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jeudi 6 mars 2025

La vie singulière et mouvementée d'une clarinette signée G.S. Kollmus.


par José-Daniel Touroude

J’aime bien découvrir des facteurs peu connus de clarinettes et /ou des objets qui ont vécu des histoires qui se mêlent à l’Histoire. Cet instrument de fabrication allemande de 1822-30 a joué toutes sortes de musiques notamment du classique, des variétés et du klezmer et a émigré aux USA dans les années 1850-80 pour finir en France dans ma collection, il y a quelques années. Nos sources viennent principalement de l’ouvrage (Der Blasinstrumentenbau im Vogtland) d’Enrico Weller (Allemagne), de la base de données mondiale d’Albert Rice (USA) et de mes recherches personnelles puisque j’ai la chance de posséder une clarinette de Kollmus rare en parfait état.

Clarinette G.S Kollmus (J.D. Touroude.



Le contexte historique et l’émigration des facteurs d’instruments de musique.

La Bohème, était dirigée par François 1er Empereur d’Autriche et par Metternich et constituait un royaume catholique qui faisait subir une contre-réforme commencée après la guerre « religieuse » de 30 ans du 17ème siècle. La Saxe voisine était un royaume protestant, située à quelques kilomètres de la frontière avec la Bohème. Plus tolérante, elle accueillait les exilés bohémiens hérétiques imprégnés des idées toujours vivaces de leur compatriote Jan Huss, des juifs, des luthériens mais aussi des réfugiés économiques. Ce contexte religieux et économique entraina une émigration importante notamment de nombreux artisans (la révocation de l’Edit de Nantes par Louis XIV en 1685 aura les mêmes conséquences désastreuses, 400 000 protestants parmi les mieux formés du pays dynamisant les pays concurrents).  

Les artisans étaient très mobiles car le compagnonnage permettait de sillonner des régions et des pays différents, de passer de maitres en maitres puis selon les opportunités, les facteurs se fixaient comme compagnons ou avaient la possibilité de s’installer dans des endroits où la demande était forte, où la guerre ne sévissait pas, où la fille ou la veuve d’un maitre était accueillante et dotée ! où l’intolérance était moindre et permettait de travailler. C’est ainsi que le transfert d’artisans luthiers et de facteurs a pu s’opérer notamment entre l’empire autrichien et le royaume allemand de Saxe. (mais aussi entre l’Allemagne et la France)

Histoires de la creation des poles-de.html

De Graslitz à Markt Neukirchen

Vue générale de Graslitz


G. S. Kollmus, comme beaucoup de luthiers et de facteurs d’instruments de musique à vent venait de Bohème notamment de Graslitz. Ce haut lieu de la facture existait depuis 1669 grâce à la création de la guilde des luthiers de Graslitz puis en 1677 de celle de la ville limitrophe de Klingenthal.

Ces villes constituaient un des pôles majeurs de la lutherie, de renommée internationale, avec les familles de maitres luthiers et de leurs successeurs. Citons les plus célèbres : Caspar Hopf, Michael et Johann Andréas Dörffel, Christian Friedrich Glass spécialisé dans les archets, Amand Meisel etc… avec leurs instruments à cordes qui font rêver actuellement les collectionneurs. (Aux enchères de Vichy a été vendu récemment un violon de Caspar Hopf, un archet de Friedrich Glass mais aussi un violoncelle acheté 11 000 € en 2020 de David Christian Hopf de 1775-1780 (à Klingenthal appelé aussi Quittenbach). Merci au Commissaire - Priseur Guy Laurent pour ces informations.

La proximité géographique a permis à 12 luthiers originaires de Graslitz de s’implanter dans un village de l’autre côté de la frontière en 1677 nommée Markt Neukirchen et former la 1ère corporation de luthiers d’Allemagne. Le célèbre luthier Caspar Hopf, un des fondateurs de la guilde de Graslitz- Klingenthal a été aussi un des fondateurs de la guilde de Markt Neukirchen. Ces émigrés développèrent ainsi une économie locale prospère avec la fabrication d’instruments de musique comme à Graslitz. Ils enrichirent ainsi les ressources de cette petite ville et de son roi en payant, en contrepartie de leur accueil, des taxes importantes.

