lundi 19 février 2024

L'histoire d'une flûte strasbourgeoise de Jean Chrétien Roth

L'un des plaisirs du collectionneur d'instruments de musique est qu'après avoir regardé l'instrument sous toutes ses coutures pour déterminer sa facture, son diapason, l'atelier qui l'a fabriqué.......c'est de connaître ses propriétaires, les artistes qui l'ont joué.

Encore mieux s'il a appartenu à un personnage prestigieux, où un célèbre musicien, comme c'est le cas pour cette pochette de Maître à danser réalisée par le luthier parisien Romain Cheron en 1681 pour Nicolas Varin Maître à danser des pages de la Grande Ecurie de Louis XIV, qui sera en vente à Vichy le 13 avril de cette année.






C'est également le cas pour une flûte de ma collection reçue par le lauréat d'un premier prix de flûte en 1844, Gustave LEMOUX (1828-1875) éléve de Jean Louis Tulou.
             



Portrait de Gustave Lemoux (propriété de B.Duplaix)

Cette flûte restaurée par Charles Henri SUN, a pu retrouver vie grace à Anne PUSTLAUK qui interprète le morceau de concours : "Tulou 10ème Grand solo op. 92" que G. Lemoux a joué en 1844 pour son premier prix de flûte du conservatoire de Paris.

 
Et puis il y a d'autres instruments plus modestes, sans grand intérêt organologique qui ont appartenu à des personnes plus modestes.......mais qui peuvent dévoiler une histoire passionnante. 

C'est le cas de notre petite flûte en buis de Jean Chrétien ROTH (1816-1881) installé au 18 place Kléber à Strasbourg.


Même si elle est très sympathique, en parfait état, faite dans un beau buis ondé et très bien fabriquée, jouant bien, on ne peut pas "s'extasier ", crier à "l'exceptionnel ".
Alors pourquoi s'intéresser à cet instrument?

La boite d'origine !!!! comporte des noms : sur le couvercle " Amann chef de Section à Longjumeau "


Et sur l'intérieur du couvercle : " CHRISTOPHEL Alphonse N 136 "
" Mais qui c'est ces mecs là ? "

Alors c'est là que commence le plaisir DU CHERCHEUR....ou plutôt du fouineur. C'est mieux qu'un Agatha Christie ou un James Hadley Chase. Mais il faut trouver.....tant pis si le Président Macron explique sa politique à la télé.
Première étape, les sites de généalogie préférés Généanet, Filae. Une chance le nom n'est pas Martin ou Lefèvre ......j'ai déjà donné. Alors je cherche avec Alphonse Christophel, qui n'est pas courant et bingo.

Alphonse Xavier Christophel né le 28 2 1860 à Haguenau dans le Bas-Rhin, sergent au 1er régiment étranger. Mort en 1883 à Hué au Vietnam. Et en plus sa mère s'appelait Anne Catherine Amann (1827-1875). 
Il suffit alors de "tirer le fil ".......et puis voici l'Histoire.

Notre flûte a sans doute été achetée chez Roth à Strasbourg vers 1860 par Bernard Auguste AMANN, né à Haguenau dans le Bas Rhin le 5 juin 1839. Toute sa famille était de Haguenau. 
Magasin C. ROTH en 1868 au 18 place Kléber à Strasbourg.
(Col. RP)


B. A. AMANN était conducteur de travaux aux ponts et chaussées et c'est la raison pour laquelle lorsque la guerre fût déclarée entre la France et l'Allemagne en 1870, on le retrouve comme employé aux travaux de génie de la place de Belfort à partir  du 1 octobre 1870 jusqu'au 18 février 1871 date d'évacuation de Belfort, attaché depuis le bombardement au service du fort de Bellevue.
La rédition du siége de Belfort en 1871


Auguste AMANN a été blessé à la tête par un éclat d'obus, c'est la raison pour laquelle il fût décoré de la légion d'honneur en avril 1872. 
A fin de la guerre il est nommé par les ponts et chaussées à Rethel dans les Ardennes et choisi de rester français 30 septembre 1872. Il épouse en novembre 1872 Marie Louise CHRISTOPHEL née elle aussi à Haguenau en 1849, sans doute une cousine et soeur d'Alphonse Xavier CHRISTOPHEL.
Leur fille Gabrielle AMANN est né à Longjumeau le 25 septembre 1876, Auguste AMANN étant alors conducteur de travaux, chef de section au chemin de fer dit de la grande ceinture. (voir le libellé du couvercle de la boîte de flûte)

Bernard Auguste AMANN fit une brillante carrière dans les Ponts et Chaussées. Après Longjumeau, ce fût Mauriac, Brive et Limoges. Il décéda le 14 juillet 1909, date prédestinée pour ce patriote.

Son beau frère Alphonse Xavier CHRISTOPHEL, qui hérita de la flûte, à son adolescence, pour s'essayer à la musique était beaucoup plus jeune (21 ans de différence) puisqu'il était né le 28 février 1860 lui aussi à Haguenau. Il eu un destin beaucoup plus tragique, puisque engagé dans la légion étrangère (sergent au premier régiment étranger, il fût tué en 1883, à 23 ans au cours du siège de Hué.














