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lundi 21 avril 2025

PIANOS VICTORY - " Il faut des pianos sur les champs de bataille ! L’histoire méconnue des pianos Victory ".

 

par José-Daniel Touroude

Avec la participation d’Albert Rice (musicologue USA), de Théo Taillasson (restaurateur du piano) de René Pierre et Bernard Duplaix  (musiciens)

« Envoyez des pianos à travers le monde, par terre, par mer ou par air » et c’est ainsi que des pianos sont tombés du ciel ponctuellement en parachutes sur la plage et dans différents endroits dans le monde (mais la plupart ont été débarqués, il ne pleuvait pas des pianos quand même !)














Pourquoi cet ordre incongru ? : pour entretenir le moral des armées :

Les troupes américaines en 1944-45 se déployaient à travers le monde en guerre et la musique était essentielle entre deux assauts.

Bien sûr il y avait les fanfares et des brass band, parfois des harmonies (fanfare + les bois) voire de véritables big bands de jazz en vogue dans les années 40 jouant du jazz et du swing comme le Glen Miller Army Air Force Band omniprésent avec son pianiste Mel Powell ou les Andrew Sisters avec leur tube Boogie Woogie Bugle Band etc…



Une anecdote : Le jeune Dave Brubeck sera dispensé de l’assaut meurtrier des Ardennes à condition de constituer un orchestre et de jouer avec son piano Victory dans tous les cantonnements, parfois attaqués, avec sa camionnette et sa scène portative… Peut-être que Dave a été sauvé aussi grâce à un piano !

Mais pour faire chanter toute la troupe avec des airs à la mode et retrouver l’ambiance de chanter ensemble, l’incontournable Lily Marleene récupéré par la capitaine Marlène Dietrich (armée de Patton) ou des chansons de Frank Sinatra, de Bing Crosby ou les célèbres mélodies des Gershwin … il fallait des pianos pour ces moments de détente. 

Marléne Dietrich sur la scène de l'Olympia de Jarny en Lorraine
le 10 novembre 1944 devant un parterre de soldats américains



















Quel genre de musique ? c’est avant tout du jazz

Bien sûr le jazz avait quelques clubs et avait été amené par les militaires afro-américains en 1917 puis entre les deux guerres mondiales (Josephine Baker, Sidney Bechet, les Zazous etc…Django Reinhard et le hot club de France…) et ce fut la grande époque du ragtime mais cela restait pour des initiés passionnés. En 1944-45 le jazz plus swing était la musique américaine des vainqueurs.

Mais envoyer des pianos sur les divers champs de bataille mouvants n’était pas aisé : un piano normal envoyé sur le front en camion, bateau ou par avion se briserai. Donc il fallait faire un piano adéquat, par un fabricant spécialisé, avec des caractéristiques spéciales précisées dans un cahier des charges novateur où le bois solide serait le matériau dominant.

  • ·     Une caisse en bois adéquate renforcée protégeant le piano même parachuté ou malmené par le transport.
  • ·       Un piano qui utilise des matériaux solides donc lourd (250 kg), stable avec des pieds adaptés, avec une qualité minimum mais à bas coût (moins de 500 $).
  • ·       Un piano facile à transporter de longueur maximum d’1m 50, d’1m de haut, de 60 cm de profondeur, avec 4 poignées pour le transporter (facilement ? par 4 soldats. Commentaires : avec la caisse chaque GI portait 100 kg quand même !)

Usine de pianos Victory

  •      Un piano rustique en bois épais exotique dur pouvant résister aux chocs physiques, thermiques et aux intempéries. (Le cylindre ou couvercle, qui protège le clavier et les touches, doit être aussi en bois épais, un pupitre intégré bien fixé….
  •      Un piano droit adéquat, facile à produire rapidement à la chaine, avec des matériaux simples et solides : le clavier en bois avec des touches recouvertes de plastique, des cordes en acier entouré de fer incassables et deux pédales.
  •      La table d’harmonie, la pièce délicate essentielle, qui est en bois et sert à amplifier le son et corriger les harmoniques du son, doit être rustique mais avec une certaine qualité minimum.
  •      Des couleurs militaires variées puisque le donneur d’ordre est l’armée :  le piano Victory vertical est surtout vert olive pour l’armée de terre, mais aussi gris pour la Navy, bleu pour les gardes –côtes, noir ébène pour les officiers.
  • ·    Il doit être livré avec kit d’accordage, des pièces de rechange et des partitions de jazz ! (et quelques cantiques pour les cérémonies religieuses. 