Plus tard des facteurs d’instruments à vent se regroupèrent en un collectif de facteurs important à Markt Neukirchen. Ainsi en 1800, il y avait déjà 27 facteurs qui avec leurs ateliers regroupés permettaient de produire massivement (pour payer des taxes élevées) et d’exporter dans le monde notamment aux USA, pays qui avait même un consulat à Markt Neukirchen.  Une grande partie des instruments vendus dans le monde venait de Markneukirchen à la fin du 19ème siècle, ville quasiment consacrée à la production d’instruments de musique, avant un déclin inexorable. (Nous connaitrons le même phénomène avec la Couture Boussey en France).


La guerre civile de sécession aux USA (1861-1865) ruina beaucoup d’artisans d’instruments de musique en Europe, aussi bien à Graslitz qu’à Markt Neukirchen, d’autant que l’industrialisation industrielle en expansion offrait un apprentissage du travail plus simple (y compris dans les instruments de musique nouveaux comme les harmonicas inventés en Allemagne, les accordéons inventés à Vienne en Autriche…).  Il y avait dorénavant aussi la concurrence étrangère plus importante, notamment française et la facture américaine naissante. Les artisans traditionnels comme Kollmus ne purent concurrencer la production industrielle de clarinettes standardisées en ébène faites à travers le monde, ce qui explique qu’il n’a pas eu de successeur. 

La famille de G.S.Kollmus

Son père Joseph Kollmus exerçait comme commerçant à Funkenstein en Bohème et sa mère était Ursula Rohleder, tous deux de confession juive. Leur fils Georges Simon Kollmus naquit en Janvier 1797 ou 1798 à Funkenstein en Bohème et fut musicien (sans doute clarinettiste) et a fait son apprentissage chez deux facteurs d’instruments de musique notamment de clarinettes à Graslitz puis à Leipzig, ce qui explique son savoir-faire spécialisé en clarinette. En revanche aucune source indique dans quel atelier précis il a fait son apprentissage. Son frère ainé Franz Carl Kollmus (1793-1850) était aussi musicien (instrument à cordes), luthier et suivant une émigration déjà existante, les deux frêres Kollmus s’installèrent donc à Markt Neukirchen sous la protection du roi de Saxe.

George Simon Kollmus vivait et fabriquait déjà des clarinettes à 5 clés certainement chez un des nombreux facteurs de la ville comme compagnon. Puis il se maria en 1821 avec Christiane Caroline Jacob, fille d’un maitre serrurier de la ville George Adam Jacob. En 1822, les autorités de la ville lui permirent de s’installer à Markt Neukirchen comme facteur d’instrument à vent, en suivant les obligations nécessaires avant de se mettre à son compte et poser son estampille à savoir : prouver son savoir-faire devant ses pairs, avoir été compagnon, être marié, payer de lourdes taxes, avoir une adresse d’atelier. Il s’installa officiellement (et c’est pour cela que je date ma clarinette à 5 clés de cette époque autour de 1822-1830). Il devint citoyen de la ville mais avec des restrictions à savoir une tolérance incertaine et mouvante pour la confession juive de la part des autorités de la ville.  

Musicien, facteur, mais aussi revendeur, il eut de nombreux problèmes avec la corporation de luthiers et de facteurs car il avait fait son apprentissage à l’étranger en Bohème et non en Saxe, formation extérieure obligatoirement dévalorisée et opposée à la règle protectrice des corporations. Ainsi Kollmus, malgré ses qualités, n’était pas reconnu par la corporation de la ville qui doutait de son Curriculum Vitae étranger et qui ne supportait pas de concurrence de facteurs installés libres. En conséquence, la corporation demanda donc au roi d’appliquer cette interdiction qui avait été édictée en 1800. Mais la demande fut rejetée en 1830, contrant les corporations aux règles archaïques et peu soutenues d’ailleurs par le souverain, en vertu de la liberté du commerce et des influences françaises de l’ancien roi de Saxe. En effet Fréderic Auguste 1er a été souvent allié de l’empire français et des idées des lumières et il le paya de l’amputation de son royaume.

Sur le pavillon de cette clarinette, on peut voir une couronne surmontée d’une croix chrétienne. Elles étaient courantes et indiquaient que le titulaire avait le pouvoir (souvent royal) et la protection de Dieu. Le fait de mettre cette estampille indiquait que Kollmus avait une certaine protection royale malgré sa non admission dans la corporation de ses pairs. En effet Kollmus n’a jamais pu être admis par la société des facteurs d’instruments à vent et c’est explicité et noté en 1843 dans les archives de la ville. G.S. Kollmus mourra à Markneukirchen en 1863 (en 1858 le nom de la ville changea de Markt Neukirchen ou Neukirchen en Markneukirchen, ville du royaume de Saxe.)

