mardi 28 octobre 2025

Musiciens et pouvoirs : une alliance paradoxale à travers les âges

 

par José-Daniel Touroude

Introduction — Une relation structurante

Depuis les premiers sons que l’Homme a organisé et ritualisé jusqu’aux concerts diffusés sur les plateformes mondiales, la musique a toujours été bien plus qu’un simple art du divertissement. Peu à peu certaines personnes qui avaient des prédispositions ont eu un rôle particulier de musicien pour accompagner les différentes manifestations de la vie et en fait le groupe, qui le libérait d’une partie des tâches, devenait mécène. Dans certaines communautés plus larges où le surplus et la richesse pouvait le permettre, certaines sociétés ont pu financer l’amélioration des prestations musicales, le temps ainsi dégagé pouvant être consacré à l’entraînement allant jusqu’à une certaine spécialisation. Peu à peu la musique était incontournable et les musiciens sont alors captés par les dirigeants. La musique devenait et devient ainsi un moyen de persuasion, de cohésion et de rayonnement d’une communauté mais surtout un langage lié au pouvoir des puissants et des dirigeants.

Instruments de musique en ivoire

En face de ces pouvoirs qu’ils soient religieux, politiques, économiques ou technologiques, le musicien a une place particulière dans la société avec un statut fragile. Il a toujours dû composer avec la dépendance : dépendance financière, sociale ou symbolique. Le couple musicien–mécène constitue ainsi l’un des fils rouges de l’histoire culturelle de l’humanité. L’artiste incarne la tension entre deux pôles la liberté créatrice qui l’anime et la contrainte matérielle pour les musiciens surtout professionnels. Son image est souvent contrastée (parfois méprisé comme amuseur, saltimbanque, pauvre parfois adulé comme un demi dieu par le public et demandant des cachets faramineux) et la réussite est parfois bien déconnectée de la connaissance de la musique et du talent. Une « star » me disait : mon secret « surfer sur la mode, se mettre au niveau de ce que veut un public et avoir un bon agent est plus important que des longues et difficiles études au conservatoire »  

Ce paradoxe fécond de l’alliance ambiguë entre musique et pouvoir traverse les civilisations. De la Mésopotamie à Hollywood, de la chapelle papale aux scènes numériques, il révèle la permanence d’un équilibre instable : le pouvoir soutient et protège, mais attend en retour reconnaissance, prestige ou influence.

Concert à l'Élysée






















Les relations entre musique et pouvoir de l’antiquité au moyen âge

Bien avant les cours royales d’Europe, le lien entre musique et pouvoir s’enracine dans le sacré. En Mésopotamie, les prêtres-musiciens étaient les médiateurs de l’ordre cosmique ; en Égypte, les hymnes au pharaon divinisé rythmaient le cycle des saisons et affirmaient la continuité dynastique. En Grèce, la musique participait à l’éducation morale et civique qui devait façonner l’âme, l’ordre dans la cité et l’harmonie du cosmos. Rome, quant à elle, institutionnalisa les musiciens comme membres de collèges professionnels, au service du culte et de la célébration du pouvoir impérial.
Cette association de la musique à la légitimité religieuse ou politique se retrouve dans toutes les civilisations anciennes : des musiciens de cour chinois aux griots d’Afrique de l’Ouest, gardiens de la mémoire des lignées royales. Au Moyen Âge européen, l’Église devient le principal mécène. Les cathédrales et les monastères abritent des maîtrises où se forment chanteurs et compositeurs. Le chant grégorien, la polyphonie, les motets témoignent d’une organisation institutionnelle où la musique sert la liturgie, mais aussi le prestige du pouvoir ecclésiastique. Les musiciens entre eux se regroupent en corporations comme les facteurs d’instruments à vent ou les luthiers.


Parallèlement, les troubadours, trouvères et ménestrels incarnent un autre modèle : musiciens itinérants dépendant de la générosité des seigneurs et des cités. Entre service et liberté, ces artistes médiévaux inaugurent la figure du musicien - poète voyageur.


Le musicien courtisan de la Renaissance et du Baroque

Avec la Renaissance s’affirme l’humanisme et, avec lui, la montée du mécénat princier. Les cours italiennes, françaises et germaniques deviennent les lieux de pouvoir de l’Art en général où musique, peinture et architecture participent d’un même projet politique : la représentation du pouvoir. (Exemple Florence des Médicis). Le compositeur devient un serviteur prestigieux : Josquin des Prez à la cour des Sforza, Palestrina au Vatican, Monteverdi à Mantoue. Les musiciens se déplacent de cour en cour, négociant leur statut, leurs privilèges et leur reconnaissance et certains sont de véritables stars solistes (exemple des castrats).

