dimanche 27 juillet 2025

Analogie entre les pratiques du sport et de la musique. Discussion entre un sportif et un musicien

 José Daniel TOUROUDE et Bruno CORNILLET

A chacune de nos rencontres, nous finissons par aborder ce sujet sur nos passions et nos carrières passées avec le constat des similitudes entre sportifs et musiciens.

Bruno (sportif) : Pour débuter, il faut avoir au départ des aptitudes souvent physiques pas ordinaires, mais qui dès l’enfance, montre d’abord que l’on est doué pour tel sport (et pas pour tel autre) et qu’on a une envie irrépressible de pratiquer, ce qui procure un plaisir certain.

JDT (musicien) : oui un don est nécessaire mais pas suffisant car il faut être surtout motivé et ne pas concevoir de dérouler sa vie sans pratiquer et jouer. Cela devient vite un besoin essentiel et on s’aperçoit alors qu’il faut travailler un peu, beaucoup, passionnément ou pas du tout !

B : Ce besoin de s’entrainer sérieusement tous les jours, quels que soient la météo ou l’envie réelle, pour garder son niveau et pour progresser permet de différencier rapidement les adolescents qui jouent pour leur plaisir et qui progressent gentiment dans l’activité choisie, de ceux qui ont des objectifs ambitieux, qui sont passionnés et qui organisent un planning de travail pour progresser rapidement.

JDT : En effet la passion est essentielle ! mais il est indissociable aussi, d’être reconnu rapidement voire admiré par les autres, applaudi et ce qui est encore plus valorisant par des adultes surtout s’ils sont légitimes, ayant fait une belle carrière passée. 

B : C’est l’environnement porteur qui est essentiel pour se motiver : la famille, le club local, les entraineurs qui peuvent te faire progresser et te donner les conditions de travailler sans cesse avec des équipiers talentueux, de justifier tes sacrifices et tes choix d’activités.

Sans la qualité et l’engagement de tout ton entourage, des bénévoles qui croient en toi, des professionnels qui transmettent, du club qui est ton école d’apprentissage, il n’y a pas beaucoup de progression. Sans cela, seul on ne va pas très loin.

JDT : Je suis d’accord. D’ailleurs jouer est un terme commun pour le sport et la musique. C’est souvent une évidence dès le plus jeune âge pour soi-même et pour son entourage. Pour les musiciens, une harmonie municipale de bon niveau, un conservatoire municipal, puis régional et national avec des professeurs stimulants qui te donnent un enseignement adéquat, qui te montrent la voie à emprunter et triompher des obstacles, l’écoute de concerts et de disques de qualité, des master-class, un orchestre pour jouer ensemble et s’exprimer… sont essentiels. S’entourer des bonnes personnes dès le départ donc avoir de la chance aussi, permet de faire les bons choix. Nous avons la chance en France d’avoir des structures aussi bien culturelles que sportives qui permettent pour tous d’aller jusqu’à un niveau de professionnel. Après tu en fait ta profession pour gagner ta vie ou non, c’est une autre histoire….

B : En effet c’est très ludique au départ, on s’amuse d’abord puis on travaille sans cesse pour progresser. Devenir bon dans une activité est d’abord et avant tout, le résultat d’un travail personnel intense. Ensuite, c’est une affaire collective au sein d’une équipe professionnelle lors des stages et des compétitions. Mais plus tu es compétitif lors des grands rendez-vous, plus les voyages sont nombreux et éloignés de chez toi et très vite, tu as moins de temps libre rien que pour toi. Pour les musiciens réputés, je suppose que c’est pareil, ils enchainent les concerts à travers le monde, comme j’ai pu le faire surtout en Europe.

JDT : La gestion du temps est alors primordiale dès le départ pour concilier les études et l’investissement dans notre passion que ce soient sport, musique ou autre… La passion de ton sport ou pour nous la musique prend alors beaucoup de place et il faut vraiment le vouloir et sacrifier beaucoup d’autres loisirs mais est-ce vraiment un sacrifice ?

B : Non, ce n’est pas un sacrifice puisque notre passion est plus forte que tout. Et puis il y a l’identification à un modèle, à nos idoles, avec les posters dans sa chambre, maillot et autres objets… et pour vous musiciens cela doit être la même chose en écoutant en boucle vos artistes et vos musiques préférées ou rencontrer d’autres musiciens talentueux.

Nous subissons aussi le contexte qui valorise tel sport à la mode car il n’y a pas seulement la technique de ton sport ou de ton instrument mais tout un environnement culturel de lectures, de reportages, d’analyse de prestations, compétitions ou concert, voire d’entretien et de réparations de ses outils et instruments.


JDT : Ainsi la vision positive voire prestigieuse de ton sport dans la culture ambiante ou pour nous de notre instrument et de la musique que nous jouons, nous encourage et nous motive. Mais parfois tous nos efforts ne sont pas reconnus car notre entourage est culturellement sur une autre planète ! Par exemple vous travaillez Bach et c’est difficile et vos amis préfèrent de la variété, le «tube» à la mode. En fait, très vite vous vous démarquez des autres, vous devenez le cygne dans la portée de canards… j’en connais qui n’ont pas pu alors qu’ils étaient doués de faire ce grand écart à savoir à la fois s’exclure du groupe en se polarisant sur une activité tout en fascinant les autres quand tu es en représentation. Mais nous, nous sommes déjà à part pris par le circuit de la récompense avec la dopamine.