Une clarinette rare à 5 clés et avec corps de rechange

Puisque Kollmus était bohémien et facteur de clarinette, il faut noter que cette région était importante pour la clarinette, et que de nombreux bohémiens vont renforcer à Paris, par une immigration de qualité, l’aura culturelle de la France. Joseph Johann Beer, est né aussi en Bohème, clarinettiste virtuose ami de Carl Stamitz (de l’orchestre réputé de Mannheim qui a eu une influence certaine sur Haydn et Mozart). Jeune bassoniste, il avait intégré aussi l’armée française mais sa consécration fut au Concert Spirituel de Paris où il joua en France le premier concerto pour clarinette du bohémien Carl Stamitz en 1771. J.J. Beer a ajouté une innovation essentielle pour la clarinette à savoir la 5ème clé vers 1770-1775 permettant de jouer en évitant quelques doigtés en fourche peu commodes. De plus il fut un grand pédagogue, créa une méthode et eut des élèves prestigieux Yost, Xavier Lefèbre (1er professeur du conservatoire de Paris et créateur de la 6ème clé) etc… Il était Franc-maçon de la célèbre loge des 7 sœurs.

F. BEER
Un autre virtuose allemand de la clarinette Franz Tausch, de l’orchestre de Mannheim, ancien élève de Johann Stamitz et de Salieri, fut décisif, franc-maçon également et qui a eu notamment comme élève Baerman, Crusell…Tous ces anciens et premiers virtuoses firent connaitre et apprécier la clarinette comme instrument soliste créant des œuvres originales avant l’apparition des œuvres de W.A. Mozart (avec le clarinettiste A. Stadler)  

Mais notre clarinette de Kollmus a aussi un corps de rechange. Le corps de rechange, qui a connu un succès rapide en Europe, a été inventé probablement en 1775 par Amlingue, un des nombreux facteurs français d’origine allemande établi à Paris. Rapidement Grenser à Dresde en 1790 en fera, imité par les facteurs comme Kollmus. (Grenser fut un facteur célèbre de Dresde, capitale de la Saxe et proche de Markt Neukirchen). La clarinette en La permettait de transposer plus facilement avec les autres instruments en do (cordes, flûtes, piano…) 

Clarinette en Sib avec corps de rechange en La en buis 

de 1822-30 à 5 clés carrées de Kollmus (collection Touroude)

Clarinette en Sib avec corps de rechange en La en buis 

de 1790 à 5 clés carrées de Grenser (collection musée Edimbourg)


D’après la base internationale de données concernant les facteurs d’instruments en préparation et communiquée par Albert Rice (USA), il resterait seulement 3 clarinettes connues de GS Kollmus dans le monde. Kollmus était un artisan et faisait des clarinettes traditionnelles. Ses clarinettes ont pratiquement les mêmes caractéristiques malgré les datations qui s’étalent sur plus de 30 ans : buis, bagues en corne, avec corps de rechange en La avec tirettes, clés carrées en laiton, estampilles sur toutes les parties, anneaux et blocs avec fixation par tiges de laiton, ressorts rivetés en laiton etc…. Il a seulement suivi l’adjonction de clés que demandaient les musiciens pour jouer de la musique romantique de plus en plus technique.

Tirettes relevées pour passer en La (collection Touroude

Ces 3 clarinettes connues sont donc : 

·    *  Cette clarinette 5 clés Sib avec corps de rechange en La datée environ 1822-1830 (collection Touroude)

·      * Une clarinette 10 clés très proche de la précédente avec le corps de rechange en La datée environ 1830-1840 (collection au Musée de Bochum (Ruhr)

·      * Une clarinette 12 clés en Sib au Musée du Théâtre de Stockholm mais malheureusement sans le corps de rechange en La (les tirettes du corps du bas prouvant l’existence passée du corps en La), datée environ 1840-1850





·       *  Il faut noter aussi un cor de basset de forme courbe, anonyme mais possiblement attribué à G.S. Kollmus qui est exposé au beau musée de Markneukirchen.             