Transport d'un piano Victory dans sa caisse.

Qui va relever le défi de la production de ces pianos ?

Un allemand nommé Henrich Steinweg émigré à New York était un fabricant de piano de qualité et important (un millier de salariés) américanisant son nom en Steinway & sons. Il avait une usine à Hambourg en Allemagne (ville rasée par les bombes incendiaires utilisant aussi le napalm) et une autre aux USA à New York. 

Pendant la deuxième guerre mondiale, ce fabricant connait une pénurie de matières premières, une demande très faible de piano de qualité donc Steinway est obligé à une reconversion de ses activités en participant à l’économie de guerre en faisant un peu de tout en bois (beaucoup de planeurs en bois, crosses de fusils, avions leurres en bois, cercueils).

Planeur Waco CG4-A. Le savoir-faire de Steinway dans le domaine du bois est mis
à profit pour fabriquer les pièces complexes de l’appareil


L’armée demanda à la firme « Steinway & sons » des pianos droits adaptés selon les recommandations émises. Ce qui fut fait pour arriver à la production totale de 2436 pianos nommés Victory. Les croquis du piano « Military Victory » ont été réalisés à partir de 1940, ceux du « Military-Regency Victory » en 1941 et « Victory » en 1942. Le croquis sur lequel est basé le piano droit Steinway est le croquis 1051a daté du 13 août 1942 pour le modèle Vertical 40 (« Victoire militaire ») (référence sur les pianos Steinway, Roy F. Kehl et David R. Kirkland, The Official Guide to Steinway Pianos, Montclair, NJ : Amadeus Press, 2011). Le numéro « Y » apparaît sur certains croquis de différents modèles. 

Malgré leur robustesse, et leur dispersion à travers le monde, il en reste peu.

En croisant nos sources, il n’y aurait plus que 6 pianos Victory référencés en France : 1 au musée mémorial de Caen, 2 restaurés par les Ateliers Hanlet, 1 autre restauré par Gérard Fauvin, 1 restauré à Bourges, plus celui -ci par Théo Taillasson, ce qui fait un total de 6 pianos Victory restaurés en France, donc relativement rares pour des collectionneurs. Guy Laurent responsable des enchères à Vichy, haut lieu de vente des instruments de musique au niveau mondial, n’en n’a jamais vu !



Puis vint l’armistice ! mais des pianos furent encore envoyés pour égayer le quotidien des militaires qui avaient relevés les vétérans avec la mission de protéger l’Europe pendant la guerre froide et qui s’ennuyaient parfois dans les bases américaines.

La musique « nous a empêché de devenir fous » diront les vétérans, « un soldat ayant le moral est un bon combattant » diront les gradés « la musique repousse l’ennui du casernement et la dépression » diront la relève….


La fascination pour l’Amérique

L’influence culturelle et consommatrice des USA aussi bien sur les valeurs que sur les produits américains (les jeans, les chewing-gum et coca cola distribués, les sodas et l’alcool, les cigarettes blondes etc… ) est fondamentale.

L’exportation de la culture américaine envahit la jeunesse européenne, l'American way of life, les sports américains, les bandes dessinées comics, les films, les westerns, le plastique, la littérature, les médias avec la radio et la télévision naissante, la publicité, l’art…

 Jazz et arts abstraits

Le jazz circule dans des voitures avec hauts parleurs à travers la France, véritable acculturation et découverte pour la majorité du peuple français, symbole aussi du renouveau culturel pour la jeunesse soucieuse du progrès et de l’avenir. La plupart des variétés, musiques de film français, fêtes, bals, boites sont imprégnées de la culture jazzy.

Le jazz est déversé dans les radios américaines en continu, des milliers de vinyles créent la musique de l’émancipation, du modernisme, de la victoire et sera une des constituantes de l’impérialisme culturel, du soft power américain.

Symbole de la libération, l’inondation des V discs gratuits de tous les jazzmen seront détruits après la guerre pour les vendre ! les USA pays du business aussi….


C’est ainsi qu’après la guerre, pour l’environnement des bases américaines stationnées en Europe, la musique, avec le jazz puis le rock en roll, devenait incontournable. Quelques pianos Victory du front ont survécu dans un état pitoyable et d’autres neufs en stock ont été acheminés pour les bases américaines jusqu’en 1954. En 1967 les bases américaines partirent de France, les GI emmenant de bons souvenirs et beaucoup de jeunes françaises (dont ma cousine !)

