les instrumentistes
"modernes" et les orchestres symphoniques qui s'y intéressent, y
voient une source d'enrichissement de leur pratique (et non plus
un danger ou une déroute !) et en adoptent les codes sur les instruments
actuels - avec bonheur !
En
effet, l’eau coula sous les ponts et au fil des décennies, ce mouvement des
baroqueux acquit sa légitimité et se développa grâce aux
concerts et aux nombreux enregistrements en disques vinyle et CD, servi par des
instrumentistes exceptionnels.
Et cela changea complètement nos points de vue et nos approches ! Pour
tous les mélomanes et nombre de musiciens ce fut un choc de redécouvrir les
grands compositeurs du baroque joués ainsi.
Toi
Georges, qui es d’une autre génération, tu t’inscris dès le départ dans ce
mouvement où les baroqueux ont remis aussi au goût du jour des sonorités et la
pratique d’instruments tombés dans l’oubli…
Il est certain que des pionniers et musiciens de
premier plan comme Harnoncourt, Bruggen ou Leonhardt ont, par leur infatigable
travail de défrichage, apporté un éclairage complètement nouveau sur la musique
dite «ancienne», et ainsi profondément bouleversé le paysage musical : à
l’heure actuelle, jouer un prélude de Bach sur un clavecin ou une partita du
même sur un violon aux cordes en boyau est devenu chose banale. Même des
orchestres symphoniques «modernes», au moins pour certains, en arrivent à
mettre le vibrato entre parenthèses ou font appel à des cors et trompettes
naturels lorsqu’il s’agit d’aborder, par exemple, un opéra de Mozart… c’était
peu concevable il y a quelques décennies, et cette quête de l’authentique, bien
évidemment, se poursuit jusqu’à nos jours.
Nous l’avons déjà dit : avant même que ne se
démocratise le jeu sur instruments anciens, plusieurs musiciens se sont
consacrés une vie durant à la musique de l’époque baroque. En tant que
flûtiste, j’oserais même affirmer qu’un Jean-Pierre Rampal, par exemple, a été
à sa manière, un «baroqueux avant la lettre» par sa soif de remettre en lumière
toute la littérature flûtistique du dix-huitième siècle, même s’il a par
ailleurs abordé bien d’autres répertoires. D’autres musiciens ont eu une
démarche similaire pour leurs instruments respectifs comme Maurice André pour
la trompette, ou comme C. Scimone ou J.-F. Paillard, pour l’orchestre.
La redécouverte du répertoire baroque d’œuvres oubliées.
Cette quête d’authenticité, qui passe par la
recherche d’éditions originales ou de manuscrits dans les bibliothèques, se
double d’une (re)découverte
d’oeuvres oubliées. Parallèlement, des facteurs et des
luthiers remettent en état des instruments conservés dans des musées ou dans
des collections particulières.
De nombreuses compositions qui avaient eu du
succès en leur temps ont été exhumées. Certaines, véritables pépites, ont ravi musicologues,
musiciens et mélomanes, et font depuis partie intégrante du « grand
répertoire » (on pense aux opéras de Lully par exemple). D’autres au
contraire se sont révélées sans grand intérêt, s’agissant de musiques pastiches
«à la mode de », de pièces assez simplistes destinées à des amateurs, ou
encore de compositions de divertissement mettant en avant la virtuosité d’un
soliste (le plus souvent auteur de l’oeuvre) au détriment du contenu musical…
Nombreux sont les exemples d'oeuvres majeures
rédécouvertes ou dont la conception musicale a été complètement remise à plat
par le travail des "baroqueux" : l'Orfeo ou les Vêpres de Monteverdi,
les opéras de Lully et de Rameau ou encore toute la musique de J.S. Bach constituent,
à cet égard, des exemples particulièrement notables.
Parallèlement, on a pu sortir de l’oubli (y
compris tout récemment, et parfois par pur hasard) des pièces peut-être moins
grandioses, mais qui ont néanmoins leur importance dans un contexte donné. On a
par exemple longtemps considéré comme perdues les fantaisies pour viole de
Telemann, dont on savait néanmoins qu'elles avaient existé : elle ont été
retrouvées il y a quelques années dans une collection privée ! Idem avec le
mouvement lent d'un concerto pour flûte de Vivaldi. Plus récemment encore,
s'agissant du flûtiste et compositeur Pierre-Gabriel Buffardin, professeur de
Quantz et extrêmement connu de son temps : une flûte portant son nom a été mise
au jour, des sonates jusqu'alors anonymes ont pu lui être attribuées, et des
informations sur sa biographie auparavant quasi inexistante se sont accumulées,
tout cela en une poignée d'années seulement !