La vie mouvementée de cette clarinette 

Un instrument de musique a une vie en fonction de ses propriétaires successifs. Fabriquée par un facteur de confession juive en Saxe, la clarinette a suivi la vie et l’histoire de ses premiers propriétaires juifs qui ont émigré aux USA, qui a joué pendant un siècle avant d’être exposée et rangée soigneusement comme souvenir d’un ancêtre de la famille (d’où son bon état) pendant un autre siècle avant de venir dans ma collection en France et de doter bientôt un Musée ou une autre collection pour un autre siècle ? Les guerres et l’occupation napoléoniennes et les revirements politiques du roi Fréderic 1er roi de Bohème avec Napoléon 1er avaient ruiné la Saxe et la grande puissance protestante (patrie de Haendel, de JS Bach) avait perdue plus de la moitié de son territoire et 40% de sa population en faveur de la Prusse voisine. Les émeutes de 1830 puis de 1848 réprimées et le déclin de ce royaume vont décourager nombre d’habitants, d’autant que la Saxe va intégrer l’empire allemand en 1871. La politique peu tolérante envers de nombreux juifs pendant cette période, entrainera en conséquence l’immigration vers les USA pour un avenir meilleur  Ainsi au cours de cette période, la population juive américaine a presque été multipliée par cent, passant de 3 000 personnes en 1820 à 300 000 en 1880, notamment l’émigration allemande très nombreuse. Cette clarinette va donc suivre son propriétaire pour jouer toutes sortes de musiques vers de nouveaux horizons (rien que la traversée durant 1 à 2 mois, il fallait mettre de l’ambiance !) Entre 1881 et 1924, la migration s’est déplacée de l’Europe centrale avec plus de deux millions et demi de Juifs d’Europe de l’Est, chassés de leur terre natale par les persécutions et le manque d’opportunités économiques. L’immigration juive aux USA à partir de 1880 à 1920 puis suite aux pogroms européens, notamment de la Russie, Pologne, Ukraine, Autriche, Roumanie… va s’intensifier.

Ils s’installèrent surtout dans les grandes villes et leurs communautés religieuses, culturelles et sociales importantes vont pouvoir perdurer. Ils étaient alors plus de 3 millions aux USA en 1924, recréant une communauté plus élargie avec les traditions et pratiques religieuses, (notamment les fêtes), la langue Yiddisch (qui n’est pas une langue sémitique comme l’hébreu mais un vieux dialecte allemand) et la musique juive profane et religieuse avec sa gamme spécifique appelé Klezmer. Cet instrument a appartenu à des clarinettistes d’une famille d’origine juive allemande qui a émigré aux USA à la fin du XIXème siècle entre 1822 et 1880. Cette clarinette a beaucoup joué toutes sortes de musiques classique, militaire, populaire et juive, jusqu’à la 1ère guerre mondiale. Demandant quelques réglages, j’espère trouver un(e) clarinettiste compétent(e) en clarinettes anciennes à 5 clés pour jouer et illustrer cet article. Avis aux amateurs !

   



vendredi 23 juin 2017

Une clarinette unique ? Et c'est une suédoise. Clarinette : T. Dahlström à Malmö. En enda klarinett? Och det är ett svenskt. Klarinett: T. Dahlström i Malmö.

Par José Daniel Touroude.


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Tous les collectionneurs se targuent d’avoir quelques pièces rares et comme mes amis, j’en ai quelques-unes dont une jolie suédoise assez mystérieuse de deux siècles !

Psychologie des collectionneurs.


De prime abord, cette clarinette est classique faite en buis, bien tournée avec des bagues en corne et possède 5 clés carrées en laiton et a le profil assez commun d’une clarinette européenne à la fin du XVIIIème et début du XIXème siècle (sauf en Angleterre : cf. Les clarinettes anglaises.). Son intérêt est dû plutôt à son origine puisqu’elle a été fabriquée par un facteur suédois (ils étaient peu nombreux), un certain T. Dahlström à Malmö.