Sous le règne de Louis XIV, Jean-Baptiste Lully incarne la fusion parfaite entre art et absolutisme. Compositeur, directeur d’institution et véritable ministre officieux de la musique, il met son talent au service du Roi-Soleil. Les ballets de cour et les tragédies lyriques deviennent des dispositifs politiques : ils encadrent les émotions collectives, exaltent la hiérarchie et transforment la musique en instrument d’ordre.
Mais cette période voit aussi émerger des tensions nouvelles. Certains artistes, comme Heinrich Schütz ou Henry Purcell, cherchent à concilier service institutionnel et voix personnelle. Le musicien courtisan doit séduire sans se trahir, obéir sans s’effacer. Certaines villes riches rivalisent avec les puissants et possèdent aussi leurs compositeurs-musiciens talentueux souvent organistes (exemple JS Bach)

JS Bach à l’orgue


























L’artiste semi-indépendant au siècle des lumières 

Le XVIIIᵉ siècle bouleverse les rapports entre art et pouvoir. La diffusion des idées des Lumières et la montée de la bourgeoisie cultivée créent un nouvel espace : les salons, lieux d’échanges intellectuels et musicaux où les mécènes sont aussi des amateurs avertis (musique de chambre, époque Biedermeier à Vienne) 

Concert en famille à la maison au XVIIIème siècle

















Le musicien n’est plus seulement un serviteur : il devient un créateur doté d’une personnalité propre. Joseph Haydn, au service des Esterházy, jouit d’une stabilité rare, mais aussi d’une liberté artistique réelle. Mozart, lui, incarne la tentative d’émancipation : refuser le statut de domestique pour vivre de son art, entre concerts publics et édition musicale. Son échec relatif souligne la difficulté de cette indépendance naissante. Beethoven et bien d’autres feront la navette entre mécènes qui imposent des œuvres à jouer et la liberté de composer et jouer ce que le musicien désire.
C’est aussi à cette époque que naît le public moderne. Les sociétés de concert, les abonnements, la presse musicale ouvrent la voie à une forme de mécénat collectif. Le musicien devient auto entrepreneur, et le goût du public commence à peser autant que celui des princes.


La musique et la culture devient affaire d’Etat et de la fonction publique au XIXᵉ siècle 

La Révolution française et la montée des États-nations redéfinissent la place du musicien. L’art devient un outil de construction identitaire : les conservatoires, les opéras nationaux, les orchestres publics structurent le paysage musical. Être musicien, c’est désormais servir la collectivité, éduquer le peuple par des œuvres faciles qui amènent à la connaissance du grand répertoire et des œuvres plus complexes.

Mais cette fonction publique coexiste aussi avec la naissance du capitalisme culturel. L’édition musicale, les tournées et la presse ouvrent un marché concurrentiel. L’artiste devient une marque, une entreprise itinérante avec des agents organisateurs de tournées et de concerts. Franz Liszt et Niccolò Paganini incarnent la figure du virtuose-star, libre de tout mécène, financé par le public et les entrepreneurs. Le musicien navigue alors entre la politique publique et les entrepreneurs privés.

N. Paganini





















La musique est intégrée à une politique culturelle idéologique de l’Etat au XXᵉ siècle

Dans le même temps, des compositeurs comme Verdi et Wagner illustrent l’ambiguïté du lien entre art et idéologie. Le premier met son art au service du Risorgimento italien ; le second fonde une esthétique nationale et mythique soutenue par Louis II de Bavière.
Depuis le XIXᵉ siècle jusqu’à nos jours, le musicien navigue entre trois pôles : l’État, le marché et l’inspiration personnelle
Article sur les clarinettes de Stengel

Le XXᵉ siècle voit la politisation accrue de la musique voire un outil de propagande. Dans les régimes totalitaires, l’artiste est à la fois exalté et surveillé. Chostakovitch incarne tragiquement cette ambivalence : obligé de plaire au régime soviétique tout en glissant dans ses œuvres des messages de résistance. En Allemagne nazie, la musique devient un instrument de hiérarchisation raciale et d’exclusion notamment des artistes juifs et communistes.

Dans les démocraties, l’intervention publique prend une autre forme financière et de soumission à la politique culturelle institutionnalisée. En Europe, les États financent orchestres, opéras, festivals et conservatoires pour garantir l’accès de tous à la culture. Ce modèle, né dans l’après-guerre, consacre la musique comme un bien public. Le musicien devient employé voire fonctionnaire (musique militaire)
Aux États-Unis, le mécénat repose davantage sur le secteur privé : fondations philanthropiques, universités, entreprises. Le prestige du don devient un capital social. Ce modèle inspire aujourd’hui de nombreuses économies culturelles hybrides.


















Mais au XXème siècle c’est aussi une explosion créatrice hors des codes avec les musiques de Jazz, les contre-cultures et les mécénats alternatifs.