Nous collectionneurs connaissons bien cette
situation où nous découvrons régulièrement des facteurs jusqu’alors inconnus,
ou des instruments d’un facteur dont ne subsistait jusqu’alors aucun
exemplaire, trouvailles qui entrainent aussitôt recherches, puis articles dans
ce blog ou dans les revues spécialisées (Larigot, Galpin…)
En effet, il est toujours grisant de dénicher un
instrument, une composition ou toute autre document éclairant notre
compréhension de l’histoire de la musique. Si l'on ne peut bien entendu que se
réjouir de telles avancées, il y a malgré tout un (petit) revers à la médaille,
car pour un chef d'oeuvre ou une information d'importance retrouvés, ce sont
souvent des dizaines, des centaines parfois des milliers de sources nettement
moins enthousiasmantes qu'il aura fallu consulter.
Je me souviens par exemple avoir profité d'une
longue production d'opéra à Vienne pour effectuer des recherche de répertoire
de flûte du début du dix-neuvième siècle dans plusieurs bibliothèques (Vienne
était alors un centre musical foisonnant, tant du point de vue des compositeurs
que des interprètes et de la facture instrumentale). Eh bien j'en ai trouvé à
n'en plus finir, ça oui… mais j'ai aussi compris pourquoi toutes ces
partitions dormaient dans des tiroirs, tant la plupart
me semblaient fades, pour ne pas dire franchement médiocres sur le plan musical
!
Ceci dit, le danger inverse existe également :
celui de mépriser toute oeuvre que l'on ne jugerait pas assez géniale pour
mériter d'être donnée à entendre. Si l'on se sert par exemple de la musique de J. S. Bach comme
d'un mètre-étalon pour
evaluer toute autre composition baroque, on risque bien vite de ne plus rien
vouloir jouer d'autre ! Or, je considère que, précisément du fait de son
exceptionnelle qualité, la musique de Bach n'est pas la plus représentative de
son temps. Il est bien sûr hors de question d'y renoncer, mais il me semble que
l'on doit pouvoir savourer pareillement des oeuvres moins "parfaites"
ou moins complexes et c'est, paradoxalement, plus compliqué, car moins une
composition est riche en soi, plus il revient à l'interprète de lui apporter,
en quelque sorte, une valeur ajoutée.
Je souscris entièrement à cette opinion et la réduction à quelques incontournables des compositions programmées et entendues aux concerts, sur les radios et autres chaînes de télévisions me paraît parfois constituer un raccourci assez malheureux. Heureusement les publics connaisseurs pour des œuvres moins diffusées existent...
La musique ancienne aujourd’hui à travers le monde :
Georges, tu as fait le tour du monde en jouant de la musique sur instruments anciens avec différents orchestres réputés devant un public nombreux et enthousiaste. Peux tu nous parler un peu de tes concerts, de ton répertoire, de tes enregistrements, bref de ta vie de concertiste ?
J’ai
eu la chance d’être sollicité par des orchestres de musique ancienne alors que
j’étais encore étudiant au Conservatoire Royal de Bruxelles auprès de Barthold
Kuijken et des ses assistants d’alors, Frank Theuns et Marc Hantaï. Je dis bien
“la chance”, car la Belgique était à ce moment-là un haut lieu
de la musique ancienne où
foisonnaient les
perspectives de concerts… quelques années à peine après l’obtention de mon
diplôme final, cette offre s'était
déjà considérablement réduite,
hélas ! Je me suis donc retrouvé dans une heureuse
constellation et, le bouche à oreille aidant, j’ai pu me produire peu à peu
dans d’autres formations, également à l’étranger.
L’idée
de voyager, de découvrir diverses contrées et cultures et de pouvoir y donner des
concerts m’a toujours énormément plu, et je dois dire que même dans des pays
géographiquement et culturellement très éloignés de l’Europe et de sa musique,
l’adhésion du public a toujours été au rendez-vous, les mélomanes avertis n’y manquant pas, bien au contraire !