D’ailleurs ce qui incite aussi à la réflexion, c’est le peu d’instruments qui demeurent dans le temps (heureusement qu’il y a des collectionneurs) parmi les centaines produits par des facteurs ! mais au-delà de cette constatation, nous savons peu de choses sur la facture suédoise et ma clarinette va être le déclencheur d’une curiosité permettant aussi de rappeler l’existence des premiers virtuoses de la clarinette dont un suédois célèbre nommé Crusell qui sillonnaient l’Europe et les cours royales de Moscou ou Saint Petersburg à Londres, de Naples à Paris, de Berlin ou Leipzig  à Vienne, de Prague à Copenhague et Stockholm … c’est à dire là où la demande de musique classique et bien payée existait... On est stupéfait par ces voyages longs, pénibles et permanents des grands musiciens à travers l’Europe ! Un livre récent d'A. Perez-Reverte «deux hommes de bien»  le montre bien. Nos virtuoses actuels, toujours entre deux avions, enchaînant les contrats à travers le monde perpétuent cet état de fait. 
Bernhard Henri Crusell (1775-1838)
Le contexte historique :
La Suède n’était plus une puissance militaire importante en Europe (comme au 17ème siècle) ayant trop bataillé contre ses voisins et trop minée par ses luttes intestines, mais restait incontournable car le roi et certains aristocrates organisaient au cours du 18ème siècle, de nombreux concerts de musique, accueillant des musiciens itinérants de qualité. Certains comme Joseph Kraus (1756-1792) grand musicien allemand contemporain de Mozart immigra et resta en Suède. Mais c’est Roman (qui fut élève à Londres de Haendel) qui est considéré comme le père de la musique suédoise.
La création en 1771 du Conservatoire de l’Académie Royale de Musique puis la création du théâtre et enfin de l'opéra en 1781 à Stockholm par le roi Gustave III montrait à tous que la Cour Royale de Suède pouvait rivaliser avec les autres capitales européennes. Quelques grands musiciens se sont expatriés vu la demande de la cour et des aristocrates suédois demandeurs de musique « savante ».
Dans cette deuxième moitié du 18ème siècle, ce nouvel instrument qu’est la clarinette se répandait et a eu rapidement ses premiers virtuoses. Cet instrument, encore peu abouti, prenait place à côté du flageolet, de la flûte, du hautbois, du basson, du cor et remplaçait peu à peu le chalumeau à 2 clés cantonné dans son aspect pastoral dans la musique classique. Un lieu fut déterminant incontestablement pour la progression et la reconnaissance de la clarinette dès 1754, c’est Mannheim en Allemagne avec les Stamitz Johann puis son fils Carl , Hozbauer, Cannabich, le virtuose Tausch … et un de ses admirateurs fut W.A. Mozart qui donna à la clarinette un rôle important dans ses œuvres.
La noce de village (1809), Pierre Alexandre WILLE;

Mais la popularité de cet instrument est due aussi à l'introduction de la clarinette dans les musiques militaires à travers les parades militaires, les harmonies puis dans la musique populaire. Ce n’est pas un hasard si la plupart des clarinettistes, et cela depuis les premiers virtuoses jusqu’à nos jours, ont fait partie intégrante des armées. (Cf. Les clarinettes militaires.
La Suède sera prise dans le même mouvement avec notamment la Garde Royale qui va faire une place importante pour les clarinettes. La maîtrise de cet instrument demande un travail régulier et peut devenir alors par ses palettes différentes et sa mobilité un instrument essentiel qui peut jouer en musique de chambre comme en plein air. Ainsi les clarinettistes suédois vont devenir au fil du temps, comme dans les autres pays européens, des militaires-musiciens professionnels. La Garde Royale va peu à peu se renforcer et améliorer son niveau car la musique militaire cherche à répandre la musique mais aussi à communiquer, à susciter l’enthousiasme et à séduire les populations par des défilés et des concerts. La Garde Royale sera dirigée notamment par l’incontournable clarinettiste virtuose suédois Crusell que nous retrouverons. Notre clarinette Dahlström provient peut être (je n’ai pas de preuve formelle) de la Garde Royale et je rêve qu’elle ait pu jouer devant le grand Crusell … mais revenons sur terre !
Garde Royale Suédoise.
La facture suédoise entre 1750 et 1850 : La facture suédoise connut d’abord  l’influence de la facture allemande :