Aucune histoire des relations entre musique et pouvoir ne serait complète sans le jazz, né dans les marges sociales et raciales de l’Amérique. Issu des traditions afro-américaines, il se développe d’abord hors des institutions, dans des réseaux communautaires et informels. Ses premiers acteurs vivent de l’économie du spectacle populaire, dans les champs, les rues. Certains sollicitent la générosité collective avec le « chapeau » d’autres jouent pour leur plaisir sans aucune contribution monétaire.



























Rapidement, des lieux regroupent musiciens et mélomanes dans les clubs, cabarets et étendent leurs publics grâce aux enregistrements. Toute musique à la mode devient économiquement intéressante. Les grandes maisons de disques et les organisateurs de spectacles façonnent le marché. Le jazz devient aussi un instrument diplomatique : pendant la Guerre froide, les États-Unis envoient Duke Ellington ou Dizzy Gillespie en tournée mondiale pour incarner la liberté américaine face au réalisme soviétique.




En 1962 en pleine guerre froide, tournée triomphale de Benny : le soft power américain en action

Dans les années 1960–1970, une nouvelle génération de musiciens revendique l’indépendance : Charles Mingus, Sun Ra, Ornette Coleman ou les collectifs de Chicago réinventent des formes d’autogestion musicale. Labels coopératifs, festivals communautaires et mécénat participatif préfigurent les modèles alternatifs d’aujourd’hui.

Le mécénat privé et l’industrie culturelle contemporaine

La fin du XXᵉ siècle voit l’essor d’un mécénat institutionnalisé et mondialisé. De grandes fondations (Ford, Gulbenkian, Toyota, Rolex, etc.) soutiennent la création, les concours et les résidences. Des milliardaires et des banques achètent des instruments rares pour les prêter à des solistes. Ces mécènes privés jouent parfois un rôle comparable à celui des princes d’autrefois : ils offrent des moyens considérables, mais orientent aussi les esthétiques en fonction de leurs stratégies de prestige.
En parallèle, l’industrie culturelle mondiale s’impose comme un pouvoir à part entière. Les majors du disque, puis les plateformes de streaming, deviennent les nouveaux mécènes : elles déterminent la visibilité, le répertoire et même les carrières. L’artiste mondialement reconnu, qu’il soit violoniste classique ou chanteuse pop, dépend de cette infrastructure économique globale.
La logique du marché remplace celle du service. L’œuvre doit circuler, se vendre, séduire un public fragmenté et mondialisé. La création s’inscrit dans un écosystème complexe, où mécénat, sponsoring, diplomatie et stratégie marketing s’entremêlent.
















Celine Dion à las Vegas (durée des prestations 16 ans) record pour Elton Jones 17 ans !

Artistes indépendants et contre-pouvoirs

Face à ces structures dominantes, beaucoup de musiciens cherchent à reprendre la main. L’autoproduction, le financement participatif et les labels indépendants prolongent la tradition des musiciens itinérants et des avant-gardes marginales.
Les technologies numériques offrent des outils puissants : un compositeur peut aujourd’hui diffuser directement son œuvre, dialoguer avec son public, mobiliser un soutien financier. Cette désintermédiation redonne au musicien un rôle d’acteur économique.
Mais l’indépendance a son revers : les plateformes numériques imposent de nouvelles dépendances algorithmiques, économiques ou esthétiques. Le mécène a changé de visage : il s’appelle désormais Spotify, YouTube ou TikTok, et ses critères sont invisibles. Le rapport de force subsiste, il s’est simplement déplacé.

Pouvoirs publics contemporains : entre soutien et normalisation

Dans de nombreux pays européens, l’État reste un acteur central du soutien à la musique. Les systèmes de subvention, les résidences, le statut des intermittents ou les commandes publiques permettent une relative stabilité. Ce modèle garantit la diversité et la continuité, mais il engendre aussi des tensions : standardisation administrative, hiérarchies implicites des genres, concurrence entre patrimoine et création contemporaine.
Ailleurs, le soutien public relève du soft power. Les monarchies du Golfe financent des orchestres et des festivals prestigieux pour affirmer leur modernité culturelle. En Asie de l’Est, la Chine et la Corée du Sud investissent massivement dans l’éducation musicale et les concours internationaux comme instruments de rayonnement. Dans les démocraties libérales, la question se pose désormais en termes de gouvernance culturelle : comment soutenir sans orienter ? Comment protéger la création tout en respectant sa liberté ?