De
manière générale, je me sens donc très privilégié de pouvoir vivre de ma
passion. Toutefois l’activité en “free-lance” qui est la mienne a aussi ses
revers : l’avenir n’est jamais acquis – et c’était déjà vrai avant l’épidémie
du Covid 19, qui n’a fait qu’assombrir cet état de fait. Par ailleurs, même si je garde beaucoup de l’enthousiasme que j’éprouvais lors de mes premiers concerts,
je dois avouer que les voyages incessants, la vie dans les chambres d’hôtels et
l’absence de régularité dans mon emploi du temps n’a pas que des avantages. Et
cette impression ne fait que s’accentuer avec les années.
Autre
bémol : les enregistrements… ils ne sont vraiment pas ma tasse de thé dans la
mesure où je ne n’aime pas l’idée de figer la musique et parce qu’il me semble
en outre que le marché du disque est déjà trop opulent. Je peux toutefois
difficilement m’y soustraire, car enregistrer constitue une facette importante
de l’activité de tout musicien, quasi-indissociable de la part dédiée aux
concerts.
S’agissant
du répertoire abordé sur les instruments anciens, il n’a fait que s’élargir au
fil du temps, si bien que je me suis retrouvé plus d’une fois à rejouer sur une
flûte ancienne des traits d’orchestres que j’avais étudiés bien
des années plus tôt
en flûte moderne au conservatoire de Strasbourg. A
ce titre, une de mes plus belles expériences récentes a été une tournée en
Chine et au Japon avec l’orchestre Les Siècles sous la direction de
François-Xavier Roth, lors de laquelle j’ai remplacé ma merveilleuse collègue
Marion Ralincourt qui allait devenir maman pour la première fois. Au programme
de nos concerts figuraient des oeuvres de Stravinsky, Ravel et Debussy,
notamment son Prélude à l’Après-Midi d’un Faune, une oeuvre sublime qui fait la
part belle à la flûte : encore étudiant j’avais fait le rêve, abandonné par la
suite, de pouvoir la jouer un jour au sein d’un orchestre… ma bonne étoile à
voulu que ce rêve se réalise finalement, si ce n’est que j’ai joué le
Faune sur une flûte
contemporaine de l’oeuvre !
Essayons d’aborder l’esprit particulier des baroqueux :
Georges, comment définirais-tu l’attitude ou l’état d’esprit d’un musicien spécialisé dans la pratique des instruments historiques ? Quels sont selon toi les points communs et les différences par rapport au musicien « généraliste » ?
A vrai dire, j'ai tendance à voir deux volets bien distincts
quoiqu’interdépendants, dans la pratique de la musique ancienne. Il y a d'une
part la maîtrise purement technique, je dirais presque "mécanique",
de l'instrument et, d'autre part, ce que requiert le répertoire, son contexte
historique et géographique, ainsi que le type de formation dans lequel on joue.
Le premier volet correspond au travail personnel de tout
instrumentiste ou chanteur, même si bien évidemment les instruments anciens et
leur jeu (y compris la voix) ont des spécificités qui par définition les
distinguent plus ou moins fortement de leurs descendants actuels. Mais
néanmoins et pour résumer, ils restent des "instruments" au premier
sens du terme, c’est-à-dire des outils que l'on apprend inlassablement à manier
de mieux en mieux.
Le second aspect est plus de l'ordre de l'interaction, que ce soit
avec la partition, les collègues ou le public. Là encore cela vaut tout autant
pour les musiciens "modernes", mais les idéaux et les priorités sont
différents.
A titre personnel, bien que j'aie commencé par le jeu de la flûte
moderne et eu la chance d'avoir des professeurs vraiment extraordinaires tout
au long de l’étude de cet instrument, je me rends compte que l’abord des flûtes
anciennes m'a permis non seulement d'apprendre à maîtriser des instruments
particuliers (flûtes renaissance, baroque, classique, romantique), mais aussi
et surtout de gagner une compréhension beaucoup plus fine de ce qu'est une
dissonance, une appoggiature, un phrasé, une tension harmonique… bref, de tout
procédé compositionnel ou stylistique que l’on peut trouver dans la musique
baroque.
Ah les discussions sur les mordants,
trilles, grupetto, appogiatures … d’une partition à l’autre … que de débats
entre différentes conceptions ! Il est vrai que la compréhension de chacun de
ces éléments permet une prise de conscience accrue de ce qui fait la
spécificité d’une composition donnée !
