samedi 8 avril 2023

Old musical instruments: knowing and dating. Instruments de musique anciens : Connaitre et dater ?

José Daniel TOUROUDE interview René PIERRE sur la parution du " dictionnaire des poinçons d'or et d'argent relevés sur les instruments de musique à vent français et belges ".

JDT : Pourquoi consacrer un ouvrage aussi important sur les poinçons d'or  et d'argent qui ne sont pas si fréquemment présents  sur les instruments de musique et à quoi cela peut-il servir à un collectionneur d'instruments à vent ?
Why devote such an important book to gold and silver hallmarks, which are not so frequently present on musical instruments? And what advantage is it to a collector of wind instruments?

Tout d'abord ce sujet n'avait jamais été abordé sérieusement et personne ne tenait compte de cette information qui peut parfois être précieuse pour dater l'instrument. Si je me suis intéressé à ce sujet, c'est parce que la présence de poinçons  sur les clés d'une flûte de Tulou m' a permis de résoudre une énigme. On pouvait lire sur les poinçons les initiales " PG ", ce n'était pas Pierre Godfroy,  comme le prétendait certain  mais Pierre Gautrot, information très importante qui m'a  permis  de comprendre et d'écrire cet article sur Tulou, Nonon et Gautrot :

First of all this subject had never been approached seriously and nobody took account of this information which can sometimes be invaluable to date the instrument. If I was interested in this subject, it is because the presence of Hallmarks on the keys of a Tulou flute allowed me to solve an enigma. You could read the initials "PG" on the hallmarks, it was not Pierre Godfroy, as some claimed, but Pierre Gautrot, very important information that allowed me to understand and write this article on Tulou, Nonon and Gautrot:

Poinçon de Pierre Louis GAUTROT 
1853













dimanche 5 mars 2023

Interview de 7 musiciens professionnels intermittents.....

 Interview de 7 musiciens professionnels intermittents

 ayant la passionde la musique, sans être passés par la voie des conservatoires.

par José-Daniel Touroude

 


Tous m’ont dit « La musique c’est notre vie, c’est la vie » 

Tous les hommes écoutent de la musique (à part ceux frappés d’amusie), vivant dans une ambiance musicale permanente (magasins, fêtes, pub, médias, disques…) et tous ont la capacité d’en faire et en ont fait (chansons de sa mère, dès l’école la flûte à bec et le xylophone, rythmes du corps et les danses, hymne national dans le stade ou chant sous la douche…)

L’homme a peur du silence, parce qu’il est un être d’émotions et la musique est un bon support, parce qu'il est aussi un esprit abstrait et la musique peut créer intellectuellement de grandes joies et la musique relie les hommes dans une même culture identitaire.

En Occident, la musique classique a évolué et ne sert plus pour danser ou s’exprimer en groupe mais devient compassé, figé dans un concert où on ne peut plus bouger et participer sans avoir la réprobation des autres. Le concert est un marqueur social, quasi religieux, on s’habille et on écoute la musique sérieusement, conscient de faire partie d’une élite. La boite de jazz c’est l’inverse comme les festivals de musique populaire assez festifs, et de ces deux conceptions de la musique, les musiciens ne seront pas les mêmes souvent. Mais si les hommes ont besoin de musique pour accompagner leurs vies, la majorité sont passifs seulement à l’écoute. Ils ne participent plus et sont devenus des observateurs laissant à d’autres d’être acteurs.

 Ainsi certains sont actifs et pratiquent plus ou moins la musique avec un instrument. On peut classer ces musiciens en 3 catégories : d’abord les professionnels issus des conservatoires nationaux qui jouent dans les orchestres les plus prestigieux surtout du classique, puis ceux qui sont intermittents professionnels qui jouent différentes musiques et cet article leur est consacré et enfin il y a la grande majorité d’amateurs dont c’est le hobby et qui s’expriment pour leur plaisir et le plaisir des autres bénévolement.

Nous avons traité la première catégorie en plusieurs articles " Qu'as tu fait de tes talents "

puis « Analogie entre les musiciens professionnels et les sportifs de haut niveau.  » 

enfin «  Plongée au coeur d'une Académie US » 

Certains musiciens, ayant eu une formation moins élitiste et linéaire, m’ont demandé aussi de raconter leurs parcours. Nous avons donc échangé avec ces musiciens passionnés, souvent aussi doués mais différents, aussi méritants mais souvent avec une autre psychologie. Ils ne sont pas autodidactes, ni passés par le moule des conservatoires régionaux et nationaux pour de multiples raisons mais ils sont devenus quand même des professionnels talentueux dans des musiques souvent différentes que la musique classique.

Les trois thèmes abordés ont été les suivants :

1)    Est-ce que votre milieu social était composé de musiciens/mélomanes ou non et quand s’est produite la découverte de votre passion musicale et vos débuts d’apprentissage ?

2)    Comment s’est déroulé les débuts de votre carrière et votre vie de musicien, professionnel intermittent ou « semi pro » cumulant ou non avec une autre activité ?

3)    Quelles sont les relations avec les musiciens classiques issus des conservatoires régionaux et nationaux et vos réflexions sur la musique et/ou votre vie musicale ?

Et choisissez un morceau de musique qui a du sens pour vous.

Laissons les musiciens s’exprimer franchement :

A : Personne ne jouait, ni n’écoutait de la musique chez moi et il n’y avait même pas de disques, seulement la radio de temps en temps pour des variétés.

Mes premiers contacts avec la musique fut l’harmonie municipale. J’y suis rentré gamin pour le prestige du défilé en uniforme, pour participer à tous les évènements importants de ma ville, pour avoir les applaudissements du public etc… Mais surtout ce qui m’impressionnait, c’était de jouer beaucoup de musiques différentes, souvent de la musique enlevée, de l’opérette, la musique de film, des airs à la mode, jazzy, latino... Et puis l’harmonie c’était un groupe, une ambiance conviviale où nous fêtions Sainte Cécile la patronne de la musique, des repas ensemble, une entraide d’un groupe amical et soudé dans la vie avec des ainés qui transmettaient ce qu’ils savaient bénévolement à des jeunes et qui à chaque fois avaient un plaisir évident de jouer ensemble mais avec discipline (il y avait des anciens militaires !)


Je voulais faire du saxophone mais tous les gamins voulaient en faire, le chef m’ausculta les lèvres et m’indiqua que je n’avais pas les lèvres minces d’un hautboïste, ni les lèvres normales d’un clarinettiste ou d’un saxophoniste mais des lèvres un peu ourlées bonnes pour les baisers ! et le tuba. (En fait après coup, j’ai su qu’ils avaient besoin d’urgence d’un tuba !) Donc j’ai appris le tuba tous les jours avec un vieux musicien qui m’a transmis tout ce qu’il savait et que j’ai vite remplacé et surprise, je me suis passionné pour les basses et rapidement j’étais devenu incontournable à chaque prestation.

Mes parents étaient fiers de me voir à chaque concert, car être musicien amateur pour les milieux ouvriers d’une petite ville était la marque d’une ascension sociale surtout quand l’harmonie se concentra sur les concerts et créa dans son sein, une section fanfare inaugurant et défilant à toutes occasions mais aussi un orchestre de bals où j’étais aussi le bassiste. Rappelons que la fanfare est composée de cuivres et percussions et l’harmonie plus large rajoute les bois à la fanfare.

En effet passionné par les cuivres et les basses, dès le collège, je travaillais 2h par jour plus toutes les prestations. J’aimais bien déchiffrer toutes les partitions des uns et des autres. J’étais un initié sachant lire les notes et qui avait un sens du rythme, une énigme incompréhensible pour ma famille ! Mais ce que je préférais, c’était de faire les relevés des parties de basses aussi bien des morceaux classiques que de toute musique d’ensemble. J’ai appris aussi beaucoup tout seul.

Rapidement avec la pratique intensive au tuba, à 15 ans j’ai gagné mon premier cachet et il fut consacré à l’achat un électrophone avec un disque du grand Chaliapine et un disque de Gerry Mulligan ! J’ai fait des stages chez un bon musicien qui me donnait chaque année un programme à travailler, des partitions de solos, des corrections de mes pratiques parfois originales.