Perspectives numériques et mondialisation

Le XXIᵉ siècle a ouvert un chapitre inédit : celui du mécénat numérique. Les plateformes de financement participatif (Patreon, Kickstarter, Ulule) permettent un lien direct entre artistes et publics. Le soutien devient plus horizontal, plus intime, mais aussi plus volatil.
La mondialisation crée une visibilité inédite, mais aussi une homogénéisation des formats. Pour exister sur la scène internationale, beaucoup d’artistes adaptent leur esthétique aux normes du marché global. La musique devient un produit transnational où l’identité locale est souvent réinterprétée pour séduire un public planétaire. De plus en plus on croise dans un concert plusieurs genres musicaux pour plaire à tous : des « tubes » du classique, des airs jazzy de comédies musicales, des airs de variétés connus, des musiques de films célèbres…
Certains musiciens contemporains naviguent entre utopie d’autonomie et réalisme économique : les anciens mécènes sont remplacés par des algorithmes, investisseurs et audiences globales. La liberté apparente se paie d’une exposition permanente à la concurrence mondiale.

Le mécène et le clarinettiste du futur

Le mécénat : contrainte ou moteur créatif ?

Faut-il voir dans cette dépendance historique une entrave ou une source d’inspiration ?
En réalité, le mécénat a souvent été un moteur créatif. Sans les commandes religieuses, pas de messes de Palestrina ; sans les commandes royales, pas d’opéras de Lully, ni de Haendel, sans les obligations de fournir des pièces d’orgue et des cantates tous les dimanches au temple pas de JS Bach, sans les subventions publiques, pas de créations de Boulez ou de Stockhausen. Le pouvoir impose un cadre, mais ce cadre stimule souvent l’invention.

Le musicien, loin d’être passif, a toujours su négocier : flatter et servir sans se compromettre. Mozart insère l’ironie dans ses opéras de cour, Chostakovitch glisse la satire dans la symphonie officielle, le jazz détourne les hymnes patriotiques. Le mécénat, qu’il soit princier ou numérique, devient un espace de jeu symbolique où s’exerce l’intelligence artistique : comment créer tout en restant libre ?

Face à la complexité actuelle, certains acteurs plaident pour une un mécénat plus équilibré.
Une telle approche suppose la diversification des sources de financement publiques, privées, communautaires afin d’éviter toute dépendance unique. Elle promeut des mécénats participatifs, renforçant le lien direct entre artistes et publics. Elle encourage les commandes publiques expérimentales et la coopération internationale pour mutualiser les ressources.
Enfin, elle valorise les initiatives indépendantes où se réinventent les rapports entre art et société. Dans ce modèle hybride, l’autonomie absolue demeure un idéal, mais non une illusion : il s’agit de construire des relations plus équitables, transparentes et conscientes entre créateurs et mécènes pendant que les éditeurs, organisateurs de tournées planifient et financent les concerts et structurent un marché international.

Conclusion — Une histoire de dépendance créatrice

À travers les civilisations et les siècles, la musique n’a jamais existé hors du pouvoir. Servante du sacré, instrument du prestige princier, outil diplomatique ou produit d’une industrie mondiale, elle révèle l’éternelle tension entre liberté créatrice et dépendance matérielle. De la cour du Pharaon aux plateformes du XXIᵉ siècle, le musicien a toujours vécu au croisement du pouvoir et de la création. Tantôt courtisan, tantôt fonctionnaire, tantôt rebelle, il incarne la dialectique fondamentale entre art et société.
Cette relation, loin d’être seulement économique, est symbolique : le mécène, qu’il soit prince, État, fondation ou communauté numérique, cherche dans l’art une légitimité, tandis que le musicien cherche dans le pouvoir un espace d’expression. Le musicien a toujours dû négocier avec ses mécènes religieux, politiques ou économiques pour faire entendre sa voix.
L’histoire de la musique est donc celle d’une dépendance créatrice, parfois servile, souvent féconde. Les révolutions esthétiques, du baroque à l’électro, sont nées au cœur de ces tensions.
Aujourd’hui encore, le défi demeure le même : inventer des formes de soutien qui nourrissent la liberté plutôt qu’elles ne la contraignent.
 « La musique a toujours été un art libre dans ses formes, mais rarement dans ses conditions de production. » C’est précisément cette tension, entre liberté et contrainte, qui a fait et qui fera encore la grandeur de la création musicale.


samedi 27 septembre 2025

Analyses de la psychologie des collectionneurs d’instruments de musique à vent

 

par JoséDaniel Touroude

Depuis plus de trente ans, j’arpente brocantes, maisons de vente et réserves de musées pour dialoguer avec celles et ceux qui collectionnent les instruments à vent. L’enquête initiale auprès de collectionneurs d’instruments à vent, bâtie autour de douze questions, a livré un matériau important : anecdotes savoureuses, confessions parfois intimes, considérations techniques ou philosophiques. Afin de rendre cette richesse accessible, j’en propose aujourd’hui une synthèse fidèle et résumée.  Le lecteur découvrira comment une passion fait office de refuge et de moteur, comment elle dialogue avec l’argent et le temps, et pourquoi les collectionneurs, loin d’être de simples accumulateurs, sont des passeurs de mémoire et de savoir.