Exactement ! Tout ce qui pouvait me paraître lisse, homogène ou
prévisible jusqu'alors a pris une dimension nouvelle, un relief inattendu.
C'est un peu comme le constat que chacun d'entre nous est susceptible de faire,
à un moment ou un autre, en voyant tout à coup d'un oeil nouveau un être ou un
objet pourtant familier : la forme particulière d'un arbre devant lequel on
passe tous les jours, un détail jamais vu auparavant sur la façade de son
immeuble, un trait de caractère dont on se rend compte pour la première fois
chez une personne que l’on cotoie régulièrement, etc...
Par extension, ce nouveau regard plus aiguisé permet de prendre
conscience du caractère novateur d’une pièce qui bouleverse les codes établis.
A titre d’exemple, je crois que jamais je n’aurais perçu avec une telle acuité
ce qu’une symphonie de Beethoven a de si révolutionnaire si je ne m’étais
intéressé d’aussi près aux oeuvres qui l’ont précédé… D'ailleurs s’il y a bien un reproche que je pourrais formuler à l’égard de
certains artistes ou orchestres, c’est peut-être d’avoir parfois figé en une
sorte de dogme l’interprétation d’une telle oeuvre (les sacro-saints “grands
classiques” !), en d’autres termes d’avoir mis en boîte et formaté ce qui
devrait être aujourd’hui comme alors un ovni
musical !
Je partage complètement tes propos car on devrait pouvoir jouer différemment un morceau maintes fois répété comme on voit un paysage, la mer toujours différente, ou un coucher de soleil ou le ciel étoilé … et on prend le temps de savourer les details !
Oui, et je cultive une approche similaire avec mes élèves : ils
apprennent bien sûr à jouer de la flûte traversière ancienne, mais finalement
ce processus n'est pas le plus important et se fait pour ainsi dire sans
questionnement particulier. C'est bien plus sur la manière d'aborder une pièce
que se porte notre attention : comme délimiter les phrases, souligner les
points culminants mélodiques et/ou harmoniques, déterminer les éléments
caractéristiques qui contribuent à donner telle ou telle atmosphère à la
musique, comprendre ce qu'elle a d'ordinaire ou au contraire de novateur pour
son temps… et au final, choisir ce que, ici et maintenant, on veut mettre en
valeur, et qui sera demain peut-être toute autre chose…
Cela me rappelle le festival de Royan où Xenakis, Ginastera etc… expliquaient chaque son, phrase, effet etc… en faisant des références à la politique, la philosophie, à tel compositeur… cela durait plus longtemps que l’oeuvre jouée … et ces explications intellectuelles nous fascinaient et nous éclairaient sur leurs musiques !
Je crois en effet qu’un minimum d’analyse musicale et une mise en
contexte sont une étape essentielle pour tout musicien « baroqueux »
abordant une œuvre donnée. Ceci étant dit, en parlant de connaissances, je dois
bien avouer que je n’ai pas l’érudition musicologique de certains de mes
collègues qui écument les bibliothèques ou rédigent des thèses de doctorat
passionnantes sur l’un ou l’autre sujet, thèses qui sont autant de nouvelles
contributions au savoir général dont chacun peut se nourrir et à son tour enrichir.
Même si mes professeurs m’ont transmis nombre d’informations
musicologiques et que j’ai malgré tout lu les sources historiques les plus
incontournables, je dirais que mon approche est plus celle de l’instrumentiste
pragmatique que celle du théoricien. A ce titre, plus qu’aux sources écrites,
je m’intéresse particulièrement aux instruments originaux – tout du moins, à
ceux auxquels j’ai accès – qui, à leur façon, en disent long sur ce qu’il est
possible, souhaitable ou au contraire peu recommandable de faire pour qui veut
les utiliser, et donc pour la musique qui leur est associée (ce qui me paraît
un peu moins vrai s’agissant des copies, nous y reviendrons)
Les spécificités techniques de la pratique avec instruments anciens
Il y
a encore peu, jouer ponctuellement d’un instrument ancien à côté de son
instrument principal était un « extra », une activité supplémentaire
d’ailleurs reconnue comme telle par une prime accordée au musicien au même
titre que pour l’emploi des « instruments spéciaux » de
l’orchestre que sont cor anglais, cor de basset, piccolo, clarinette
contrebasse, contrebasson etc.