Interpellons les souvenirs de témoins qui ont connu cette époque

Par les bases américaines, ils ont découvert le jazz et cela a changé leurs vies. 

Bernie nous raconte : Pour notre génération, gamin nous allions écouter les formations de jazz à CHAB (Chateauroux Air Base) qui avait un big band de qualité dirigé par le saxophoniste ténor Billy Harper. Quel choc ! Elève au conservatoire, j’étais fasciné par la culture américaine. Les musiciens étaient talentueux et accessibles et j’ai rapidement joué avec eux. Et puis que de concerts avec des géants du jazz qui faisaient les tours des bases américaines comme Art Farmer, Benny Golson, Bud Powell, Dexter Gordon, Chet Baker…

On avait constitué notre orchestre de jeunes jouant du New Orléans et Dixieland dans les boites et bals, puis suivant l’évolution du jazz et des disques qu’on écoutait sans cesse comme Cannonball Adderley, Miles Davis, Phil Woods avec qui je jouerai plus tard aussi, John Coltrane, Bill Evans, Eric Dolphy  etc… j’ai changé de style mais cela a surtout changé ma vie … Après le conservatoire de Paris, je devins musicien professionnel où sur scène, en studio d’enregistrement ou en enseignant, le jazz sera souvent présent.


René Pierre autre témoin :  " Je suis né à Nancy, en Lorraine après la guerre et à l'adolescence nous avons fait connaissance avec  le jazz et avec quelques amis nous avons créé un orchestre " les Jazz Brownies ". C'était l'époque des Yéyés et de l'émission célèbre de Franck Ténot et Daniel Filipacchi "pour ceux qui aiment le jazz ", ou cette  musique venant des States était populaire et surtout faite pour danser. De plus  la Lorraine est la région française qui a accueilli le plus grand nombre de bases. Elle possédait 6 bases aériennes principales permanentes : deux réservées aux forces canadiennes, les 4 autres à l'US Air Force. De plus s'y ajoutaient des bases aériennes secondaires de dispersion, utilisables temporairement par les différentes forces alliées de l'OTAN sans préférence.



Nous avons découvert par hasard la " Red Cross " de l'armée américaine dans une grande villa de Nancy, et là on nous prêtait des instruments, les militaires US jouaient et nous invitaient à les rejoindre pour jammer ; c'est bien là que notre "carrière de musicien amateur" est né. Tout cela dans un environnement favorable des sixties, des bals universitaires où toutes les vedettes du jazz étaient invitées à se produire : Memphis Slim, Guy Lafitte, Stéphane Grappelli, Lou Bennet, Kenny Clark, René Thomas, Claude Nougaro, Eddy Louis, Claude Luter, Maxime Saury,  Marc Laferrière, Cris Barber…et les bases américaines où on venait nous chercher pour animer des soirées à Toul, Verdun, Etain…dans les foyers des bases, où nous croissions sur scène Chet Baker , Johnny Griffin…et les clubs de Jazz, comme le Roxy à Nancy, le 4 cats club de Metz, l'Aubette de Strasbourg, fréquentés par tous les militaires américains et d'excellents musiciens ricains qui nous prenaient sous leurs ailes " Little Frenchies "….Une période magique où nous n'avions aucun complexe, même si on ne maitrisait pas bien les II V I.mais juste on avait de la feuille .....et en plus on nous payait". 

Autre souvenir personnel :

Dans un Royan bombardé à 85%, ma mère Gisèle Touroude résistante et jeune professeur de musique après-guerre a réussi à avoir un piano victory de couleur indéfinissable « un gris bleu pisseux » provenant d’une base (je crois vers la Rochelle où étaient réfugiés mes grand parents) Ma mère était pratiquement une des rares accompagnatrices des chanteurs et autres musiciens en tournées en Charente Maritime. Ce piano était une vraie « casserole », un piano de saloon (mais un Steinway quand même disait ma mère !) mais qui fut utile car il a permis de débuter avec ses premiers élèves avant d’en louer un plus correct à Saintes (17). Ce piano américain a fini en bois de chauffage pendant l’hiver glacial de 1947 vu l’état de la maison et l’absence de chauffage à Royan à cette époque ! je sais cela fait mal ! surtout au prix actuel proposé par des musées et collectionneurs.