Question 1 – Pourquoi la passion du collectionneur restetelle intacte ?

La passion naît souvent d’un choc esthétique : la première fois que l’on tient entre ses mains certains instruments emblématiques comme le saxo ténor mark 6 de Stan Getz ou la clarinette centered tone de Benny Goodman, nous avons un choc sensoriel qui imprime durablement la mémoire. Dès lors, chaque rencontre avec une autre pièce apparentée réactive la sensation initiale. L’objet convoqué n’est plus seulement un instrument, il devient la clef d’accès à un état émotionnel rare, presque originel.

Saxophone alto Grafton. Charlie Parker a joué sur ce type 
d'instrument.


Or cette émotion n’agit pas seule ; elle se combine à la stimulation intellectuelle. Pour authentifier une estampille, il faut éplucher de vieux catalogues, comparer des détails de fabrication, discuter avec des experts, réactiver l’histoire de la musique dans son contexte. À chaque mystère résolu, le plaisir esthétique s’enrichit d’une satisfaction cognitive. Ainsi, la passion mêle jouissance immédiate et construction méthodique : l’une réchauffe le cœur, l’autre nourrit l’esprit.

Article sur le saxophone Grafton de Charly Parker

Enfin, la passion se régénère par l’alternance du calme et de la quête. Le moment de contemplation, face à une vitrine silencieuse, recharge l’énergie que l’on dépensera plus tard en voyage, en négociation, en restauration. Quand la curiosité faiblit, le simple fait de faire sonner un vieil instrument ranime la flamme. Cette circulation permanente explique qu’après des décennies, le collectionneur ressente encore la même palpitation qu’au premier achat. Et puis nous sommes aux aguets, toujours prêts pour le prochain achat, la prochaine découverte.

Le graal du collectionneurs de clarinettes : 3 clarinettes Stengel dans leur boite d'origine

Question 2 – Pourquoi une collection n’estelle jamais « terminée » ?

L’incomplétude tient d’abord au choix du terrain de jeu. En se spécialisant, par exemple, dans les clarinettes françaises du XIXᵉ siècle, on croit restreindre l’horizon. Pourtant, ce cadre contient des centaines de modèles, de facteurs, de variantes régionales. Chaque découverte ouvre deux pistes supplémentaires. Plus le collectionneur apprend, plus il prend conscience de ce qu’il ignore. Ensuite, le désir se nourrit du manque. Tant qu’un instrument rêvé échappe, il agit comme un appât mental. Les marchands le savent et entretiennent la tension en évoquant des pièces « sorties d’un grenier ». Lorsque l’objet finit par arriver et acheté, la satisfaction est brève ; presque aussitôt un autre chaînon manquant se dessine. Ce déplacement perpétuel préserve l’élan.

Certains collectionneurs affirment clore un chapitre une fois un corpus jugé complet. Ils ne renoncent pas pour autant : ils déplacent la focale. Après avoir réuni tous les styles de saxophones de la période Sax, ils se penchent sur les partitions d’époque ou sur les becs originaux. L’inachevé n’est pas une faille mais un principe vital.

Quelques une des inventions d'A. Sax
Source Musée Selmer















Question 3 – Quel est le véritable statut de l’objet collectionné ?

D’un point de vue fonctionnel, la plupart des instruments pourraient encore sonner après restauration. Cependant, le collectionneur les considère avant tout comme des témoins : témoins d’une innovation, d’une esthétique, d’une société, d’une histoire. Ainsi, un simple piston innovant d’un cuivre ou une nouvelle clé d’une flûte racontent les progrès de l’industrialisation autant qu’ils annoncent les instruments modernes.

Sur le plan symbolique, l’objet agit comme un miroir. Posséder une pièce rarissime confère au détenteur le statut de découvreur puis de gardien. Le lien affectif résulte du temps passé à chercher, puis à soigner la pièce : vernis, soudures invisibles, bois ciré, clés repolies…  Chaque minute investie augmente la valeur sentimentale.

Enfin, l’objet déclenche du récit. À l’occasion d’une visite, le collectionneur raconte comment il a repéré l’instrument sur une petite annonce, comment il a été la chercher, comment il a triomphé d’une enchère téléphonique. Le récit lie l’objet à l’expérience vécue parfois mouvementée fait de la collection non un simple stock mais à une véritable épopée.

L' histoire méconnue des pianos Victory.

Question 4 – D’où viennent les motivations ?