D’abord par la proximité et par les guerres d’occupation, la facture suédoise a débutée par l’importation, la réparation puis la copie de la facture allemande alors prépondérante et inspirante. D’autre part les guerres à travers l’Allemagne ont favorisé l’immigration de facteurs d’instruments à vent et de musiciens allemands à travers l’Europe puisque ces territoires ravagés et appauvris cherchaient plus à survivre qu’à payer des musiciens et des instruments. La Suède connaît ainsi comme toute l’Europe, une instabilité dues aux guerres quasi permanentes : souvent alliée à la France, elle fit la guerre de 30 ans au 17ème siècle aussi bien politique (contre la puissance des Habsbourg) que religieuse (protestants contre catholiques) où le roi de Suède Gustave II Adolphe rêvait de faire de la Baltique une mer uniquement suédoise. il ravagea aussi l’Alsace et la Lorraine, alors allemande, (chère à notre ami René Pierre !)… puis il y eut la guerre de 7 ans (1756-1763), puis napoléoniennes…Pour notre propos l’occupation des territoires allemands avait eu l’habitude d’acheter( ?) et/ou  piller (?) ses instruments à vent dans les centres de production germaniques. Bien sûr le transfert du savoir-faire allemand s'est propagé en Suède chez les tourneurs sur bois et réparateurs d’instruments en Europe du Nord comme dans toute l'Europe très rapidement. Nous verrons que l’analyse de notre clarinette de Dahlström est inspirée fortement par la facture allemande et date de cette époque. Un magnifique exemple proche de notre clarinette par cette clarinette de Grenser de Dresden réalisée en 1785.
Grenser.
Dahlström.



































La facture suédoise connut aussi l’influence de la facture française

Les échanges et les intérêts furent étroits entre la France et la Suède car ils étaient souvent alliés pendant les guerres du 17 et 18ème siècles. De plus la Suède fut le premier pays à reconnaître la République Française, avant que le maréchal Bernadotte ne devienne le créateur de la dynastie royale actuelle. Ce rapprochement favorisa l’utilisation et l’importation de clarinettes françaises en Suède et sa diffusion. En effet la clarinette était  omniprésente et l’instrument le plus répandu dans les musiques militaires des armées napoléoniennes à travers l’Europe (plus de 1000 clarinettistes). En conséquence, vu la demande de cet instrument, une facture suédoise, modeste mais réelle, fut inspirée d’abord par la facture allemande puis française (qui étaient d’ailleurs assez proches à l‘époque avant de se différencier quelques décennies après.).
Trois clarinettes à 5 clés de la même époque : de gauche à
droite : Allemande de GS Kollmus de Neukirchen, Suède
Dahlström de Malmö, France, Cousineau père et fils datée
de 1789.

Il est curieux que la facture suédoise, voire même celles d’Europe du Nord, existent peu dans les grandes collections privées et les musées spécialisés. Toutefois nous trouvons quelques instruments à vent de facteurs suédois dignes d’intérêt. Citons notamment pour les clarinettes : Johan Carlström de Stockholm (contemporain de Dahlström fin 18ème siècle.). Au début du 19ème siècle il y eut C.M. Fröman  à Uppsala. 
Clarinette  de Fröman (a1813-1851). Musée de la musique de Stockholm
Flûte 8 clés de C. Fröman.  Musée de la musique de Stockholm
Peter Morthensen Gudme (1805-1887) à Svendborg  et Anders Ulrik Bodell (1795-1866) à Stockholm.  
Clarinette Piccolo
A.U. Bodell.
Stockholm.
Clarinette
A.U. Bodell.
Stockholm.





































H. Söderberg établi à Westeras  :
Cor de basset de H. Söderberg.
Stockholm.
Clarinette Bb à 11 clés de H. Söderberg.  (Musée d'Edimburg)
......et P.A. Carlson (1779-1843) de Carlskrona :
Clarinette Carlson. (Musée de Stockholm.)
Clarinette Carlson (Musée de
Stockholm).
Flûte 6 clés de Carlson.
(Musée de Stockholm)




