Je devins donc dans mon harmonie le spécialiste des basses à vent et de la section rythmique : tubas, ophicléide, saxhorn, soubassophone (toujours spectaculaire et impressionnant), et même ponctuellement pour rigoler et cela faisait toujours son effet un serpent (j’en avais découvert un aux puces qui jouait plus ou moins juste). J’enchainais rapidement les cachetons d’orchestres de variétés, de jazz, de musiques diverses, maitrisant de plus en plus des instruments demandés dans les orchestres de cuivres, des fanfares, des orchestres divers. J’avais au moins 3 orchestres de styles et d’instruments différents en permanence d’où des problèmes pour assurer ! J’ai tout de suite compris que de choisir une famille d’instruments rares et incontournables était la bonne stratégie et allait me propulser dans la vie de musicien professionnel.

J’étendis ainsi mes instruments pour être un bassiste demandé régionalement et je me suis mis ainsi à la guitare basse pour les orchestres à la mode pop, rock, jazz…   Pour moi la musique c’était les basses, la clé de fa, l’analyse harmonique de la basse etc… un ami acousticien m’a indiqué que j’étais en phase avec les basses fréquences. D’ailleurs j’apprécie surtout le violoncelle, les barytons, le basson et les basses chantées comme instrumentales. Et tout naturellement en jouant sans cesse, j’ai appris mon métier de musicien sur le tas, enchainant des bals, les concerts, les boites de jazz avant de finir péniblement le lycée car je dormais peu. J’étais l’artiste local, je jouais tous les samedi soir pour des bals, des concerts avec l’harmonie, une boite de temps en temps et je faisais la saison l’été dans une brasserie sur les bords de mer tous les soirs. Je faisais déjà plus que les 507 h de cachets obligatoires par an actuellement pour bénéficier du statut d’intermittent !

Je gagnais plus d’argent que mon père ouvrier au smic, j’étais sur scène et valorisé, les filles admiratives et accessibles surtout quand on jouait avec leurs idoles car j’ai intégré rapidement des orchestres plus célèbres accompagnant des « stars ». Je ne me suis jamais posé des questions : j’étais un jeune et bon musicien expérimenté et pas du tout impressionné, même si mon niveau technique était moindre, par des étudiants du conservatoire national qui enchainaient les concerti mais à 20 ans, j’étais doté d’une expérience solide, rompu aux scènes diverses et aux prestations musicales en tout genre ! Cela correspondait à mon caractère car je soutenais les solistes (mais en faisant aussi des impros en solo) tout en étant indispensable. Pour moi la vie était tracée : je serai musicien dans un rôle de bassiste, ce qui me comblait.

Et puis peu à peu reconnu, j’ai « bouché les trous » et j’ai appris en fait ce qui me manquait en harmonie, déchiffrage rapide. Grace à ces efforts, j’ai fait quelques incursions avec les musiciens d’orchestres symphoniques et de l’Opéra, les « requins » des studios d’enregistrement pour des disques de variétés, pour faire des musiques de film et de publicité et même fait quelques remplacements en orchestre pour jouer de la musique d’avant-garde ouvertes. Mes réflexions sur mon métier, la passion et faire ce qu’on a envie, et choisir la convivialité avec des collègues-amis, et de donner du plaisir… jamais je n’ai eu envie d’abandonner ce métier car je me suis bien amusé et jamais ennuyé. Parfois c’est dur car les contrats ne s’enchainent pas facilement ou ils arrivent en même temps !  Heureusement le statut d’intermittent permet de réguler un peu cet état de fait. Il faut être polyvalent et flexible, s’adapter à toutes les occasions, accompagnant toutes sortes de musiques et de solistes et parfois ce sont de vrais défis car certaines « stars » ne savent pas chanter en mesure ou respecter les grilles d’accords ! J’ai beaucoup voyagé en France d’abord puis un peu partout (les clubs de vacances, les croisières…) et j’ai connu beaucoup de musiciens de tous niveaux et j’ai engrangé des souvenirs par centaines. Je vais prendre ma retraite prochainement mais je vais continuer à jouer…. 

Mon projet est de former des jeunes dans des stages, car je ne l’ai jamais fait, occupé à cachetonner toute ma vie, afin de transmettre moi aussi mon expérience et le goût des basses comme on me l’a transmise quand j’étais jeune et transmettre aussi la passion de la musique que je porte toujours en moi. Et puis j’ai envie d’apprendre à jouer du basson que je ne connais pas et de jouer du baroque !  « vous avez dit bizarre … »

 B : Toute ma famille écoutait de la musique classique et chantait en chorale et certains étaient de bons musiciens. J’ai donc vécu tous les jours dans une ambiance musicale de qualité. Moi je suis une clarinettiste. J’ai toujours voulu en jouer depuis mon enfance quand j’ai entendu le concerto de Mozart et Piccolo saxo et Cie ! 

J’ai commencé par le solfège et la flûte à bec à l’école de musique puis enfin la clarinette.

Puis à l’adolescence, j’ai découvert les clarinettistes de jazz en lisant la rage de vivre de Mezz Mezzrow avec une passion pour Benny Goodman, Barney Bigard, Hubert Rostaing. Je n’avais pas fini mon parcours de 3ème cycle au conservatoire et la technique me manquait encore pour jouer comme eux ! Alors j’avais le choix, comme mon ami, de reprendre des études classiques afin de maitriser mon instrument et de m’enchainer les morceaux de concours, les concertis de Weber, Copland, Debussy etc… et de jouer ponctuellement aussi du jazz pour me détendre.

 Après Sabine Meyer, Sharon Kahn, mon modèle a été Anat Cohen prouvant que les femmes peuvent rivaliser avec les meilleurs mondiaux. J’ai décidé d’apprendre aussi sur le tas ! Mon ami est devenu un vrai clarinettiste classique (et nous jouons les 2 trios de Mendelssohn en concert parfois !), mais moi j’ai bricolé dans l’éclectisme passant du latino (quand j’ai découvert Paquito de Rivera) et la bossa de Jobim, essayant du klezmer (plus Berrot que Krakauer), puis des variétés, de la musique tzigane et des balkans, jouant souvent du jazz manouche enfin la musique du monde quoi.

C’est toujours la même chose et dans tous les métiers : on est soit généraliste, curieux et touchant à tout, soit spécialiste se concentrant sur un niveau d’exigences maximum sur un répertoire limité. Moi j’ai préféré aborder toutes les musiques qui m’interpellaient. Des amis ayant la même conception sont en plus poly-instrumentistes. Est-ce que je suis une clarinettiste ? Oui mais en entendant M. Fröst, P. Meyer, N. Baldeyrou etc… et beaucoup d’autres, je suis admirative et modeste. Heureusement j’ai fait un autre métier (mais pas dans la musique !) même si j’ai joué dans ma vie « en semi pro», j’ai gardé mon envie de jouer, ce qui est pour moi fondamentale, car j’ai vu des professionnels blasés qui n’aimaient plus la musique, en overdose !

Je pense que je jouerais toute ma vie, retraite comprise, de la clarinette car c’est ma passion. Je joue souvent dans un quatuor de clarinettes. Par contre, j’ai refusé de passer au saxophone pour cachetonner car la clarinette n’est plus à la mode pour les musiques nouvelles et le jazz moderne. Je travaille en ce moment que des transcriptions pour clarinette des partitas et suites de JS Bach, mais aussi du Buddy de Franco et Eddie Daniels et Anat bien sûr.  


C : Pour moi cela relève presque de la psychanalyse ! J’avais un oncle qui était trompettiste amateur doué et qui est décédé jeune et ma famille vivait dans son souvenir avec la trompette trônant dans le salon dans une vitrine. Et cet instrument quand j’étais enfant me fascinait. Quand mes parents travaillaient, et que je restais seul, je sortais la trompette et je soufflais dedans et à ma grande surprise des sons en sortaient ! j’ai tâtonné seul, essayant de reproduire certains airs à la mode. Une fois mes parents m’ont surpris, j’ai reçu une gifle d’avoir profané le souvenir de mon oncle et le lendemain après une dispute entre mes parents, on m’a demandé de rejouer. Mon père était en larmes revoyant son frère décédé, ma mère plus pragmatique m’a dit qu’à la rentrée elle m’inscrirait à l’école de musique et que j’avais intérêt à travailler pour faire honneur au trompettiste disparu et à entretenir son instrument - relique.
Ce jour-là j’ai compris que jouer pouvait générer des émotions (c’est la seule fois que j’ai vu mon père pleurer), qu’il fallait travailler pour jouer correctement (et ma mère suivait mes progrès tous les jours comme pour les devoirs d’école), et que la musique serait un fil rouge, une passion dans ma vie quand j’ai entendu mon prof jouer au cornet Singing The Blues de Bix Beiderbecke, quel choc ! et quand il m’a prêté un disque de Maurice André jouant du baroque, autre choc. Au lycée nous avions monté un orchestre de jazz et je suis devenu trompettiste de jazz avec les bases apprises à l’école de musique locale mais j’ai progressé surtout à l’oreille « à la feuille » et non en déchiffrant des partitions. J’aimais improviser en suivant mes modèles Satchmo, Chet Baker, Bix etc… une faim insatiable pour tous les trompettistes de jazz où je reprenais toutes leurs impros et puis « monté » à Paris, j’ai rapidement passé mes nuits à jouer dans les boites de jazz et à gagner ma vie délaissant ma vie d’étudiant.