Mais en voilà un, qui lui renait …

L’histoire singulière du piano Victory restauré en Charente Maritime.

Un Victory Vertical sur la plage. Photo National Archives



Le Victory Vertical de Steinway & sons n’est pas arrivé à Rochefort (17) en parachute comme certains mais a été retrouvé par Théo Taillasson, historien d’art, intéressé par la facture instrumentale qui travaille chez Remy Babiaud à Rochefort (17) entreprise qui fabrique et restaure des pianos.  Théo Taillasson en voulait un…  il lance une bouteille à la mer (normal pour un habitant de l’ile d'Oléron !) et poste une annonce sur internet et en Décembre 2023 un vendeur italien de Rome le contacte : il a un Victory Vertical à vendre en Italie qui fut de couleur vert olive de l’armée. Après une visioconférence, Théo fonce en Italie et après 30 heures de route, revient à Rochefort.

Ce piano n’est pas une épave, il n’a pas fait le débarquement en Sicile (1943-44) mais est arrivé pour fêter la libération (25 avril 1945) d’où son bon état relatif. Les forces américaines sont restées en Italie. Il fut restauré une première fois à Rome et parait jouable.

Etiquette de restauration (CP TT)




















Le piano vertical Victory ou modèle droit, modèle 40, a été fabriqué par Steinway du 27 juillet 1939 au 5 mai 1954.  Ce piano est un Steinway droit modèle Victory n° de série : 317874, la table d’harmonie Y 369 et le cadre Y 285n en vert olive a été produit début 1945 à New York.

Ce piano a été livré aussitôt à l'armée américaine et arrive pendant l'été 1945, à la fin de la guerre en Italie. Ces dates sont toujours indiquées dans les livres de stock de Steinway. Kehl et Kirkland décrivent également ce modèle page 223 : « Une ligne de production spéciale était celle du piano de campagne GI [General Issue], pour les contrats militaires en temps de guerre : Victory, croquis 1051a (1942-1946, 1948-1953) et Regency Victory, croquis 1071a (1942-1943). Les pianos de campagne GI étaient fabriqués à partir de modèles de caisses artistiques reconnus portant les mêmes numéros de croquis, mais étaient renforcés pour un usage militaire intensif par des cales et des fixations sous les touches pour le transport. De nombreux pianos de campagne GI étaient de couleur vert olive. Certains surplus de caisses 1051a, de couleurs non militaires, ont été achevés jusqu'en 1954 »

Théo Taillasson et José-Daniel Touroude













Parole au restaurateur de ce piano.

Concernant la traçabilité du piano, en 2023 le piano est racheté par un revendeur Italien à Rome (personne à qui je l'ai racheté à la fin de l'année 2023). Il est passé par un atelier romain (connu grâce à l'étiquette), c'est certainement ici qu'il a été démilitarisé. Le 88ème marteau a également été changé, tout comme quelques cordes graves (celles en cuivre). Concernant le reste des opérations réalisées sur le piano à ce moment m'est inconnu. Je ne sais malheureusement pas, dans quelle base américaine en Italie il a joué.

Théo Taillasson de retour d’Italie avec le Victory Vertical. Maintenant au travail….

© Crédit photo : Kharinne Charov           

Concernant les différentes étapes de la restauration :

La restauration a commencé par une phase d'archivage avec un état des lieux du piano au moment où je l'ai récupéré. Après avoir photographié toutes les pièces et décrit toutes les singularités remarquées, j'ai pu commencer la restauration. Cette dernière sera régie par le fait de changer le moins de pièces possibles.

Après avoir pris toutes les mesures nécessaires, j'ai changé les cordes basses. Dans le respect historique de l'instrument, j'ai choisi de remettre des cordes filées en fer, tel qu'à l'origine. C'est le seul changement effectué sur la structure harmonique.

Pour la mécanique, j'ai changé les marteaux. Cette étape implique de démonter les marteaux du montant de mécanique, seulement en effectuant ce geste technique les lanières, trop fragiles, se sont désagrégées alors j'ai également dû les changer. Enfin, pour restituer toute sa mobilité à la mécanique, j'ai changé les axes des marteaux, des chevalets et des bâtons d'échappement.