Les motivations s’agrègent en couches successives. La première est souvent émotionnelle : un souvenir d’enfance, un parent musicien, une harmonie de village, la marque de l’instrument que l’on joue. À ce socle intime s’ajoute la fascination technique ; comprendre pourquoi une modification d’une perce colore un timbre et cela transforme l’amateur en chercheur. À mesure que grandit la collection, la dimension patrimoniale prend le relais. Conserver une flute intacte, c’est empêcher qu’un jalon disparaisse. Le collectionneur se voit alors comme un maillon dans la chaîne de transmission, ce qui confère à sa quête une résonance civique. Dans un monde de consommation rapide, sauver un objet fragile qui a demandé tant de savoir-faire équivaut à un acte de résistance culturelle.

Enfin, la reconnaissance joue son rôle. Être sollicité par un musée, voir son nom au bas d’une notice d’exposition, validera l’effort solitaire. Loin de l’orgueil, cette reconnaissance rassure et prouve que la passion n’est pas vaine, qu’elle irrigue un savoir collectif. En fait nous avons une utilité sociale car en collectionnant nous protégeons le patrimoine.

Buffet-Crampon : 200 ans d'existence

José Daniel Touroude et René Pierre.















Question 5 – Peuton esquisser des profils ?

Un premier profil, le musiciencollectionneur, part de la pratique. Il possède plusieurs instruments jouables, les utilise pour des concerts sur instruments d’époque, compare les réponses acoustiques. Sa collection est un laboratoire sonore. À l’opposé, le chineurrevendeur privilégie la chasse. Il écume marchés et ventes, retape, revend pour financer la prochaine trouvaille. Pour lui, l’objet circule car vendable ; seuls restent dans sa collection les spécimens jugés incontournables.

Le restaurateur voit, dans chaque instrument abîmé, un défi, un challenge ! L’instrument n’est complet que lorsqu’il est digne d’admiration et /ou s’il rejoue.  Enfin, le chercheuriconographe amasse photos, partitions, catalogues afin de replacer l’objet dans son contexte. Bien sûr, la plupart d’entre nous mélangent ces rôles suivant les périodes de la vie et les moyens disponibles.

Une rare clarinette de J.G. Geist

Question 6 – Comment la passion se transformetelle en expertise ?

L’expertise naît de la comparaison. Après avoir manipulé cinquante flûtes traversières, on repère instinctivement la main d’un facteur ou l’empreinte d’une copie. Cette compétence se renforce lorsqu’on documente chaque pièce : photos macro, prises de cotes, recherches d’archives. Le catalogue personnel devient base de données. Parallèlement, l’échange alimente la progression. Un forum spécialisé, un groupe de restaurateurs, une visite dans les réserves de musée offrent des contrepoints. Les erreurs se corrigent, les certitudes se nuancent et accroît la réputation de l’expert, qui sera ensuite sollicité par les institutions.

Pavillon d'une clarinette en ivoire de C. Sax. Met de New York














Enfin, la vulgarisation consolide le savoir : écrire un article oblige à clarifier la découverte ; construire une exposition pousse à hiérarchiser les pièces. Ainsi, la passion, en se donnant à voir, passe du statut de hobby à celui de compétence reconnue.

Question 7 – Quelle place l’argent occupe‑t‑il ?

L’argent est un carburant et un garde‑fou. Sans budget, point d’acquisition ; mais un budget illimité tue le plaisir du défi. Souvent les collectionneurs fixent un plafond annuel et prévoient une « réserve » pour l’occasion exceptionnelle. La négociation est un art qui flatte l’ego : arracher un instrument à un prix raisonnable après une joute verbale procure presque autant de joie que l’objet luimême. Toutefois, chacun garde en mémoire un achat impulsif — facture trop salée, instrument trop abîmé — qui sert de leçon.







Article sur les ventes d'instruments de musique de Vichy

Quant à la revente, elle est rarement spéculative. On cède des doublons pour financer une autre pièce, on vend un lot pour résoudre un besoin familial. Les profits éventuels restent dans le circuit (plus souvent aux organisateurs d’enchères et revendeurs d’ailleurs). Au terme d’une vie, peu envisagent la collection comme un placement ; beaucoup souhaitent qu’elle rejoigne un musée ou sert pour un jeune musicien ou pour un autre collectionneur méritant, car rarement les collections intéressent les enfants pour une transmission héréditaire !

Question 8 – Le collectionneur est‑il vraiment solitaire ?

Il contemple seul, certes, mais toute sa stratégie repose sur le collectif. Les marchands constituent la première courroie : ils préviennent discrètement leurs clients fidèles qu’un instrument rare arrive. Les pairs forment ensuite un réseau d’échange : photos, mesures, conseils de nettoyage, on débat d’une datation, on identifie une contrefaçon. La sociabilité culmine dans la vente aux enchères : chacun observe les concurrents, tente de deviner jusqu’où ils monteront. L’après‑vente rétablit la camaraderie : on va boire un verre, on compare les trophées.