Je devins donc intermittent et jazzman et j’ai joué avec des bons musiciens de jazz que je pensais autodidactes (cela fait partie du mythe ! mais en fait, ils avaient une solide formation musicale, pas conventionnelle certes, mais réelle enchainant les grilles d’accords complexes, les patterns…) dans des endroits selects et dans des endroits miteux, avec des publics mélomanes qui appréciaient mes solos et d’autres ignares mais c’est la vie de musicien… Après plusieurs années de cette vie que j’appréciais, j’ai exercé en parallèle un autre métier car je ne pouvais pas faire vivre ma famille qu’avec la musique mais je cachetonne encore souvent et c’est bien ainsi car je joue toujours avec plaisir à chaque prestation. Mes réflexions : je regrette de ne pas avoir travaillé mon instrument sérieusement mais socialement modeste et dans une petite ville de province, je n’ai pas eu les conditions optimales. Ainsi il y a eu un plafond de verre qui m’a empêché de faire du studio, de la musique de film, de rentrer dans des orchestres plus prestigieux, d’enseigner etc…

Mes enfants par contre ont fini le conservatoire régional et le comble, c’est qu’ils sont arrivés à un niveau supérieur, me dépassant techniquement mais ils ne veulent jamais devenir musiciens professionnels, jouer seulement pour le plaisir du baroque mais pas de jazz !  (Overdose familial ?) A la maison c’est Bach ou Telemann contre Miles ou Dizzy ! 


D : Je viens d’un milieu aisé où la musique classique était omniprésente, concert à la radio puis à la TV, disques avec la chaine Hi-Fi dernier modèle qui trônait dans le salon, le piano de ma mère, la flûte de mon père et leurs sonates… je crois que je connais l’essentiel du répertoire flute/piano ! et j’avais droit à quelques festivals de musique classique l’été.

Moi j’étais un enfant un peu rebelle et l’école de musique avec le solfège m’ennuyait, la flûte douce à l’école et le classique ne m’attiraient pas ! Mes parents voulaient que je joue du violon ou du violoncelle ! moi du saxophone ! pour eux, seule la musique classique comptait et s’arrêtait à Debussy et Ravel. En réaction, moi j’écoutais en douce chez un ami Lester Young et Coleman Hawkins.

J’ai donc suivi au conservatoire municipal la classe de clarinette car le saxophone n’était pas alors enseigné mais le professeur m’avait dit que je passerais vite au saxo plus facile !!  J’ai appris donc la clarinette pendant plusieurs années et avec un ami qui avait un saxophone soprano, nous avons monté un orchestre et repris les duos Bechet/Mezzrow, puis plus tard Luter/Bigard… et on a commencé à cachetonner. Plus tard, j’ai acheté un ténor d’occasion Selmer mark 6, et j’ai appris comme j’ai pu le saxo en transférant mes connaissances de clarinettiste et écouté et joué du jazz toute ma vie !

Je suis devenu donc saxophoniste jouant du soprano, alto, ténor, baryton un peu en autodidacte au départ. Mes parents me faisaient écouter « pour me former ou me rééduquer ? » M. Mule et Deffayet en classique et leurs quatuors de saxophones, mais moi je jouais du jazz en stages et en boites. J’apprenais l’harmonie pour lire les grilles du répertoire des standards. Ce qui m’attirait, c’était les musiciens de la West Coast, la Bossa de Jobim avec Stan Getz, m’inspirant selon l’époque de Dexter Gordon, Desmond, Mulligan, bien sûr Parker et Coltrane etc…J’ai cachetonné toute ma vie avec mes Mark 6, je suis intermittent et j’aime cela, et j’ai accumulé beaucoup de souvenirs… quand je vois des jeunes sortant de la classe de saxophone du conservatoire de Paris, ayant fait la classe de jazz avec une technique éblouissante, je me sens expérimenté certes mais j’aurai tellement aimé faire ce parcours mais à mon époque cela n’existait pas.

J’ai assez peu rencontré des professionnels ayant fait « la voie royale », nos mondes ne se croisant pas. Ceux qui ont fait du studio d’enregistrement, des musiques de film le peuvent mais moi je suis un jazzman avant d’être un technicien virtuose de mon instrument et de la musique (déchiffrage rapide et transposition). 

E : La culture de ma famille tournait autour des sports ! la musique était peu présente sauf à la radio avec de la variété et mon père aimait, comme De Gaulle, les marches militaires !

J’étais en vacances au bord de mer et j’écoutais de la musique sans penser à en faire activement. Jeune adolescent j’étais fasciné par deux choses : les filles sur la plage et un orchestre de variétés qui faisait les bals et qui jouaient à une terrasse de café. Je passais mon temps à les écouter et un des musiciens s’aperçut que j’étais toujours devant la scène, à l’écoute, passionné avec un air extatique ! et il devint mon mentor. Tous les jours pendant deux mois, j’assistais aux concerts, bals, puis répétitions et ce qui me fascinait, car ils jouaient toutes les sortes de musique (latinos, jazzy, variétés langoureuses lors des thés dansants des séniors au Casino, bals le soir pour les ados avec les airs à la mode avec tous les rythmes.)

C’est le rythme qui me fascinait. Et mon mentor m’a appris le solfège en se promenant tous les jours sur la plage en faisant des pas réguliers métronomiques et à chaque pas en intégrant blanches, noires décomposant croches, doubles, triolets, syncopes, contre - temps etc… et comme il adorait marcher, je me suis avalé les rythmes de plus en plus complexes en marchant et en chantonnant avec lui ! On nous prenait pour des originaux ! et à la fin de la saison je suis devenu batteur, portant surtout le matériel, de concerts en bals, mais accompagnant parfois des slows, des rythmes et morceaux simples. Et je me suis aperçu que j’atteignais mon deuxième objectif : les nanas ! A la rentrée j’étais inscrit en percussions au conservatoire local et je me défoulais dans le garage avec mes disques et la batterie… chose bizarre les voisins avaient une certaine indulgence, mais j’ai toujours joué en mesure naturellement. « J’avais le rythme dans la peau » selon la formule maintes fois répétée.

En fait par l’expérience, j’ai appris le solfège, entendre les grilles harmoniques d’accords et écouter les autres, être à l’aise sur scène et me familiariser avec d’autres percussions etc… Puis j’ai vu en concert les percussions de Strasbourg en musique moderne, et des batteurs de Jazz, surtout Kenny Clarke ! le pied ! Alors j’ai décidé que je serais musicien après le bac ! Puis j’ai intégré différents orchestres, petits et grands. J’ai joué avec des musiciens « sérieux » provenant des conservatoires, ce qu’on appelait la voie royale. Tout ce qu’apprend un musicien dans les conservatoires par des professeurs réputés, nous on l’apprend sur le tas, et si on déchiffre moins bien, on a d’autres qualités, l’oreille, mais surtout l’improvisation qui est trop délaissée (à part les organistes) alors qu’elle était le fondement de tous les grands musiciens classiques : Bach, Mozart, Beethoven etc…

Et puis il y a la diversité de toutes les musiques rythmées…rien qu’avec la musique latine on a quoi faire ! J’ai étendu mes compétences dans différentes percussions notamment le xylophone. J’aime toutes sortes de musiques, aucune n’est mineure si le rythme est présent et varié, par contre j’exècre la boite à rythmes des orgues portatifs. J’ai enseigné aussi en école de musique et fait beaucoup de musique contemporaine.

Actuellement je suis en fin de carrière mais je joue encore souvent, pour cachetonner bien sûr mais aussi pour le plaisir de montrer aux jeunes ce que papy fait avec une batterie.


F : Mon père était professeur de maths au lycée et musicien amateur. Il m’a appris très jeune le solfège comme les maths tous les jours ! Glen Gould jouant Bach tournait en boucle puis il m’a inscrit enfant au cours de piano et en parallèle j’ai été recruté dans une chorale réputée d’enfants catholiques qui enchainait les concerts avec une vie musicale stricte et professionnelle. On me prédisait un avenir de musicien.