Après ce bref aperçu, analysons notre facteur puis sa clarinette

Les facteurs : apparemment il y en a deux : T. Dahlström et L. Dahlström sans doute son fils. Le seul instrument connu dans les musées européens est une flûte à 2 clés (modèle Quantz qui était un flûtiste baroque de renom, professeur de Fréderic de Prusse et inventeur de la 2ème clé). Cette flûte fin XVIIIème siècle est signée L. Dahlström de Malmö sans doute le fils ? de T. Dahlström de la même ville) et se trouve au musée de Stockholm.
Flûte à 2 clés L Dahlström. (Musée de Stockholm)
qui a remporté un prix à l'exposition de Stockholm
vers 1820.
D’après les responsables suédois du musée, ils n’ont aucune information sur une clarinette existante de Dahlström dans les musées et les collections privées en Suède même si ce facteur est connu, ce qui renforce ma conviction que ma clarinette est peut être la dernière survivante de ce facteur. L’estampille au fer montre T. Dahlström et le nom de la ville de Malmö ainsi qu’une couronne royale qui elle est gravée différemment. Est-ce que cette marque peut préciser la datation (comme le font les poinçons des clés en argent  des flûtes par exemple ?
Deux hypothèses sont plausibles : Le fait de mettre cette couronne pouvait montrer l’agrément des autorités sur l’activité de Dahlström et la reconnaissance de la qualité de ce facteur ou bien comme le signe que cette clarinette appartient à la garde royale (ce que je pense), toutes les armées mettant des signes, des numéros de reconnaissance pour l‘inventaire de leurs matériels.La couronne ressemble à une coquille saint jacques . si certains connaissent cette estampille ?
L’estampille indique Malmö : Malmö est une ville stratégique de Scanie située face à Copenhague, devenue un des premiers foyers protestants et qui fut dans l’histoire l’objet de conflits répétés, rattachée soit au Danemark soit à la Suède !  Ce qui est amusant c’est que cette clarinette suédoise a appartenu longtemps à un collectionneur danois avant qu’elle arrive dans ma collection…( j’aime les livres et films qui racontent la vie parfois mouvementée des objets à travers leurs détenteurs et l’histoire…« Objets inanimés avaient vous une âme » ?.....)
Détail de la clarinette de Dahlström.
Au 17ème siècle la Suède devient puissante militairement et va rattacher Malmö définitivement, ville qui va se développer dans la deuxième moitié du 18ème siècle avec son port, ses sucreries, son commerce florissant, ses textiles et tanneries et sa richesse économique va aussi entraîner une vie culturelle notamment musicale donc des musiciens, donc des facteurs et réparateurs d’instruments de musique ! puis Malmö va s’industrialiser au 19ème siècle pour devenir la 3ème ville de Suède. Il était donc logique qu’il existât quelques facteurs d’instruments à vent et notamment de clarinettes dans une ville de garnison et en expansion économique et culturelle. Les Dahlström font partie de ces facteurs. Je n’en connais pas d’autres résidant à Malmö qui ont traversé l’histoire… (je fais appel aux lecteurs suédois pour analyser des registres de la ville de Malmö au début du 19ème siècle ! ). 
 

Malmö. 
L’analyse de la clarinette montre qu’elle a été fabriquée entre 1780 à 1830 ce qui ne nous précise rien. Elle est classiquement allemande. T. Dahlström de Malmö a fait une clarinette classique où l’influence allemande est prépondérante.
Quelques indicateurs : En haut du corps du haut, les clarinettes allemandes élargissent un peu pour renforcer la courbure du barillet alors que les clarinettes françaises sont tournées droites. Le barillet est bombé à la base comme les clarinettes allemandes et non au milieu comme les clarinettes françaises. Même si le bois est peu épais, donc tourné par un tourneur talentueux réalisant ainsi une clarinette certes fragiles mais légère (pour défiler ?) Les trous sont assez gros pour projeter le son et jouer dehors ce qui induit que c’est plus un instrument militaire ou d’harmonie que de musique de chambre. Le pavillon monoxyle et les bagues en corne d’origine (sans doute de vache moins rare et foncée que les cornes d’animaux d’Afrique importées) montre que ce n’est pas une clarinette luxueuse. Donc encore un argument pour l’usage militaire. Les blocs des grandes clés ont une coupe à l’allemande et les deux grandes clés qui ont un décrochement. La forme des clés sont carrées, épaisses et biseautées (les français vont arrêter les clés carrées vers 1825 alors que les allemands continueront jusqu’en 1870). 
Le bec en ébène est d’origine, creusé par des empreintes dentaires montrant qu’il a beaucoup joué et défilé. Il est non signé comme la plupart du temps à cette époque a été taillé pour que l'anche se cale bien à plat. Vraisemblablement le clarinettiste originel jouait avec le bec « à l’allemande » comme actuellement. les clarinettistes français jouaient à cette époque à l'envers, l'anche posée sur la lèvre supérieure «à la française». Ce n’est qu’en 1832 que Beer impose à Paris et en France de jouer à l’allemande comme actuellement . Au début du XIXème siècle, les bagues en ivoire et corne ou les tampons en cuirs, les ressorts en laiton sont rivetés sur les clés se ressemblent. 
Pour nous c’est une clarinette suédoise d’influence allemande du début du XIXème siècle ayant appartenu à une musique militaire (garde royale ?) par un clarinettiste qui l’a bien entretenue car cette clarinette n’a subie aucune restauration et est en excellent état. Elle a été ensuite été bien conservée chez des collectionneurs.
Les premiers virtuoses de la clarinette : Beer, Tausch, Stadler, Crusell …. ont maitrisé ce nouvel instrument, inspiré nombre de compositions et ont positionné la clarinette comme instrument soliste à part entière. Tausch est un clarinettiste important car c’est un des pères du style allemand se concentrant plus sur les nuances et la beauté du son que son rival Beer. Le virtuose allemand Franz Tausch venant de Mannheim (ville si importante dans l’histoire de la clarinette) jouait sur une clarinette 5 clés du  facteur suédois Johann Carlström selon Albert Rice. (contemporain de Dahlström ? L’autre clarinettiste virtuose contemporain venant de Bohème fut Joseph Beer ancien clarinettiste de la cour de Prusse puis dans l’armée française du duc d’Orléans en 1771 (la presse mentionna qu’il avait joué avec talent à Paris un concerto de Carl Stamitz de Mannheim). Il jouait avec une clarinette à 5 clés. Mozart et Beethoven rencontrèrent le virtuose J. Beer fêté à travers toute l’Europe. 
Beer fut des premiers virtuoses de la clarinette, il devint professeur à Paris imprimait à ses élèves (dont Klosé) le style français (plus volubile et brillant). Il eut aussi comme élève notamment le virtuose Michel Yost et composa aussi de nombreuses pièces pour la clarinette. (Cf. La-baguette-de-chef-dorchestre-de Klosé.Beer aida Barthold Fritz de Brunswick à doter la clarinette de clés (selon Fétis et Lefevre 1er professeur au Conservatoire de Paris) et jouait avec  des corps de rechange afin de changer facilement de tonalités ; (a t-il inventé ou collaboré à ces inventions ou avoir été un des premiers utilisateurs ?)   
 