Mais peu à peu, des musiciens vont se spécialiser dans le jeu
d’un instrument ancien donné au point de délaisser parfois complètement son
descendant moderne pour lequel ils s’étaient initialement formés.
Jouer
avec des instruments historiques est particulier : la flûte baroque à une
clé, le chalumeau ou la clarinette à 3 ou 4 clés, le hautbois et le basson
baroques, la trompette et le cor naturels… requièrent
une technique tout à fait spécifique ! Certains musiciens n’optent d’ailleurs
que pour des solutions intermédiaires : par exemple tel flûtiste jouera une
flûte, certes en bois, mais néanmoins avec un clétage moderne…
Un instrument
ancien, comme d’ailleurs tout autre instrument, est en soi déjà un monde sans
fin : on ne cesse de le découvrir et de l’étudier. Il est certes possible
d’en tirer rapidement un résultat assez plaisant en l’ayant abordé de manière relativement superficielle,
pour peu que l’on ait au préalable suivi une formation sur son « alter
ego » moderne… mais l’on constatera néanmoins bientôt les
différences et les difficultés nouvelles que soulèvent sa pratique. S’agissant
des bois par exemple, si la technique d’émission du son entre ancêtre et
descendant se base sur des principes identiques, les curseurs des différents
paramètres constituant ladite technique ne sont pas les mêmes : la
pression de jeu, l’ouverture de la bouche, la forme des anches ou, pour la flûte,
de l’embouchure, sont tout autres. Plus important encore : les instruments
anciens sont plus hétérogènes et d’une justesse autrement plus instable :
certaines notes sont pleines, d’autres plus sourdes voire particulièrement
faibles, et l’intonation ici ou là souvent délicate. On comprend par conséquent
qu’une tonalité donnée corresponde par la nature même de l’instrument à un
caractère bien particulier. Ainsi au traverso, ré majeur est une tonalité
pleine et puissante, tandis que fa mineur sera infiniment plus sombre et doux.
Rien de tout ça en revanche à la flûte moderne, où ces deux tonalités ne
se distinguent guère du point de vue acoustique. Si l’on ajoute à cela des
doigtés tout à fait spécifiques et un ambitus réduit, cela fait donc pas mal d'éléments nouveaux et autant de
concepts à s’approprier… et je ne parle même pas de cette interminable quête
que constitue la technique d’embouchure sur la trompette ou le cor naturels…
L’importance des collectionneurs d’instruments anciens
Le
renouveau des baroqueux depuis plus d’un demi-siècle est intimement lié aux
collections publiques et privées d’instruments anciens et pour cause : on
n’a pu trouver des copies de ces instruments qu’à partir du moment où ce
mouvement a pris son essor. Les musiciens ont donc tout d’abord emprunté ou
acheté des originaux aux collectionneurs, quand ils ne se sont pas intéressés
eux-mêmes aux ventes aux enchères d’instruments anciens. Mais jouer avec des
exemplaires remisés depuis des décennies peut vite virer au casse-tête (risque
de fentes, déformations nuisant à la justesse ou à la qualité sonore, élément
manquants, modifications ultérieures et anachroniques, diapason problématique,
etc.). Partant de ce constat et d’une demande croissante, certains artisans
commencent donc à proposer des reproductions d’instruments conservés dans des
musées ou collections privées, et cherchent parallèlement à retrouver des
informations sur leurs facteurs (ce blog en est l’illustration!)
Georges,
qu’en est-il aujourd’hui de manière générale ? Quel est ton point de vue
quant aux instruments originaux et aux copies ?
Des années d’usage
et des siècles de conservation dans des conditions variables laissent
immanquablement leur empreinte sur tout objet, instrument ou non. S’il est
généralement admis que les cordes frottées ou les claviers (clavecins, pianoforte) tendent à se bonifier avec le temps, il n ‘en va pas de même
avec les vents, les bois en particulier, dont la perce interne a pu se déformer
à des degrés divers. Trouver un original en bon état de conservation et de jeu
n’est donc pas chose aisée. Autre contrainte : le diapason fixe et non
standardisé des instruments à vent anciens limite le plus souvent leur
utilisation. S’ajoute à cela le prix d’achat parfois conséquent (voire
délirant… ) de certains originaux, et l’on comprend aisément que les copies
aient un rôle essentiel à jouer. Une question majeure se pose néanmoins :
qu’est-ce qui doit être copié au juste ? Doit-on s’en tenir aux dimensions
exactes d’un original, peut-être elles-mêmes éloignées de ce qu’elle étaient à
l’origine ? Ou faut-il rechercher autre chose ?