 © Crédit photo : Raymond Riehl. Royan

Concernant le clavier, j'ai choisi de conserver le revêtement de clavier d'origine, en effet, il présente des singularités. Premièrement sa matière, issue d'un plastique que l'on ne produit plus aujourd'hui (celluloïd imitant l'ivoire). Secondement ce revêtement englobe toute la partie avant de la touche et est pointé sur la touche pour assurer une robustesse à toute épreuve. Comme pour la mécanique, les seuls changements, nécessaires au bon fonctionnement du piano, sont au niveau du clavier : les casimirs de mortaises.

Pour la restauration du meuble, je l'ai entièrement poncé afin de retirer le vernis qui a servi à le démilitariser puis je l'ai repeint dans le but qu'il retrouve sa couleur d'origine. Avec l'aide d'une amie artiste nous avons également repeint la marque car elle était trop abîmée. J'ai choisi de conserver les éclats et arrachements présents sur le meuble, ils sont les symboles de l'histoire de ce piano. J'ai choisi des fournisseurs reconnus afin d'avoir les meilleures pièces possibles (Heller pour les cordes et Abel pour les marteaux).

© Crédit photo : T. T. et voilà le travail.

À propos du temps passé et des coûts, il est difficile de fournir des chiffres précis, cela se compte en centaines d'heures de travail sans compter tous les travaux de recherche et d'archives, le coût se chiffre en milliers d'euros. En définitive les changements se résument aux cordes basses, aux marteaux, aux lanières et à la peinture du meuble. Le reste des changements sont minimes qui servent à rendre le piano de nouveau jouable.

Par le concert du 12 avril 2025 qui fut un succès, les jeunes élèves du conservatoire de Royan ont prouvé qu’il assurait de nouveau. Royan vient de faire une exposition sur cette histoire et une bande dessinée a été créée (interlude) en plus des quelques articles dans les journaux saluant la renaissance de ce piano Victory.(cf association : mel : unpianotombeduciel@gmail.com)








jeudi 23 janvier 2014

Quelques questions et réflexions sur les petites clarinettes

Interview de Jose-Daniel Touroude
par René Pierre
 
(Tous nos remerciements à Denis Watel pour la relecture de cette réflexion et de nous avoir montré sa superbe collection de petites clarinettes qui mérite un autre article)

Quel est l’historique des petites clarinettes ?
La clarinette a été inventée par Denner vers 1700 à Nuremberg en perfectionnant le chalumeau. Il existait plusieurs sortes de chalumeaux, de longueurs et de tonalités différentes, qui étaient utilisés par la musique populaire mais aussi par les compositeurs comme Vivaldi, Telemann, Graupner, Haendel, RameauCes musiciens et bien d’autres après vont utiliser la clarinette qui apparaît dans les orchestres dès 1710. Les chalumeaux ont continués à coexister avec ce nouvel instrument qu’était la clarinette puis vont disparaître, au fur et à mesure du perfectionnement de la clarinette.
 chalumeaux aux tonalités différentes copies de chalumeaux anciens du facteur et clarinettiste
Gilles Thomé
qui joue dans des orchestres baroques
Comme les mêmes facteurs fabriquaient les chalumeaux et les clarinettes, il a été logique qu’ils créent des clarinettes de longueurs et de tonalités différentes notamment la clarinette en Ut pour jouer avec les autres instruments qui sont souvent de cette tonalité et la petite clarinette en Ré qui fut aussi rapidement réalisée à cause de son timbre aigu et qui remplaçait la trompette en Ré fort utilisée (d’où le nom de clarinette : clarino = petite trompette). Les facteurs de cette époque étaient rares et sont localisés en Allemagne : Denner père et fils, Scherer, Oberlender, Zencker…, Rottenburg en Belgique, Boekhout  aux Pays Bas, Friderich à Prague … puis la facture de clarinette va s’étendre plus tard vers l’Autriche, l’Angleterre et la France.
La clarinette, malgré ses imperfections, va rapidement trouver sa place dans l’orchestre vu son timbre nouveau et particulier, mais aussi comme instrument soliste avec les premiers concertos (Rathgeber en 1728, Paganelli en 1733… ) et les premiers virtuoses qui commencent à sillonner l’Europe. La clarinette va aussi s‘implanter dans la musique de chambre prisée par les aristocrates et les bourgeois (par exemple les trios de Kölbel avant bien sûr Stamitz et l’influence de l’orchestre de Mannheim qui a eu tant d’impact sur le jeune Mozart).
 