Puis à l’adolescence j’ai mué (heureusement quelques siècles avant on m’aurait castré !). Le répertoire de Chopin (qui était obligatoire pour ma prof) m’ennuyait un peu car moi je voulais jouer de l’orgue portatif et accompagner les autres solistes, chanteurs (euses), poètes, musiciens de tous genres, jouer en groupes…. A l’adolescence, j’ai arrêté le piano et le chant classique mais j’ai eu en cadeau, le plus beau de ma vie, un orgue portatif d’occasion d’un bon professionnel avec des boites à rythmes … le nirvana ! J’ai donc travaillé les possibilités de mon instrument seul, ponctuellement avec des musiciens, en stage aussi, et surtout en jouant sans cesse car je n’ai jamais arrêté d’accompagner, d’animer…En fait avec un orgue on n’a pas besoin obligatoirement de jouer avec d’autres car je chantais aussi les chansons, pas la musique sacrée apprise jeune mais les variétés.

Puis on arrive à des limites et j’ai repris en fait des études musicales de façon discontinue en croisant le programme des études classiques de conservatoires (gammes, arpèges, harmonie, rythmes, phrasé, etc…) car en fait, même si on prend des chemins de traverses, on retombe sur l’enseignement rationnel des conservatoires et on arrive peu ou prou au même résultat.

En fait je suis convaincu que l’on peut être un bon musicien soit en suivant la formation initiale des conservatoires avec des études rationnelles rapides et rébarbatives mais efficaces et valables si on est docile (car motivés nous le sommes tous), soit en formation continue par expérience et en alternance si on est un peu plus rebelle et si on privilégie de jouer sur scène avant la maitrise de son instrument ! et si on aime d’autres musiques que le classique. Mais à 30 ans nous avons sensiblement les mêmes niveaux même si nos voies pour y arriver ont été différentes mais uniquement pour toutes les musiques (car la musique classique et contemporaine demande des efforts plus importants.) J’adore jouer des variétés, du latino, des standards de jazz, de la musique de film…. J’ai eu plusieurs orchestres de variétés car en fait les musiciens comme nous, ce n’est pas le niveau, les émotions transmises qui nous différencient avec les musiciens classiques mais surtout le style de musique. Je peux jouer toutes sortes de musique mais pas les concertos difficiles au piano ! Nous faisons le même métier mais pas la même musique.

G : « Moi je chante soir et matin, je chante ça m’fait du bien …. et ma vie est émaillée de chansons. Je suis issue d’une famille où la musique se résumait aux variétés chantées.

J’ai donc commencé à chanter « comme un rossignol disait ma mère), gamine, les chants des idoles de mes parents. Comme je chante juste naturellement, même a capella , ayant l’oreille absolue, on a décidé que j’avais un don et que je n’avais pas besoin d’aller à l’école de musique faire du solfège et chanter des airs d’opéras ! donc je suis une véritable autodidacte au départ, faisant tout à l’instinct et à l’oreille et j’ai une excellente mémoire me permettant d’avoir un répertoire étendu. J’adore l’émission de Nagui « n’oubliez pas les paroles » car je retrouve « des sœurs de chants ».

Et puis au collège notre prof de musique, qui m’avait entendue lors d’une fête et qui dirigeait une chorale, m’a prise en main. Quel décalage avec un motet de Palestrina ! j’imitais à l’oreille sans être capable de lire une partition. Elle me faisait entendre des vraies chanteuses classiques mais leurs vocalises ne m’attiraient pas (sauf le concerto pour une voix de Saint Preux que j’ai chanté pendant longtemps) et puis il y a eu les chanteuses de Jazz et le Gospel ! les double six, les swingle singers…chantant du Bach comme modèles à imiter. Ma voix était belle, pure, naturelle mais je ne travaillais pas. Ma prof consternée me répétait : « quel gâchis ! » ce qui était peut-être la vérité mais pas stimulant ! J’ai donc appris un peu les bases de la musique sans enthousiasme et j’ai chanté dans des groupes de variétés les airs à la mode surtout dans les bals et fêtes diverses avec plaisir.

J’ai chanté des cantiques, des arias à l’église avec orgue, chanté lors des mariages avec l’incontournable Oh happy day et des services funèbres avec the Upper Room en Gospel. A chaque évènement je poussais la chansonnette et comme je chantais un peu de tout, je m’adaptais aux demandes du public sans efforts du petit vin blanc à Barbara, de la bohème d’Aznavour à l’aria de Bach, du besame mucho pour les anniversaires de mariage etc… et c’est la variété de la musique qui me plaisait, le coté naturel, sans travail technique. Je demandais rarement un cachet mais « le chapeau » (où le public donnait la somme qu’il voulait selon sa satisfaction, ce qui est plus conforme à ma conception de la vie de musicien.) En fait je n’arrêtais pas et je n’ai jamais eu la sensation de travailler, ni de me forcer à jouer. Puis comme beaucoup de femmes, j’ai consacré ma vie à ma famille, j’ai limité les prestations en public, mais je me suis intéressée à d’autres musiques à savoir les lieder de Schubert et de Schumann, à quelques airs d’héroïnes d’opérettes puis de Mozart toujours en imitation, à l’oreille surtout, et bien sûr des airs entendus à la radio…  

Je suis surprise que tu me demandes de raconter ma vie car pour moi je ne suis pas une musicienne de métier, n’ayant aucun diplôme, j’ai été une chanteuse de variétés. Je ne peux pas me passer de chanter, c’est plus fort que moi, et encore souvent en public. Pour moi la musique est avant tout de transmettre des émotions diverses et j’ai un répertoire varié et étendu pour les illustrer toutes.

Mes enfants sont grands et je suis devenue intermittente car je m’accompagne à la guitare et je joue souvent pour égayer et animer les maisons de retraite ! c’est un public tellement attentif car les chansons jouées rappellent leurs souvenirs, leurs amours, leurs chagrins… et puis je chante depuis longtemps dans une chorale de gospel, chanter en groupe et faire des concerts, chanter encore et encore…. A toutes les périodes de ma vie, des musiques différentes m’ont accompagnée. En ce moment, c’est Oum Khalsoum une des plus grandes avec Ella et La Callas bien sûr ! pour moi la musique c’est la voix, c’est la vie.

Illustration musicale choisie : The man I love avec Billie Holiday car c’est en chantant cela sur scène que j’ai accroché l’homme de ma vie ! et rituel familial obligé, je lui chante à tous ses anniversaires

 

Si certains ont des expériences différentes, ils sont les bienvenus pour continuer cet article





lundi 9 janvier 2023

Plongée au coeur d’une académie reconnue mondialement formant des musiciens professionnels d’orchestres symphoniques. ROUND TOP

 par Alain Declert et José-Daniel Touroude

JDT : Nous avons la chance d’interviewer Alain Declert, l’ancien directeur des programmes d’une académie d’été américaine réputée internationalement, située à Round Top au Texas, qui s’est spécialisée dans le perfectionnement d’étudiants pour les orchestres et qui a un festival renommé. Comment a débuté ce projet ?

 AD : Ce projet commence il y a 50 ans avec James Dick, un pianiste concertiste formé à Austin puis à Londres par deux élèves d’Arthur Schnabel, Dalies Frantz et Clifford Curzon. Il obtient des récompenses aux Concours Tchaïkovsky et Busoni et fut invité par Miss Ima Hogg (fondatrice du Houston Symphony) à donner un récital près de Round Top. James Dick eut alors l’idée de créer une académie dans ce lieu, en plus de sa vie de concertiste. Round Top n’était alors qu’un hameau en dehors des axes routiers avec un seul café-épicerie. Aujourd’hui c’est un lieu incontournable du circuit des Antiquités attirant deux fois par an des milliers de chineurs et collectionneurs et des milliers de mélomanes !

 JDT : Cette idée peut paraître bizarre, vu la qualité à cette époque des orchestres symphoniques américains qui étaient parmi les meilleurs du monde.

 AD : Les “Big Five” (New York, Boston, Chicago, Cleveland et Philadelphie) étaient composés la plupart du temps par des émigrés et peu par des musiciens américains. Pour former les nouvelles générations d’après-guerre, les conservatoires ont dû hausser leurs niveaux (Juilliard School, Manhattan School, Mannes School, Eastman School, Cleveland Institute, Oberlin, San Francisco Conservatory, Colburn School, USC Thornton School, UCLA, New England Conservatory, De Paul University,  The Shepherd School of Music, Northwestern University, Bloomington, Denton…) mais aussi créer des académies d’été pour professionnaliser de jeunes américains prometteurs afin de garder l’exigence d’excellence.