Marque Clarinette Schemmel (coll J.D. Touroude












Enfin, le public, qu’il s’agisse d’étudiants ou de visiteurs d’un salon, redonne sens au travail accompli. Montrer sa collection, c’est accepter le regard de l’autre, recevoir des questions naïves, placer l’instrument dans son contexte historique et musicologique, parfois apprendre aussi qu’un instrument que l’on croyait unique existe ailleurs.

L' histoire des clarinettes Schemmel

Question 9 – Quel rapport entretient‑il avec le temps ?

Restaurer, c’est suspendre la dégradation et cataloguer, c’est figer en un document l’essentiel de nos savoirs. Le collectionneur se bat contre l’entropie. Quand il polit un pavillon, il rend au cuivre son éclat de 1880 ; quand il remet un tampon en peau, il réactive une vibration. Mais le temps est aussi anxiogène : que deviendront ses pièces après lui ? Certains rédigent un document de succession : liste des instruments, estimation, souhait de destination. Certains concluent des accords pour donner à des musées ; d’autres cherchent un collectionneur privé digne de recueillir la collection, d’autres vendent aux enchères avant leur disparition.

Cette projection élargit encore la signification de la collection : d’aventure personnelle, elle devient patrimoine. On passe après avoir amassé pendant des décennies à transmettre le patrimoine.

L' histoire des clarinettes de Kayser

Question 10 – Où finit la passion, où commence la compulsion ?

Les psychiatres parlent de collectionnisme quand l’accumulation envahit l’espace vital et détruit le lien social. Les signes de dérive : endettement chronique, privation des besoins familiaux, incapacité à vendre même un doublon, refus de toute sortie qui ne soit pas utile à la collection.  Les collectionneurs que j’ai interrogés eux voient plutôt un curseur qui, la plupart du temps, reste sous contrôle. À l’inverse, ce sont des signes d’équilibre : budget limité, stockage sécurisé, partage régulier (articles, concerts, prêts), acceptation de céder une pièce pour financer un projet familial.

Article sur les cannes musicales

La conscience du risque joue un rôle prophylactique. Se savoir susceptible de basculer aide à maintenir la garde. Et puis le réseau rappelle à l’ordre : un ami qui dit ‘tu n’en as pas déjà trois ?’ vaut parfois toutes les thérapies.

Question 11 – Pourquoi tant d’importance accordée à la mise en scène ?

Une vitrine bien éclairée est un appareil de lecture : en plaçant les instruments du plus ancien au plus récent, on visualise l’évolution de la facture. L’ordre n’est donc pas manie, il est outil pédagogique. La mise en scène protège : supports, hygromètre, verre anti‑UV. Elle valorise : un public conquis acceptera plus volontiers d’écouter l’histoire détaillée d’un piston si la pièce brille comme un bijou. Enfin, elle récompense l’effort : contempler trente ans de quêtes alignées dans un meuble sur mesure procure une paix intense.





Lien vers l' ACIMV

Certains vont plus loin : scénarisations sonores, QR codes menant à des enregistrements, associations d’archives photographiques. Le collectionneur devient alors commissaire d’exposition, et sa maison un musée miniature.

Question 12 – Au fond, quel sens le collectionneur donne‑t‑il à sa pratique ?

Trois constantes émergent.

Premièrement, la conscience de sauver un patrimoine fragile. Dans une société où l’obsolescence est rapide, sauvegarder un instrument rare est un acte presque politique.

Deuxièmement, la quête d’identité : en se construisant une spécialité — tel facteur, telle époque — le collectionneur se définit et se distingue. Son musée personnel devient un peu son autoportrait.

Lien sur un article concernant les flageolets de Bainbridge

Troisièmement, la joie simple de la beauté. Savoir qu’un tube de bois poli, peut encore vibrer deux siècles après sa naissance, rappelle que l’ingéniosité humaine n’est pas vaine. Ainsi, collectionner revient à célébrer l’artisan, l’artiste et la matière — et, accessoirement, à relier le passé et l’avenir par la musique.

Conclusion

En parcourant les douze questions, on mesure que la collection d’instruments n’est ni caprice, ni simple accumulation. Elle est un dialogue permanent entre l’émotion et la connaissance, entre le refuge et l’ouverture, entre le passé préservé et le futur imaginé. Chaque instrument sauvé, qu’il rejoigne un pupitre pour un concert ou qu’il reste muet derrière une vitre, prolonge la chaîne des artisans et des musiciens. Le collectionneur, souvent discret, devient alors médiateur : il recueille, restaure, raconte et transmet. Sa passion, à condition de rester équilibrée, offre au patrimoine sonore une seconde vie et au public une fenêtre inattendue sur l’histoire.