Fr. Beer d'aprés P.C. Van Geel.
D’autre part on ne peut pas parler de clarinette et de la Suède sans évoquer  le virtuose cosmopolite et compositeur Crusell qui sera quelques années plus tard le meilleur ambassadeur de la clarinette en Europe du nord.  Né en 1775 en Suède  (dans une région actuellement finlandaise), très doué, il débute et impressionne son auditoire avec sa clarinette à 2 clés en bouleau, puis devient musicien militaire et l’élève de l’abbé Vogler (ancien professeur de Carl Maria Von Weber et de Danzi) puis du virtuose Franz Tausch à Berlin en 1798 et de Gossec à Paris en 1803. Il joue sur une clarinette Grenser à 11 clés (cf photo), devient soliste et maitre de chapelle du Hovkapellet (Royal Court Orchestra) dirigé l'abbé Vogler et membre de l’académie royale de musique en 1808. A l’arrivée de Bernadotte, il dirige la musique militaire et meurt en 1838 à Stockholm.
 
Clarinette Grenser
 faite en 1810,
 ayant appartenue
 à Crusell (musée de Stockholm)
Actuellement tous les clarinettistes classiques ont joué du Crusell, compositions très bien écrites pour mettre en valeur la clarinette . La musique écoutée en Suède à cette époque  était proches des autres pays européens avec ses musiciens cosmopolites et itinérants qui diffusaient surtout les musiques italiennes, françaises et allemandes.


Actuellement un des plus grands clarinettistes Martin Fröst est suédois rejoignant d’autres suédois célèbres dans le monde de la musique classique comme la soprano Birgitt Nilsson décédée en 2005 ou le ténor Nicolai Gedda etc… 

Notons pour terminer les compositeurs suédois au XIXème les plus connus sont :
Frans Berwald 1796 1868 de la chapelle royale et de l’académie royale violoniste et compositeur important. Lindblad  Adolf (1801-1878) flutiste et pianiste, ami de Mendelssohn, soutenu par Weber puis Spohr, il deviendra le professeur des enfants de la famille royale de Suède notamment. Le grand Edvard Grieg à la fin du 19ème et Carl Nielsen (1865- 1931) célèbre chez les clarinettistes avec son concerto et contemporain de Sibélius autre grand compositeur du nord dans l’orbite suédoise. A la fin du 19ème siècle le mouvement des musiques nationales à travers le monde puisant dans les folklore nationaux vont connaître un certain succès en Suède avec Grieg, Nielsen, Sibelius, Alfven et Stenhammar.

......Et José tu oublies en Jazz : Esbjörn Svensson.....