JDT : Les académies répondaient donc à un besoin de perfectionnement de la relève des anciens, vu la concurrence mondiale accrue entre les orchestres symphoniques ?

 AD : En effet ce besoin d’excellence, complété par les académies d’été, était essentiel pour tous les pays et notamment aux USA, mais celles ci étaient rares. On peut citer Tanglewood fondé en 1940 par Serge Koussevitzky, Aspen fondé par un homme d’affaires de Chicago en1949, Marlboro fondé par Adolph Busch et Rudolf Serkin en1950 et Academy of the West avec la présence de la célèbre soprano allemande Lotte Lehmann. Plusieurs académies d’été vont donc se créer pour pallier à cette insuffisance et le Festival Institute de Round Top entre dans ce cadre, avec en ligne rouge un programme éducatif de niveau supérieur complet et exigeant qui permettra, comme les autres académies, le perfectionnement des musiciens d’orchestres symphoniques avec, toutefois, quelques différences entre elles. D’autres académies d’été ont aussi vu le jour telles que le National Repertory Orchestra (Colorado), le National Orchestra Institute (Maryland), le Brevard Music Center (Caroline du Nord) qui sont nos concurrents. Signalons aussi des centres de formation permanente comme le New World Symphony créé par Michael Tilson Thomas à Miami, en 1987 avec l’aide financière de “Carnaval Cruise Lines” (Stéphane Deneve prend la direction artistique en 2022) ou Orchestra Now fondé par Leon Botstein à Bard Collège en 2015. Les étudiants américains vont aussi dans d’autres pays se perfectionner. (notamment Verbier en Suisse crée par James Levine et l’orchestre du Metropolitan Opéra ou Pacific Festival crée par Leonard Bernstein au Japon).

JDT : Alain tu viens de prendre enfin ta retraite à 84 ans ! et j’aimerais que tu retraces ton parcours dans cet établissement pendant 40 ans avec les différentes étapes et coulisses de ton métier dans cette académie. Comment un ingénieur électromécanicien français et excellent pianiste, avec qui j’ai joué si souvent, arrive à gérer et développer aux USA un centre culturel musical reconnu qui dure et qui regroupe chaque année une pépinière de jeunes étudiants issus des conservatoires de musique .

AD : J’ai fait des études supérieures parallèles, comme toi, et j’ai travaillé le piano, la musique de chambre et l’orgue avec d’excellents professeurs, qui m’ont donné aussi l’envie de lire et d’écouter énormément de musique. Parallèlement à ma carrière d’ingénieur, je jouais donc en concert régulièrement avec différents musiciens professionnels ou d'excellents amateurs, ce qui m’a permis d’étendre mon répertoire de musique de chambre, d’analyser nombre de partitions et d’accompagner donc de connaître la plupart des instruments. Puis je décidai de m’installer à Houston au Texas et de changer de carrière en me reconvertissant dans un des métiers de la musique qui est et qui demeure ma passion. C’est ainsi que je devins organisateur de concerts en invitant des artistes français avec l’objectif de mieux faire connaitre la musique française aux USA. Mon projet était ambitieux et j’ai dû apprendre toutes les facettes de ce métier : réservation de salles, markéting, sélection des musiciens, choix des programmes, contrat avec les agents de musiciens …. et surtout comment attirer le public avec Ravel ou le groupe des six, ce qui n’était pas évident et en fait peu rentable…. et c’est ainsi que j’ai découvert une jeune équipe passionnée à Round Top qui débutait leur académie et ce fut un coup de cœur !

JDT : Mais qu’est que vous vouliez construire ? Un projet pédagogique pour étudiants comme beaucoup d’académies dans chaque pays comme Salzbourg, Assisi, Prades, Sion etc…avec les concerts de fin de stages ou alors un vivier plus élitiste de musiciens talentueux qui désirent passer leurs vacances dans un stage difficile et beaucoup plus exigeant pour leur permettre d’accéder à une carrière musicale professionnelle ? Qu’est-ce qui fait l’originalité de Round Top et comment expliquer son évolution et son rayonnement international ?

AD : Notre objectif était et demeure de former des bons musiciens d’orchestres. Matériellement le démarrage fut modeste. A sa création, la superficie du campus s’étendait sur 2,5 hectares avec deux bâtiments à savoir une ancienne école et une maison en bois à un étage datant du 19eme siècle, propriété d’une famille devenant d’ailleurs une des premières à aider financièrement le projet de James Dick.

 JDT : Comme dans tous les démarrages de projet, il faut tout faire à la fois et avoir la foi ?

 AD : Oh oui ! Nous étions peu nombreux mais motivés. Les concerts de musique de chambre se donnaient dans la cour de cette maison mais avec des invités de qualité comme le Tokyo Quartet, le Cleveland Quartet, Lili Krauss, Maureen Forrester, le jeune Yo-Yo Ma… En 1977, sous l’impulsion de Leon Fleisher, un orchestre se créait avec des professionnels comme Isidore Saslav, premier violon du Baltimore Symphony, ou Frank Cohen première clarinette du Cleveland Orchestra entre autres avec des étudiants curieux qui venaient de tous les USA pour participer à cette expérience. Nous avions récupéré une scène mobile qui avait été utilisée par le New York Symphony pour ses concerts au Central Park à New York et qui rouillait dans le Minnesota et qui permit de faire des concerts en plein air avec ses aléas (bruits divers d’animaux, orages) mais le public texan répondait présent malgré tout.

Concert en plein air avec musiciens et public motivés et orages menaçants.  Yo-Yo Ma à Round Top en 1977 

JDT : Au départ l’équipe étant réduite, je suppose que vous avez dû faire autre chose que de la musique ?

AD : En effet, je me rappelle que nous étions mobilisés sur beaucoup d’actions nécessaires au fonctionnement: maintenir et developper la bibliothèque musicale, location des partitions, contrats d’engagement, transports des stagiaires, des chefs d’orchestre, des professeurs, remplacement de musiciens empêchés pour des raisons diverses, sans oublier les accidents et les courses aux services d’urgence hospitaliers… Il fallait être de véritables couteaux suisses ! J’ai même participé aux cuisines …

JDT : C’était l’époque héroïque et peu connue de la construction de ce projet ! et maintenant ?

AD : Aujourd’hui le campus compte plus de 80 hectares avec plusieurs constructions pour accueillir les chefs d’orchestres (7 par saison), les professeurs (environ 40 par saison) et les étudiants participants (entre 90 et 95), des salles de répétition nombreuses, une chapelle (transportée d’une ville voisine) pour les cours de maitres et les concerts intimes (capacité 150 places) et surtout une salle de concert de 1 000 places : le Festival Concert Hall dont l’élaboration et la construction démarrée en 1982 s’est étalée sur une trentaine d’années. Celui ci est recouvert entièrement à l’intérieur de panneaux de bois décorés de motifs gothiques entre autres, et a été salué par la presse internationale comme une réussite acoustique de premier ordre. Pendant la saison estivale, en semaine, le public peut assister à la répétition quotidienne de 2 heures et demie de l’orchestre, puis suivre et profiter d’une master-class à la chapelle et revenir le samedi pour apprécier le travail fini avec deux concerts de musique de chambre puis écouter le concert avec l’orchestre. La formation du public est aussi notre objectif et nous parait indispensable, si on veut sortir des programmes habituels

JDT : Cela est original ! former des étudiants futurs professionnels est une chose mais former aussi le public en est une autre et c’est intéressant. Le public connaissant peu ou prou la partition avec les différentes voix et difficultés des instrumentistes, demandant au final une interprétation de qualité, c’est formidable mais assez stressant pour le musicien. La moindre imperfection devient visible ! Round top est devenu une belle réussite qui s’est construite peu à peu avec beaucoup d‘efforts pour devenir incontournable. Quel bel écrin pour les étudiants musiciens !

AD : Dès le départ nous étions exigeants, la “master-class cool" pendant les vacances n’était pas notre objectif. Nous voulions constituer une académie de jeunes diplômés des meilleurs conservatoires américains, asiatiques et européens et qui voulaient construire une expérience en orchestre. En conséquence, nous avons répliqué l’emploi du temps hebdomadaire d’un musicien d’orchestre symphonique.

JDT : C’est un véritable stage de professionnalisation complet mais quel est le déroulement précis ?