Tant qu’un jeune visiteur pourra se pencher sur un instrument, imaginer le souffle d’un soldat de 1870 qui a soufflé dedans, la mission sera accomplie. Dans la lumière tamisée d’une vitrine ou dans l’éclat d’une scène de concert, l’instrument retrouvera sa voix et avec lui, résonnera la jubilation du collectionneur.



samedi 20 septembre 2025

Pierre JOUVE (1767-1837), un facteur d'instruments de musique à vent du début du XIXème siècle assez mal connu.

Parfois une flûte, une clarinette apparaissent  dans une vente de Vichy, mais les instruments de ce facteur sont plûtot rares.


Pierre Jouve est né à Lyon vers 1767. Son père Didier Jouve était fabricant de bas dans cette ville.

Sans doute a-t-il reçu une formation de tourneur à Lyon, avant de faire un tour de France et de s'initier à la fabrication d'instruments de musique. On le retrouve à Paris où il épouse le 25 juin 1792 Françoise Laurentin.

En 1805, une anecdote nous permet de mieux le connaître : le 12 décembre 1805, il déclare avoir perdu sa carte de sécurité. Il habite alors 92 Palais du Tribunal et exerce le métier de luthier. Suit sa description physique : Luthier âgé de 38 ans, taille 1 m 68, cheveux et sourcils blonds, visage ovale, front élevé, yeux gris bleu, nez long chétif, bouche moyenne, menton fourchu et potelé. "

"  Déclare avoir perdu il y a 12 jours environ, la carte de sécurité qu'il avait obtenue il y a 4 ans à la préfecture de police qui désirant une nouvelle, a cru devoir nous faire la présente déclaration que nous approuvons. Assisté de Pierre Poupart chapelier 59 ans 32 palais du tribunal et Jean Baptiste Manielle restaurateur 40 ans 98 Palais du Tribunal ". Source Généanet 

Flûte en buis à 1 clé de Pierre Jouve. ( vers 1805)  vente Vichy 2025

Les instruments de ce facteur sont assez simple et bien fait .






Clarinette à 5 clés en Do. (Vente Vichy 2024)






En 1808 il se déclare marchand luthier et son atelier est situé au 96 rue du Palais Royal, à proximité des ateliers de Claude Laurent et Jean Daniel Holtzapffel.

Au décés de Jean Baptiste Roche, facteur d'instruments de musique, en 1812 c'est lui que le commissaire priseur sollicite pour réaliser l'inventaire de l'atelier.










Flûte à 1 clé de Pierre Jouve vers 1810 (Coll. M. Lynn)



















Les différentes adresses de Jouve  : 
En 1808, il habite à Paris (75000). Facteur d'instruments de musique 9 palais du Tribunal 
1810-1812 Marchand de musique Palais royal galerie de pierre 96
1820 Jouve luthier palais royal gal. de pierre 96
1822 Hentz-Jouve luthier marchand de musique palais royal galerie de pierre 96
1825 Hentz-Jouve marchand de musique même adresses
1827 idem.
(BNF - Gallica - Annuaire du Commerce Didot Bottin - (Internet).








Flûte à 4 clés de Pierre Jouve, vers 1825. Collection M. Lynn.






C'est à partir de 1814 qu'apparaît Agathe Jouve qui avait épousé Victor Jean François Hentz (1790-1844) qui se déclarait Marchand de musique en 1816.

On ne connait pas le lien de parenté entre Agathe et Pierre Jouve, sans doute la nièce du facteur. A partir de 1816 le couple Hentz-Jouve devient Marchand de musique à la même adresse. Sans doute exerceront-ils ensemble jusque 1822, si on se fie au Bottin.
A cette date Pierre Jouve se retira à Conflans-Sainte Honorine où il décéda le 14 avril 1837 à l'age de 70 ans.
Quant au couple Hentz-Jouve il exerça jusque vers 1830 puis après, lui devint journalier rue des 3 bornes à Paris. Victor Hentz décéda le 1 novembre 1844, à Paris à l'âge de 54 ans. Ils avaient eu 4 enfants.

Pour l'anecdote, Victor Hentz était le fils de Nicolas Hentz (1753-1830) député de la Moselle  à la Convention Nationale, partie de la Montagne du 21 09 1792 au 26 10 1795 et qui avait  voté la mort du Roi.
Impliqué dans de nombreux massacres, dont la fusillades d'Avrillé, l'incendie de la ville de Kusel et favorable à Carrier, le guillotineur de Rochefort, il fut arrêté en 1795 mais s'échappa pour fuir aux Etats-Unis où il ouvrit une exploitation de tabac en Pennsylvanie.
Vitrail de la chapelle du champs
des martyrs d'Avrillé