Si l’original est
en bon état de conservation et encore convaincant acoustiquement, au bon
diapason, pourquoi ne pas le reproduire tel quel en effet… mais ceci constitue
plutôt l’exception ! Le plus souvent, un facteur-copiste cherchera à
capter l’esprit de l’original, au même titre que le musicien cherchant à
retrouver l’idée qui se cache derrière une composition. Aussi honnête et
puriste que soit sa démarche, il y aura donc immanquablement une part
d’interprétation personnelle, un inévitable conditionnement préalable, qui
conduit à un parti pris… Sans vouloir être mauvaise langue (mais néanmoins avec un peu de malice amusée… ) il m’est plus d'une fois arrivé de reconnaître le copiste avant l’instrument copié. Je
m’empresse cependant d’ajouter qu’il
peut en aller de même avec l’interprête : on identifie parfois son jeu
avant la musique jouée !
En tout cas et pour ma part, je fais avant tout usage de copies pour mes concerts… tout en « souffrant » parallèlement de « collectionnite aigüe », à la fois parce que je considère les instruments anciens comme de très beaux objets, et parce qu’il me paraît primordial de me rappeler, lorsque l'on parle de « copie », quel en est le point de départ. Je possède donc quelques flûtes anciennes en bon état de jeu que je « consulte » de temps à autre à cette fin
L’extension de ce mouvement à d’autres musiques que le baroque.
Surfant
sur la vague de ce mouvement, les baroqueux, après avoir fait connaître la
moindre partition baroque, vont logiquement étendre leur recherche
d’authenticité au répertoire classique, éclairant là encore ces œuvres d’une
lumière nouvelle… les clarinettistes
peuvent donc enfin rejoindre cette mouvance en revisitant les concertos et
musiques de chambre de J et C. Stamitz, W.A. Mozart avec leurs clarinettes à 5
clés en buis !...
Puis
ce sera au tour de la musique romantique de connaître le même sort et c’est
ainsi que l’on va entendre les sonates et concertos de Beethoven jouées au
piano-forte, Weber, Schubert, Mendelssohn, Crusell… D’autres instruments
oubliés sont là encore remis en avant, comme la trompette à clés ou
l’ophicléide, et une fois de plus, cette nouvelle approche a ses
inconditionnels comme ses détracteurs…
Ceci dit, on observe ces dernière décennies un phénomène impensable auparavant, en ce que les conceptions des musiques sur instruments anciens et modernes s’influencent mutuellement, offrant non seulement un renouveau intéressant du répertoire si souvent joué, mais aussi de nouvelles perspectives pour les compositeurs contemporains. Ces derniers s’intéressent aux instruments anciens dans leur recherche de nouvelles sonorités, ainsi avec un instrument désuet comme le Serpent, enseigné depuis quelques années au Conservatoire et réactivé en musique actuelle. Colloque sur le serpent
En effet, le
répertoire abordé sur les instruments authentiques et la remise en question
stylistique associée n’ont cessé de s’étendre, si bien que l’on en vient
aujourd’hui à aborder jusqu’à la musique de la première moitié du vingtième
siècle de manière « historiquement informée »… Mais comme tu le dis
toi-même, les comportements ont changé et la hache de guerre entre les deux
mondes a été enterrée : l’approche des baroqueux a inspiré ceux qui sont
restés attachés aux instruments actuels, mais en retour ces derniers incarnent,
par leur niveau de maîtrise époustouflant sur ces mêmes instruments, une forme
d’idéal technique auquel mes camarades et moi-même aspirons avec admiration
(et, je dois bien l’avouer en ce qui me concerne, aussi avec un brin de
bienveillante jalousie !)
En
Conclusion nous pouvons dire que grâce aux musiciens baroqueux, désormais
incontournables, le répertoire n’est plus univoque, l’écoute de la musique est
plurielle.
Qu’ils en soient tous remerciés et toi plus particulièrement entre concerts et
enregistrements de m’avoir consacré du temps.
Merci à toi !