AD : En 6 semaines, nous réalisons ce que les conservatoires font en une année d’études. Les journées sont intenses. Après le petit déjeuner servi à 8 heures, la 1ère étape commence par la pratique individuelle de l’instrument (exercices et études des oeuvres programmées.) De plus des cours privés d’une heure par semaine sont offerts à chaque participant pour cerner les difficultés et pallier les faiblesses. La 2ème étape débute à 11 heures avec un partiel c’est à dire une répétition par pupitre (violons, altos, violoncelles, contrebasses, bois, cuivres en différents lieux de travail sous la responsabilité de professeurs), puis déjeuner à midi. La 3ème étape est une classe de maître à 13h30. Si certains instrumentistes sont non mobilisés, ils doivent néanmoins assister aux leçons des autres instruments car un violoniste peut apprendre d’un professeur de clarinette, la respiration dans la musique etc…) et il est impératif de savoir ce que font leurs collègues. La 4ème étape est une répétition en tutti de l’orchestre de 15h30 à 18h des oeuvres fixées au programme hebdomadaire. Après le diner à 18h, la 5ème étape est le travail de musique de chambre de19h00 à 22h00 car tous les participants doivent jouer au moins à une oeuvre de musique de chambre majeure (quatuors à cordes, quintettes à vent, orchestre de chambre). Les dimanches sont supposés libres (bien que beaucoup d’étudiants répètent en groupes ou essayent d’obtenir un cours privé supplémentaire…) Tout le campus baigne dans la musique non stop pendant 6 semaines. Les dimanches sont supposés libres (bien que beaucoup d’étudiants répètent en groupes ou essayent d’obtenir un cours privé supplémentaire…) Tout le campus baigne dans la musique non stop pendant 6 semaines.



Master class par Regis Pasquier (June 2022) 

JDT : C’est une tension et une rigueur vraiment intense et sous les yeux permanents des professeurs, des commentaires plus ou moins critiques des autres musiciens… il faut être vraiment motivé et je comprends aussi qu’avec ce rythme, on arrive à progresser rapidement.!  Mais les professeurs sont aussi fortement sollicités ?

AD : Oui ils sont constamment mobilisés, vivant sur place et partageant leurs repas avec les étudiants. La plupart des professeurs assistent aux répétitions d’orchestre pour assimiler l’interprétation des chefs d’orchestre, apprécier le niveau sonore de chaque instrument et rectifier le tir à la partielle du jour suivant. C’est vraiment du travail de professionnel comme en orchestre symphonique. Pour éviter de perdre du temps en partiel, je demande aux professeurs de rencontrer le chef d’orchestre après la première répétition en tutti afin de déterminer les passages à travailler plus spécialement et non de répéter intégralement l’oeuvre, analyser ce que font les autres parties instrumentales (cf le livre éclairant de Hermann Scherchen “Manuel du chef d’Orchestre”). Ce programme bien organisé permet de transformer un groupe d’individualités en UN Instrument: l’Orchestre.

JDT : Comment recrutez-vous tous ces jeunes instrumentistes, car ce stage est quand même élitiste.

 AD : Pas tellement en fait. Round top est axé sur la formation de bons musiciens d’orchestres pouvant être ponctuellement solistes, pas des solistes internationaux…. Parce que là c’est vraiment encore plus dur ! Donc j’ai une  tâche essentielle, celle de ratisser largement et systématiquement tous les talents.

Ainsi je visite d’abord sur internet les 250 départements de musique existants chaque année, et les quelques 5.500 enseignants aux Etats Unis, Canada et Mexique. Puis je trie et je contacte alors certains professeurs choisis pour avoir les meilleurs de leurs classes. Avec le temps, j’ai fait ma sélection des bons professeurs, ayant principalement une longue expérience de musiciens d’orchestre, et des conservatoires qui ont envoyé des personnes motivées et performantes. Puis nous fixons le répertoire des auditions (environ 10 minutes par instrument) comportant des extraits orchestraux imposés pour chaque instrument, publié sur notre site internet début Octobre. La date de clôture des inscriptions est généralement mi-Février et les auditions (vidéos anonymes) sont chargées par les inscrits sur notre site internet. 

JDT : Un bon musicien, c’est 10 000 heures de formation et de travail minimum (soit environ 9 à 10 ans de pratique), pour maitriser son instrument (10h/semaine pour 1er cycle de 3 ans, 20h/s pour le 2ème cycle, 30 h/ s pour le 3eme cycle) et accéder au niveau supérieur et se préparer au perfectionnement. Évidemment certains vont moins vite ou ont d’autres objectifs musicaux, la maitrise instrumentale étant alors plus ludique, une source de plaisir et non un futur métier et c’est très bien aussi. Mais pour devenir de vrais professionnels d’orchestres, il faut en plus des milliers d’heures de perfectionnement (comme d’ailleurs dans les autres études supérieures d’autres matières) car la concurrence est de plus en plus mondiale. On le voit lors les concours internationaux et dans les orchestres où les femmes et les étudiants étrangers, qui étaient absents à mon époque, sont de plus en plus présents.

AD : Lorsqu’une position est ouverte dans un orchestre de classe internationale, les candidatures se comptent par centaines ! Je recommande le très intéressant documentaire réalisé par John Beder (un alumnus de Round Top): “Composed”.

" Composed "

AD : Il faut noter que les dates du festival (début Juin- mi Juillet) ne sont pas favorables au recrutement en Europe où les examens de fin d’année scolaire sont début Juin, mais nous avons des élèves européens et asiatiques ayant fini les conservatoires nationaux et commençant leur carrière et qui veulent avoir « fait » Round Top pour leur CV. Désormais, mais il fallu du temps et beaucoup d’efforts, il est facile d'attirer des jeunes talents du monde avides de se perfectionner et qui constitueront l’élite musicale classique, car Round Top est devenu une référence.

JDT : Mais gérer une centaine d’étudiants (es) qu’il faut nourrir et héberger dans un campus avec un rythme de travail intense sous la tutelle de professeurs exigeants et enfermé(es) 6 semaines avec des concerts à réaliser ne doit pas être facile à organiser ? Comment cela se passe concrètement pour toi ?

 AD : D’abord j’établis le programme des concerts symphoniques incluant les chefs d’orchestres et les solistes choisis parmi le corps professoral. Nous invitons peu de stars. Nous avons peu à peu monté en puissance. Au départ, le programme orchestral était de 3 semaines sous la direction d’Heiichiro Ohyama (assistant de Carlo Maria Giulini à Los Angeles et fondateur du Festival de Musique de Chambre de Santa Fé) En 1991, nous ajoutâmes une semaine supplémentaire en invitant Pascal Verrot (alors jeune assistant de Seiji Ozawa à Boston et Tanglewood et devenu un habitué de Round Top pendant 22 ans !). De 1992 a 1999, nous invitions 4 chefs par saison. En 1999, vu notre extension matérielle aussi, nous sommes passés à 6 semaines et 6 chefs.

 JDT : C’est très important pour la formation de pouvoir s’adapter à différentes conceptions d’une oeuvre, de tempo, mais aussi à plusieurs chefs qui ont des manières différentes de diriger.

 AD : Bien sûr mais nous travaillons aussi différentes dispositions d’orchestres. Je demandais toujours aux chefs invités de me dire le placement, en particulier, des cordes. Le public ne comprend pas toujours cet important détail en fonction du répertoire ! Au cours de ma carrière, nous avons invité plus de 50 chefs d’orchestre de nationalités diverses (Américains, Canadiens, Anglais, Portugais, Français, Autrichiens, Hongrois, Tchèques, Polonais, Russes, Japonais, Chinois, Brésiliens, Argentins, Péruviens, Colombiens, Vénézuéliens…) Chacun a une vision de la musique ou d’une oeuvre et les échanges sont passionnants.

JDT : Mais comme responsable, tu dois proposer la saison autour d’un thème et recevoir l’approbation des chefs d’orchestre pour les programmes que tu as suggérés. Peux tu nous donner des exemples?