L’entrée de la petite clarinette dans le répertoire musical a débuté par des traits en orchestres avant une consécration car entre 1745 et 1755, J.M. Molter écrit 6 concertos pour clarinette en Ré sur le modèle des concertos grosso de Vivaldi et ce sont parmi les premiers concertos pour clarinette, toujours joués actuellement. Mais la clarinette va devenir rapidement aussi un instrument pour les musiques des armées et ceci va entraîner sa diffusion à travers les pays vu les guerres incessantes en Europe.
Avec les démobilisations des clarinettistes survivants, les orchestres villageois vont s’enrichir de ce nouvel instrument.

Quel est le rôle des petites clarinettes dans la musique militaire ?

Son rôle est essentiel. La musique militaire l’utilise abondamment mais il faut revenir à un point d’histoire fondamental.  La guerre de Sept Ans (1756-1763) est une guerre mondiale qui a ravagé l’Europe, l‘Amérique du nord et l’Asie et qui a modifié l’équilibre géopolitique des pays concernés.
La connaître est essentiel pour comprendre l’histoire postérieure du monde mais aussi pour la clarinette ! En effet pour entraîner les armées aux combats incessants et meurtriers, la musique militaire devient incontournable. Il faut savoir que les musiciens des régiments étaient souvent des gagistes, c’est à dire des contractuels qui passaient de régiments en régiments selon la solde et quelque soit le pays ! (il n’était pas rare de trouver des collègues et amis dans les musiques de tel régiment, se trouver plus tard ennemis face à face au combat ! ) De plus le renversement des alliances de cette guerre et la multiplicité des batailles dans de nombreux pays va diffuser la clarinette à travers l’Europe.
 
 
Après la guerre, vu la ruine de tous les pays belligérants, les musiciens et les facteurs d’instruments vont émigrer à la recherche de travail. Or la France, malgré la guerre ruineuse est un grand pays, le centre culturel mondial aux ressources importantes et la France est curieuse de ce nouvel instrument. Ceci va entraîner l’afflux de musiciens, civils et militaires, et de facteurs allemands notamment de clarinettistes. Cet instrument va être copié par les facteurs français puis se généraliser rapidement dans les armées françaises, dans les orchestres villageois, dans les orchestres symphoniques. A la fin du 18ème siècle lors de la révolution française et de l’empire, la France comptera énormément de clarinettistes (Napoléon 1er et les 1000 clarinettistes de son armée !)

 
Collection Jean Luc Matte.


 
Et dans la musique populaire ?
 
Dans certains orchestres populaires (harmonies, bandas … ) la petite clarinette trouve aussi sa place notamment dans la musique bretonne, la musique italienne surtout à Venise.
La facture française va aussi exporter beaucoup en Espagne et en Amérique du sud la petite clarinette Mib qui sera appelée «Requinto» utilisé par les « piteros » dans la musique folklorique et qui privilégie le registre aigu et qui est toujours accompagné d’une caisse claire.
Piteros espagnols.
 
Collection D. Watel.
 
Quelle est la définition des petites clarinettes, les différentes tonalités ?  
 
Dans le Lavignac par exemple, les clarinettes de La à Mib sont des clarinettes "sopranos" et celles de Fa à Lab aigu comme clarinette "piccolos". Au 18ème siècle, les clarinettistes avaient plusieurs clarinettes dans des tonalités différentes et les premières méthodes du milieu du 18ème siècle pour clarinettes font des longs développement sur les utilisations des clarinettes en usage. D’ailleurs au fil du temps certaines tonalités de clarinettes vont disparaître des méthodes et des orchestres (Si, Mi, Sol, Sib aigu et Ut aigu) alors que d’autres vont apparaître (Fa, Si b, Mi b, La b). Le clarinettiste pouvait jouer dans toutes tonalités et les méthodes du 18ème siècle (Blasius, Van der Hagen, Yost, Vanderbrock, Francoeur…etc ) prouvaient qu’en changeant de clarinettes, on pouvait jouer qu’en tonalités faciles soit Ut, Fa et Sol et éviter de transposer, ce rappel historique est surprenant pour l’instrument transpositeur par excellence actuel !