 B.A. AMANN avait un frère aîné luis aussi né à Haguenau, patriote et musicien : Henri AMANN (1835-1900). Engagé dans l'armée dès l'age de 12 ans.(il devait avoir admirer les beaux militaires du 7éme régiment de cavalerie qui étaient en garnison à Haguenau dans les années 1845) Trompette au 7éme régiment de chasseur il participa aux campagnes d'Algérie (1858-1859), à l'armée d'Italie 1868-1869, à la guerre contre les allemand de 1870-1871 et fut libéré en 1874 après 27 ans de bons et loyaux services qui lui  valurent d'être décoré de la médaille militaire en 1868 et d'être fait chevalier de la légion d'honneur en 1871.
Trompette du 7éme régiment de chasseur à cheval.
A côté de sa carrière militaire il obtint un premier prix de sax horn au Conservatoire Impérial de Paris en 1863.
  
















Alors elle pourrait en dire cette petite flûte de Roth !!!!!!!

vendredi 9 février 2024

Histoire d’une lignée de facteurs d’instruments d'Augsbourg : Lindner père et Fils, Feneberg, Kraus, Smidt.

par José-Daniel Touroude.

(Merci à Albert RICE pour son aide)

Nous avons choisi la ville d’Augsbourg en Bavière, région où est née la clarinette à Nuremberg, comme exemple.
Augsbourg au XVIIIe siècle 
















A travers une clarinette en Ut à 5 clés rare d’Anton Kraus d’Augsbourg en Bavière au XIXème siècle, nous allons montrer l’importance d’une lignée de facteurs dans une ville moyenne de province de Bavière au XIXème siècle, soumise encore aux règles des corporations mais où se transmet, grâce à certains facteurs talentueux, un savoir-faire et une réputation qui font la joie des collectionneurs.

Il y avait des centres de production d’instruments comme Markneukirchen ou Neukirchen en Allemagne, ou la Couture Boussey en France qui regroupaient plusieurs familles de facteurs liés entre elles. Mais dans les villes moyennes de province, il y avait aussi des ateliers artisanaux de qualité qui émaillaient l’Europe et servaient d’étapes pour les compagnons dans leur tour pour améliorer leur savoir-faire.

(Dans le royaume de Bavière crée par Napoléon 1er depuis 1805, il y avait un facteur réputé dans la facture des instruments en bois nommé Stengel à Bayreuth, ville proche d’Augsbourg, qui a attiré les jeunes compagnons dans leurs tours. Pourquoi pas GA Lindner ? Ce qui supprimerait la question d’Ebner mais ce n’est qu’une hypothèse plausible.)  

Ainsi par exemple à Strasbourg on avait une filiation professionnelle entre KelleràBühneràDobneràRoth. 



Augsbourg est connue aussi pour être la ville d’origine des Mozart notamment Franz et Léopold Mozart. D’ailleurs le conservatoire de musique a accolé son nom au père de Wolgang. 

Léopold Mozart

Cette ville avait beaucoup de tourneurs sur bois excellents, et des facteurs d’instruments assez réputés comme Ebner et Bosch mais aussi Lindner père et fils ce dernier étant le maitre de Feneberg, lui-même maitre de Kraus.

Il est toujours intéressant de voir la filiation professionnelle car c’était à l’époque la principale transmission des savoir-faire de maître à apprentis et à compagnons.

A Augsbourg, nous avons un lien étroit de formation entre ces facteurs :

Lindner père à Lindner fils à Feneberg à Kraus à Schmidt.

Mais des savoir-faire nouveaux et des innovations étaient apprises aussi chez d’autres facteurs et cela permettait une diffusion assez rapide de la facture instrumentale. Les compagnons ainsi pouvaient, après leurs tours qui duraient plusieurs années, soumettre aux autorités et à leurs pairs de la corporation, la reconnaissance de leur talent et avoir la possibilité d’exercer.

Ainsi en Bavière, les chanteurs de Nuremberg parcouraient pendant des années comme chanteur itinérant afin de nourrir leurs improvisations avant de revenir et faire le concours de Maître chanteur à Nuremberg. 

(Pratique immortalisée par l’œuvre de R. Wagner).


Débutons par :

Johann George Lindner (ou Lintner):

(1766-1840)

Né en Autriche, à Tyrnau le  9 octobre 1766, il a fait son tour de compagnonnage en Italie et en France avant de devenir un facteur spécialiste des cuivres (trompettes et cors : Il en reste une dizaine dans les musées). Il se fixe et devient citoyen de la ville d’Augsbourg en 1793. Son atelier sera le lieu de départ d’une lignée de facteurs importants. Il se marie et a un fils en 1794 George Léonard qu’il formera. Il décède en 1840. 

George Léonard Lindner

(1794-1859)

Il travaille donc dans l’atelier paternel comme apprenti puis compagnon fabricant surtout les instruments en cuivre. On ne sait pas où il a acquis sa maitrise concernant les bois (question de son contemporain J. Ebner) mais il est vraisemblable que lui aussi conformément à la tradition de compagnonnage, voyagea d’atelier en atelier afin de mieux se professionnaliser, avant de montrer son savoir-faire et demander aux autorités de se mettre à son compte avec son estampille.