AD : Nous avons inscrit de 2009 à 2013 à raison d’un programme chaque saison, la musique des Grands Ballets Russes de Diaghilev pour fêter le centenaire de cet unique événement culturel donnant naissance à des chefs d’oeuvre signés Stravinsky, Ravel, Debussy, Rimsky-Korsakov, Richard Strauss… Un anniversaire important peut donc être le point de départ (1999 le centenaire de la naissance de Francis Poulenc, 2000 le centenaire d’Aaron Copland, 2017 le 80ème anniversaire de la disparition de Maurice Ravel, 2020 les 80 ans de Joan Tower…)

Nous avons également présenté en version de concert “Pelléas et Mélisande” de Claude Debussy pour célébrer le centenaire de sa création en 1902 (à ma stupéfaction, non seulement nous réalisions la première texane de l’ouvrage mais aussi le seul endroit aux USA à le présenter en 2002… on a fait salle comble devant une audience venant de tout les USA avec une fort belle distribution contractée 2 ans en avance et avec deux répétitions par jour en une semaine ! Les jeunes participants ne le rejoueront probablement plus dans leur vie … En dehors des programmes symphoniques, nous programmons des oeuvres pour orchestre de chambre (Arnold Shoenberg op. 9, Bohuslav Martinu Double Concerto pour cordes, piano et timpani, Bela Bartok Musique pour cordes, percussion et célesta, Aaron Copland Appalachian Springs, Francis Poulenc Aubade….)

JDT : Quelles expériences pour ces étudiants ! On sort des sentiers battus et c’est varié mais les étudiants ne connaissent pas toutes ces oeuvres et ils doivent bien déchiffrer et travailler en amont.

AD : En effet, les participants doivent pouvoir jouer les oeuvres dès la première répétition d’orchestre. Le premier lundi du stage, la matinée est réservée aux auditions des stagiaires par le corps professoral afin de fixer les positions dans l’orchestre. Ils ont dû donc travailler techniquement en amont du stage. Il est de règle à Round Top de faire jouer les premiers pupitres à tout le monde durant le stage. Donc, au cours du même concert, le ou la première clarinette d’une des oeuvres inscrites au programme peut se retrouver troisième clarinette dans une autre oeuvre du même programme. Les stagiaires expérimentent toutes les positions possibles. Ajoutons que les professeurs ne jouent pas en principe dans l’orchestre, afin de le renforcer, à la différence d’autres académies d’été… le challenge est ainsi plus élevé.

JDT : Mais comment choisis-tu tes professeurs ? recruter des musiciens professionnels qui sont libres, qui veulent et qui peuvent venir passer plusieurs semaines pour enseigner ne doit pas être évident ?.

AD : C’est une des facettes de ce métier de convaincre des solistes et des professeurs de conservatoires prestigieux de venir enseigner et jouer entre eux bien sûr mais aussi répéter avec des étudiants et au départ ce n’était pas facile. Depuis le festival est connu internationalement, les demandes affluent. Nous recherchons des professeurs reconnus pour leur expérience de chefs de pupitre de sections de l’orchestre. Nous avons désormais  d’anciens élèves de l’académie qui ont fait leurs chemins (en 2022,13 professeurs sur 40, ravis de revenir) Les professeurs doivent résider au moins une semaine. Je crois que nous sommes peu nombreux parmi les festivals concurrents à offrir aux jeunes stagiaires la présence permanente d’un enseignant pour chaque instrument. Chaque semaine nous accueillons au moins 17 enseignants (flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, trompette, trombone, tuba, percussion, harpe, piano, violon, alto, violoncelle, contrebasse). Les programmes de musique de chambre que nous leur proposons sont rarement des duos avec piano mais plutôt trios, quatuors … jusqu’au dixtuors (quintette à cordes + quintette a vents) avec ou sans la participation des étudiants.

JDT : Donc une fois le programme fixé, le corps professoral choisi, les étudiants avertis ayant envoyé leurs CV et enregistrements, que se passe t-il ? Toute la vie de musiciens se passe par des sélections, concours, prestations.

AD : Les professeurs les écoutent, les jugent et nous font parvenir leurs choix (475 auditions en 2022) avec plusieurs critères dont le rythme, l’intonation, et l’articulation musicale. Avec de l’expérience, on peut juger en quelques minutes. Une fois la sélection effectuée, nous envoyons des invitations aux étudiants choisis à suivre le stage. Certains ne les acceptent pas, ayant été invites à une autre académie ou pour des raisons financières. On peut, le cas échant, donner la chance à une liste d’attente existante pour chaque instrument.

JDT : Tu mentionnes “les raisons financières.” Peux-tu nous dire ce que doit débourser un stagiaire?

AD : Les frais d’inscription du dossier et audition sont de $80. Une fois l’invitation reçue et acceptée, le stagiaire doit régler l’enregistrement de sa position soit $250 non remboursable (une sorte d’assurance de sa bonne foi) et, plus tard, la participation aux frais de logement et de cantine ($1,100 en 2023). Nous offrons environ une quinzaine de “workstudies” (positions de marqueurs de coups d’archet sur les parties de cordes et préparation de la scène de la salle de concert, constamment utilisée dans diverses utilisations) estimées à la moitié des frais de logement et de cantine.

 JDT : A part la musique baroque très spécialisée avec les instruments d’époque que d’autres académies font, vous avez programmé pratiquement la majeure partie du répertoire classique, romantique, moderne et avec même des créations mondiales de musique contemporaine.

AD : Oui notamment de Dan Welcher, Shiva’s Drum (piano et orchestre), Malcom Hawkins, Rasmandala (piano et orchestre), Chinary Ung, Rising Light (piano, choeurs et orchestre), Christophe Looten, Kammerkonzert (orchestre) et The Book of Angels (violon, alto et orchestre), Frank Ticheli, Concerto pour clarinette et orchestre, Jonathan Leshnof, Concerto pour orchestre et 2 percussionnistes, Gregory Vajda Duevoe, pour piano et orchestre …. et de nombreuses oeuvres de musique de chambre.

JDT : Faire un festival une fois qui marche avec des têtes d’affiches et de la musique connue c’est relativement facile si on a les financements. Mais durer dans la qualité avec des oeuvres peu connues c’est autre chose.

AD : Qu’appelle-ton “têtes d’affiche”? Le même menu servi jusqu’à satiété. Il faut être créatif dans les programmes, les enseignements, les professeurs et developper la curiosité. Le Domaine Musical de Pierre Boulez et le Festival de Royan (cf ton article) ont donné au public des occasions de rencontres avec une musique différente de leur éducation et leur milieu sociétal. Pour les musiciens, il est nécessaire de poser des questions à la partition pour qu’elle livre ses secrets. Trop souvent, le jeune musicien se réfère à ce qu’il entendu ou à la tradition, “l’illusion de la permanence” fait dire à l’un de ses personnages l’imaginatif Woody Allen.   

Ainsi par exemple, pendant 5 ans, nous avons présenté chaque année un concert consacré à la seconde école viennoise (Schönberg, Berg et Webern). La première année la salle était clairsemée et dubitative, peu habituée à entendre ce genre de musique mais la dernière année plus de 500 personnes étaient au rendez-vous !

 JDT : Il y a aussi un autre défi : Round Top est en pleine campagne, il faut faire venir le public et donc avoir un markéting important. Peux tu nous préciser ton action ?

AD : Nous avons plusieurs contraintes : d’abord géographique car nous sommes quasiment au centre du Texas (plus grand que la France) à mi-chemin entre Austin et Houston, et notre public n’hésite pas à franchir 300 km (on ne fait rien au Texas sans voiture). Puis une contrainte culturelle car le pourcentage du public intéressé par la musique dite classique est d’à peine 1% aux USA. Il est donc impératif de cibler les médias spécialisés qui sont de plus en plus rares en plus. En 40 ans, l’arrivée d’internet (depuis 2001), les grandes villes texanes ont réduit leurs journaux et surtout ce qui est fondamental pour nous, iIs se sont séparés de tous leurs critiques musicaux.

Il n’y en a plus qu’une petite vingtaine dans tous les USA ! Certains ont des “blogs” qui font peu de compte rendus de concerts mais plutôt des annonces publicitaires ! Il reste bien sûr quelques magazines mensuels spécialisés assez confidentiels. Les réseaux sociaux annoncent toutes sortes de concerts et de musiques aussi… Tout ceci amène un peu de visiteurs mais en fait, ce qui compte le plus, demeure la liste des anciens visiteurs et des amis de l’académie qui font du « bouche à oreille ». Nous avons ainsi réussi à fidéliser des auditeurs. Et puis il y a Youtube. J’ai créé un canal en Janvier 2006. Il a fallu16 ans pour atteindre 2 millions de visiteurs ! Le programme radiodiffusé quotidiennement “Performance Today” par American Public Media basé à St. Paul, Minnesota (2 heures de concerts enregistrés quotidiennement) relayé par 220 radios aux Etats Unis (il y en avait 480 en 1994!) prétend être entendu par 2 millions d’auditeurs aux USA (population 380 millions.) Nos concerts sont tous enregistrés et je leur fait parvenir les plus réussis musicalement depuis 1994. En 2022, 22 oeuvres enregistrées à Round Top ont été programmées, ce qui est une bonne promotion mais c’est un combat permanent pour nous imposer dans notre niche de la musique classique et contemporaine. (https://www.yourclassical.org/performance-today)

JDT : Comment composes tu un programme? Es tu libre ou as tu des suggestions de ton conseil d’administration ?