Petites clarinettes (Gauche à droite) : Ré à 12 clés de Kayser à Hambourg, anonyme Mi bémol à 10 clés, Mib à 6 clés de Noblet, Fa à 12 clés anonymes de Markneukirchen.
(Collection J.D. Touroude)
La clarinette en Fa : La petite clarinette en Fa joue à la quarte avec la clarinette en Ut dans les harmonies et musiques militaires (traits aigus et puissants). Au 18ème siècle la clarinette était souvent associée au cor ou basson en duos (le cor étant en Fa, la clarinette était de la même tonalité pour éviter de transposer).
Les clarinettes en Sib aigu et Ut aigu : elles sont très rares.  
La clarinette Lab : elle est plus tardive et on trouve la petite clarinette Lab aigu dans certaines harmonies surtout les bandas en Italie.  Il y a aussi du répertoire dans les musiques militaires anglaises et italiennes. C’est la clarinette la plus aigûe et la plus petite et jouer avec n’est pas aisé vu la grosseur des trous et des clés !  

Pourquoi l’hégémonie de la clarinette en Mib ?

La clarinette Mib : aigüe, brillante, projetant plus le son que sa sœur en Ré est née au début du XIXème siècle et se répandra surtout dans les musiques militaires et les harmonies en Allemagne puis en France.
Clarinette en Ré # (DIS) de Dobner et Felklin à Strasbourg
(Collection R. Pierre)
Quand la clarinette en Sib va remplacer peu à peu la clarinette en Ut, la petite clarinette qui joue à la quarte au dessus va passer logiquement de Fa à Mib pour respecter les concordances entre les clarinettes. Elle sera fabriquée en France ponctuellement mais c’est vers 1830 que les facteurs vont commencer à l’inclure dans leurs productions. A partir de 1850, elle va se généraliser dans les musiques militaires, dans les orchestres symphoniques et les harmonies surtout quand elle aura 13 clés et la possibilité de faire toute la gamme chromatique.  
Registre de la clarinette Mib.
Avec le système Boehm, elle pourra effectuer des traits de virtuosité au même titre que les petites flutes. Dans les orchestres surtout militaires et les harmonies avec les clarinettes Sib et les saxos en sib et Mib, la petite clarinette sera exclusivement en Mib.
 
Quelle est l’utilisation des clarinettes en Ré et Mib dans l’orchestre symphonique et pour quel répertoire. ?
 
Le succès de la clarinette en Ut à 5 clés puis celle en Sib avec une palette sonore plus grande va éclipser la petite clarinette puis la cantonner plus tard dans l’orchestre symphonique à réaliser des traits aigus, voire satirique. La symphonie fantastique de Berlioz en 1830 l’utilisera pour la première fois dans l’orchestre symphonique. Ainsi en 1870, Wagner, avec Tannhäuser puis la chevauchée des Walkyries, réutilisera la clarinette en Ré. D’autres l’utiliseront ponctuellement dans l’orchestre symphonique mais elle tombera en désuétude peu à peu. Ainsi le Sacre du Printemps et Till l'espiègle, les partitions d'origines sont écrites pour clarinette en Ré mais transposées pour clarinette en Mib.
 
Aujourd’hui personne n’écrit plus pour clarinette en Ré. Les grands compositeurs l’utiliseront dans leurs orchestrations. Citons par exemple : Ravel dans le Boléro et Daphnis et Chloé, Mahler dans sa symphonie Titan, Stravinsky dans le sacre du printemps et l’oiseau de feu, Richard Strauss dans Till l’espiègle, Bartok dans le mandarin merveilleux, Britten dans le prince des pagodes, Copland, Janacek, Messiaen, Dallapiccola, Bério et nombre de compositeurs contemporains.
 
On peut écouter des clarinettistes comme Arrignon, Merrer etc… et la Garde Républicaine pour se rendre compte des possibilités et de la beauté de la clarinette Mib. La petite clarinette Mib devient un instrument à part entière avec sa vélocité, son suraigu, sa couleur spécifique pour toute orchestration et remplace peu ou prou les autres petites clarinettes.
 
Quels étaient les grands facteurs de petites clarinettes (allemands, français…) ?
 
Souvent les mêmes facteurs que les clarinettes en Ut et Sib car il n’y a pas de spécificités techniques particulières à réaliser une clarinette en Mib . Elles sont les copies conformes des clarinettes en Ut et Sib mais en plus petites. La composition est la même : bec, barillet, corps du haut, corps central, corps inférieur, pavillon. Les matériaux sont les mêmes : d’abord le buis puis l’ébène pour le bois avant l’ébonite voire le métal. Les clés sont d’abord en laiton puis en maillechort. Les formes des clés sont les mêmes que les autres clarinettes selon les facteurs, les pays et les époques. Les viroles ou bagues sont en corne ou en ivoire puis en laiton et en maillechort comme les autres clarinettes.
 