En 1819 il obtient la licence de facteur d’instruments en cuivre et en bois et peut se marier une première fois. Il continue l’atelier de son père et diversifie les instruments. Il devient un spécialiste des bois notamment des flûtes (il existe une dizaine de flutes dans les musées). Il a comme apprenti et compagnon Feneberg.

Puis en 1834 il se marie une seconde fois avec Barbara Staudenmair qui continuera l’atelier au décès de son mari en 1859 et cela jusqu’en 1864.

Taille de hautbois de G.L. Lindner. Musée de Paris E 606

Johan Martin Feneberg

(1774-1841)

J.M. Feneberg fait donc son apprentissage chez le facteur Georg Léonhard Lindner et reçoit son certificat en 1827 puis devient compagnon et en 1834 devenir maître à son tour. Mais régulation des ateliers oblige, pour éviter trop de concurrence (entre autres avec son ancien patron), il ne peut s’installer à son compte que plus tard en 1836 où il reçoit sa licence pour s’installer et se marier.

Ainsi nous voyons la survivance des corporations à Augsbourg et son organisation politique omnipotente du Conseil de la ville. Mais Feneberg mourut rapidement en 1841 à 35 ans.

En conséquence il n’y a pratiquement pas d’instruments existants encore (une flûte au musée de Munich et un basson connu).

Anton Kraus

(1813-1901)

Anton Kraus est né à Eger en 1813 (ville proche de Carlsbad et de Graslitz, haut lieu de la facture bohémienne d’instruments à vent, qui appartenait à l’époque à l’empire autrichien. Eger est une vieille ville médiévale, actuellement appelée Cheb en Tchéquie près de la frontière allemande.

Kraus fait son apprentissage à Eger de 1826 à 1830 chez un facteur de clarinettes W. Horak qui lui décerne un certificat élogieux. Il travaille à Prague et fait son tour de compagnonnage pour améliorer son savoir-faire et intègre comme compagnon l’atelier de Johann Martin Feneberg à Augsbourg.

Mais après le décès précoce de son patron, A. Kraus va continuer l’entreprise avec la veuve Khatarina Feneberg à Augsbourg de 1841 à 1847. Donc en 1848, Anton Kraus obtient les licences à la fois pour devenir citoyen d’Augsbourg, facteur d’instrument à son compte et épouser la veuve Katharina Feneberg. Il devient rapidement un facteur réputé de 1848 à 1864 et collègue-concurrent du maître de son maître G.L. Lindner.

Il fait de nombreux instruments à vent à son nom et nombre de ses instruments sont de qualité et dans les musées du monde : actuellement il reste : 2 piccolos, 6 flûtes, 2 cors de basset, 2 trompettes, 1 hautbois alto, 1 Czakan et 8 clarinettes. (Database Waterhouse/Langwill selon Tremmel et A. Rice).

A. Kraus aura un prix à une exposition à Augsbourg en 1852 avec deux clarinettes en La à 17 clés en argent. Ainsi reconnu, il exportera ses instruments à l’étranger en Europe et aux USA puisque suite à l’immigration d’Europe notamment allemande, il y aura une demande d’instruments que les clarinettes anglaises, et les clarinettes américaines ne suffisent pas à couvrir.  

J.B. Schmidt :

En 1865 A. Kraus s’associe avec son gendre J.B. Schmidt (estampille Kraus et Schmidt) jusqu’en 1883. Après cette date, Schmidt continuera l’atelier seul. En1870, la Bavière, royaume voulu par Napoléon 1er puis dirigé par le fantasque Louis II, protecteur de R. Wagner, sera intégrée à l’empire allemand par Bismark.

A.Kraus décédera à Augsbourg en 1901.

La clarinette A. Kraus en Ut à 5 clés :


L’intérêt de cette clarinette est qu’apparemment c’est la seule connue à 5 clés, Anton Kraus réalisant rapidement des clarinettes ayant plus de clés. On peut donc la dater vers 1848 -1850 ce qui est assez tardif d’ailleurs pour une 5 clés classique (buis teinté avec des blocs en bois de fixation dont deux anneaux dans le corps du haut et un bulbe dans le corps du bas, bagues en corne de bovin, clés en laiton, pavillon monoxyle, bec en ébène strié de rainures pour fixer l'anche avec de la ficelle…)

Estampille :

Une pomme de pin surmontant un chapiteau (symbole de la ville d’Augsbourg) des petites croix de Malte (symbole protestant, ce qui n’est pas surprenant dans la ville de la confession d’Augsbourg de Martin Luther, texte fondateur du protestantisme)



La marque A. Kraus est visible sur toutes les parties de la clarinette y compris le barillet avec la mention de la ville Augsbourg. Enfin en dessous C sur les 5 parties indique la tonalité d’UT.

Traçabilité : cette clarinette provient d’un collectionneur d’Augsbourg, son état est excellent et séduit toujours : la preuve !