AD: Plusieurs composantes non musicales existent : d’abord remplir les salles, l’aspect financier étant essentiel donc jouer de la musique accessible, les oeuvres connues du public, les grands compositeurs enfin le grand répertoire…. et la facilité ! et tous les festivals font cela. Moi j’ai cherché en plus, et c’est ce qui fait notre originalité, l’éclectisme dans les programmes des concerts. J’ai bien sûr fait la part belle à la musique française, j’ai programmé des compositeurs peu connus (Albert Roussel, Florent Schmitt, André Jolivet, Guillaume Lekeu, Jean Cras, Adolphe Blanc, Jean Cartan…) qui me semblaient importants dans le répertoire. Mais le maître mot est innover sans cesse et se démarquer des autres mais avec une exigence de qualité. Rappelons nous le dicton célèbre «La maitrise du métier sans innovation et l’innovation sans maitrise du métier sont sans avenir ! » Mais j’ai encore un double défi : tenir compte de la capacité d’absorption et de répétition des stagiaires d’une part et d’autre part maintenir l’attention du public donc ne pas dépasser 1h20 de musique par concert. Je dois avouer avoir reçu constamment l’appui de James Dick, pourtant occupé par sa carrière, l’administration financière et le développement du campus.   

JDT : Moi je pense à certains (es) qui ont à la fois le métier et l’innovation… Mais l’innovation en musique, c’est une prise de risques avec l’objectif voire l’obligation de remplir une salle de 1000 places !

AD : Oui il y a des prises de risques voire des transgressions. Ainsi j’ai programmé le Concerto pour Orchestre de Lutoslawski alors que l’oeuvre était interdite de séjour à Austin par le conseil d’administration de l’orchestre symphonique local qui ne connaissait pas le compositeur… mais succès à Round Top ! et nous l’avons programmé trois fois. Tous répertoires orchestraux confondus, le Round Top Festival Institute a programmé environ 500 oeuvres différentes. Autre exemple : Il faut aussi trouver des oeuvres ou des événements que les autres académies et festivals n’ont pas car les USA vivent dans la concurrence permanente ! c’est à la fois stimulant mais stressant. Ainsi nous avons invité Walter Thompson, résident en Suède, créateur du ‘soundpainting’ dont tu es un partisan et que tu m’avais décrit comme ayant un certain succès en Europe. Peu connu et accepté aux USA, pays pourtant créateur du free jazz et des improvisations collectives, nous avons pu éviter la cacophonie et ensemble réaliser avec de bons musiciens classiques avec une palette de sons inspirantes un vrai concert soundpainting de qualité car j’avais pris 20 stagiaires motivés pour participer à ce programme (15 jours de répétitions avant le concert qui fut très bien reçu par les participants et le public. Tu aurais adoré faire cette expérience ! Malheureusement, mon successeur ne réinvitera pas Walter pour des raisons financières (environ coût : $8,000)

 Mais si parfois on accepte mes transgressions et innovations, il faut revenir à d’autres choses plus rentables ! Ainsi le conseil d’administration du festival m’a aussi fortement suggéré de programmer de la “pop music”. Hormis quelques 5 ou 6 orchestres aux USA, qui refusent tenant à la qualité de leur “son”, les autres orchestres programment ce type de musique car cela remplit les salles. Ainsi j’ai donc démarré en Juillet 2001 (mois anniversaire de l’indépendance américaine) des programmes incluant en première partie de la musique américaine de grands compositeurs américains (Copland, Barber, Joan Tower, Gershwin, Bernstein, McDowell, Heggie, Corigliano, Morton Gould, Howard Hanson… ) cela c’est pour l’aspect culturel « classique » et après l’entracte une collection d’arrangements de musique « populaire » américaine en face d’un public vêtu de couleurs nationales et brandissant des drapeaux US et texans. Salle comble…. et en plus des panneaux publicitaires, le public etait invité après le concert à déguster les crèmes glacées locales de Blue Bell Icecreams, concoctées dans l’usine près de Round Top.

La grande flutiste Carol Wincenc se préparant au piccolo “Stars and Stripes Forever” de John Philip Sousa

                                              Concert sound painting avec Walter Thomson à Round Top (appuyez sur la photo pour écouter)

Alain Declert avec James Dick et le violoniste Chen Zhao (ancien alumnus et devenu enseignant au San Francisco Conservatory of Music et membre du San Francisco Symphony) (Juillet 2022)

JDT : Avez vous des injonctions politiques car vous vivez actuellement dans un climat idéologique et culturel nouveau qui arrive aussi chez nous.

AD : Oui et cela entraine encore une complexification de notre métier. Ainsi par exemple la Ligue des Orchestres Américains demandent fortement l’application de « Equity, Diversity, and Inclusion in Artistic Planning ».  Nous devons nous plier aux exigences actuelles et à cette polyvalence : il faut donc concilier à la fois former des étudiants vers l’excellence et donc avec un certain niveau professionnel forcément élitiste mais en même temps suivre des quotas sur des critères politiques et sociologiques.

JDT : C’est un sujet politique actuel pour beaucoup de pays : équité ou égalité donc obligation de la discrimination positive ce qui est nécessaire si on ne veut pas reproduire les ghettos sociaux mais forger une véritable culture transversale et nationale en empruntant plusieurs cultures musicales. C’est difficile car chaque communauté baigne dans sa musique et souvent, une fois leur formation technique réalisée, des jeunes musiciens talentueux ont une propension à aller vers des master-class qui les concernent plus culturellement (jazz, latino, klezmer, country, musiques populaires etc…). Je sais qu’en jazz certaines académies sont prisées et de haut niveau aux USA et certains saxophonistes que je connais en rêvent ! Tu as mentionné le sponsor de ce concert «patriotique». Qu’en est-il des autres concerts? Comment arrive-t-on financièrement à maintenir une organisation comme le Festival Institute à Round Top ? Ce qui m’impressionne, c’est la montée en puissance qualitative régulière pendant si longtemps. Faire durer un festival et une master class internationale sans subvention des états. Les spectacles sont payants mais génèrent peu de bénéfices. Quelles sont vos sources financières ? tout ceci coûte une fortune, il faut trouver des fonds et trouver des sponsors fidèles pour durer ! Qui s’occupe de la recherche des financements ?

AD : Le budget annuel dépasse les 2 millions de $. L’entretien des installations et leur coût de fonctionnement représentent plus de 60% du total. Les aides financières parviennent des fondations privées ou des compagnies dans des secteurs très variés (industries, assurances, banques, tourisme,…) Nous avons aussi l’aide gouvernementale qui s’effectue nationalement à partir de Washington (National Endowment for the Arts) et dans chaque état (Arts Councils) mais qui subventionnent que 2% du budget ! Donc ce sont les entreprises et les fondations privées qui nous permettent de continuer difficilement car l’argent pour le style de musique pratiqué à Round Top n’attire pas facilement les foules, ni les supports financiers.

JDT : Peux tu préciser ? Qui va à la recherche des financements ?

AD : Les fondations privées à buts charitables sont créées par de riches familles américaines et associations charitables. Chaque année, je fournis des documents appropriés à présenter dans les demandes de fonds, questionnaires, paperasses….mais je m’en occupe peu personnellement car c’est un job à temps complet.

JDT : Et puis vous faites aussi beaucoup d’enregistrements.

La salle de concert et la chapelle sont de merveilleux studios d’enregistrement. Nous les louons fréquemment à des solistes ou ensembles variés. Nos archives sonores des concerts remontent à 1983. Elles contiennent quelques joyaux!

Conclusion : tu as consacré une grande partie de ta vie à l’élaboration d’une structure essentielle et tu as répondu à la question d’un de mes précédents articles sur ce blog : qu’as tu fait de tes talents musicaux ? Nous avons la réponse. Merci Alain et bonne retraite (en sachant que tu resteras consultant, habitant toujours sur le campus !)

 

Souvenirs, souvenirs …..José Daniel Touroude (jouant le quintette de Brahms) et Alain Declert à l’orgue jouant Bach …au siècle dernier !