Comment reconnait-on la tonalité des petites clarinettes : Ré, Ré#, Mib, Fa, Lab ?
 
Un doute existe quand on voit les petites clarinettes et que la tonalité n’est pas marquée.
Sont-elles en Ré, Mib ou Fa ? quels sont les critères d’analyse ?
 
Au milieu de toutes ces clarinettes, une petite clarinette en Mib en métal à double parois.
(Photo de Peter Portner- Historical Museum Basel)

- La longueur est souvent un critère majeur pour catégoriser les clarinettes en Mib, en Ré ou en Fa.
En comparant la vingtaine de petites clarinettes de ma collection, nous pouvons avoir une différence de 5 cm (hors becs) entre 2 petites clarinettes en Mib.
On s‘aperçoit que les longueurs des becs, des barillets, des corps de l’instrument, des pavillons varient. Mais en fait ce critère nécessaire n’est pas suffisant et d’autres composantes doivent être analysées.
- La perce est un deuxième critère fondamental puisque c’est la forme cylindrique de celle ci et son diamètre qui crée le timbre particulier de la clarinette. Le matériau de la clarinette est secondaire. Dans notre collection les perces varient de 10 mm à 13 mm
- La grosseur des trous est un troisième critère. Les gros trous permettent de projeter le son plus fort mais la place des trous et leur grosseur sont essentiels pour la justesse et le diapason. Ils varient de 5,5 mm à 8,5 mm (corps central de clarinette en buis de la même époque). La perce et la grosseur des trous sont plus petits dans les petites clarinettes mais sont en proportion avec la grandeur des différents corps de la clarinette qui sont eux mêmes plus petits que les clarinettes en Ut et Sib.

Ainsi prenons un exemple :

la longueur du barillet qui en moyenne fait 40 mm pour la Mib et 44 mm pour la Ré, fera 50 mm pour la clarinette en Ut et 60 mm voire 63 mm pour la Sib et 65 mm pour la clarinette en La.
 
Clarinette anonyme en Ré et corps de Rê #. (Collection J.D Touroude)
Mais certains facteurs feront des barillets plus allongés d’autres plus courts s’adaptant aux autres corps de l’instrument. Par contre la forme extérieure, plus ou moins bombée du barillet selon les facteurs n’apporte strictement rien, sauf sur le plan esthétique. C’est la combinaison de ces 3 différents éléments (longueur, perce, trous) qui font la justesse et le diapason de la clarinette et nous montre par exemple si elle est en Mib ou en Ré. Le bec et l’anche interviendront surtout pour le son.
Mais faut-il savoir encore pour quel diapason l’instrument a été fabriqué car entre le 415 baroque du 18ème siècle et le diapason à 440 du 20ème siècle, il y a une différence pratiquement d’un demi ton !
Dans notre collection les diapasons varient de 425 à 440.

Pourquoi fabriquer des clarinettes en Ré au milieu du XIXème siècle et pourquoi fabriquer des cl en Ré# (DIS) :

Alors que l’hégémonie de la clarinette Mib s’ implante, certains facteurs continuent à fabriquer des clarinettes en Ré et Ré # . La clarinette en Ré ancienne, très populaire en Allemagne accompagnait souvent le violon au 18èmes siècle et au 19ème et avec l’émigration européenne aux USA cette tendance a continué. Ainsi Les facteurs Martin frères vers 1840 feront des clarinettes en Ré pour l’exportation aux USA souvent utilisés dans les bals villageois. Le diapason s’élevant de plus en plus, la clarinette exclusivement en Allemagne passa de Ré (D) à Ré # (marqué DIS) mais tombèrent rapidement en désuétude car certaines Mib font un son identique (toujours le diapason mouvant)
Le Schrammel quartet de Vienne et sa petite clarinette jouée par Georg Dänzer.
 
Comment passer de la clarinette Sib à la Mib ? Quelles sont les difficultés et les spécificités de jeu.

La clarinette étant plus petite (de 20 cm) la position habituelle des doigts est différente et cause nombre d’accidents et on entend en Mib et non plus en Sib ce qui est gênant. Puis il faut jouer avec le bout des doigts et ne pas avoir les doigts trop gros et changer les doigtés pour l’aigu et le suraigu par rapport aux doigtés appris sur la Sib. En fait il faut vraiment se spécialiser sur la petite clarinette pour bien en jouer.