B : je vois que c’est du vécu ! mais pour nous c’est pareil. Si tu fais du vélo, du foot ou du rugby c’est populaire mais certaines des compétitions sportives même olympiques ne sont pas appréciées comme des sports nobles ou des sports populaires.

En effet pour certains sports, il n’y aucune couverture médiatique voire peu de public et pourtant combien de champions complétement anonymes. On en voit parfois aux retransmissions des championnats et jeux olympiques à une heure tardive ! je pense que c’est profondément injuste de voir toujours les mêmes sports comme d’ailleurs pour vous d’entendre toujours les mêmes musiques et les mêmes instrumentistes !

Car selon le sport comme en musique, on peut être amateur ou professionnel et cela n’a rien à voir parfois avec son niveau de performance.

Sur le plan financier, les cachets et salaires sans parler des sponsors sont très différents selon les sports pratiqués. Les organisateurs d’évènements qui suivent les goûts du public majoritaire amplifient cet état de fait pour des raisons financières. Certains sports sont confidentiels et même uniquement réalisés par des amateurs ou sous-payés c’est vrai, comme certaines musiques sont rarement jouées et certains instrumentistes, malgré leurs talents, rarement solistes.

JDT : Et puis comme pour vous, si par exemple un gymnaste même médaillé reste anonyme et ne gagne pas en deux décennies d’efforts ce que gagne un footballeur en un mois voire en une semaine ! un bassoniste ou un tromboniste soliste n’a pas le même cachet qu’un pianiste, un violoniste ou un chanteur célèbre et pourtant il a autant travaillé et est aussi virtuose de son instrument.

B : Mais quand on commence, on ne pense pas à cela, on suit sa passion pour une balle, un ballon, le vélo ou le tatami ! nous sommes tous pareils, motivés à travailler un sport ou un instrument, à nous dépasser et pour cela il faut une rigueur d’organisation de ses journées, une hygiène de vie contraignante et avoir une bonne santé. Combien de plaisirs avons-nous supprimé pour être en forme, comme l’alcool ou les bons plats en sauce par exemple pour rester à son poids de forme !


Voir l'article sur " Qu'as tu fait de tes talents "

JDT : En ce qui concerne la méthode de l’organisation journalière la similitude entre le sport et la musique est indéniable. En effet, dès le réveil musculaire, le sportif doit faire des assouplissements comme le musicien, préparer à concentrer son énergie et cela tous les jours, se préparer avec ses outils sportifs ou son instrument. Puis l’un comme l’autre on commence les échauffements, les gammes, les gestes ou les partitions d’études lentement et de plus en plus rapides et vient le travail spécialisé selon le sport ou la musique. Le goût du travail, de l’effort, de la progression mais surtout aimer cela est fondamental. Les notions de concentration, d’énergie dépensée, de volonté, de force mentale deviennent fondamentales afin d’arriver à un bon niveau et apercevoir ses limites. Il en faut des qualités en fait !

B : C’est vrai mais il y a ceux, et ils sont rares, qui ont la volonté permanente quasi obsessionnelle du dépassement de leurs limites s’ils veulent être parmi les meilleurs et pour y arriver, il est impératif de suivre un programme de travail draconien pour augmenter leur résistance et leur endurance. Mais pour tous les sportifs compétiteurs, nous devons avoir la force mentale de ne jamais abandonner même à la limite de la souffrance physique, et pourtant, je t’assure, nous avons très mal.

JDT : Pour nous, c’est la répétition sempiternelle pour arriver à la précision des gestes, le goût pour la technique, l’exigence de qualité et de rapidité, viser la perfection. Un grand virtuose en master-class nous répétait quotidiennement pour nous stimuler : « Entraînement difficile, prestation facile, entraînement facile, prestation difficile !»

L’acceptation de l’évaluation comme source de progression permanente : s’évaluer pour évoluer est un postulat pour nous tous.

B : Je suis entièrement d’accord car en plus d’avoir la volonté d’entretenir et de développer notre corps et notre mental, nous devons choisir et entretenir aussi nos outils de travail comme des objets précieux (vélo, combinaisons aérodynamiques, chaussures etc…).

Nous sommes souvent à la limite de maniaquerie et certains objets sont inséparables et nous ne sommes pas loin des superstitions (maillot porte bonheur…). Je connais certains champions qui ont vraiment un rapport spécial avec leur matériel ! Comme Eddy Merckx maniaque de chaque détail de son vélo un peu comme Ravel qui jouait en concert avec toujours sa paire de chaussure fétiche ! non ?

JDT : c’est vrai nos instruments sont bichonnés et sont plus que des objets ! c’est difficile de s’en séparer ! mais ce qui fait un champion sportif ou un artiste, c’est la mobilisation d’une énergie concentrée sur une partition, un effort ciblé. Ce qui est terrible, et il faut être un peu masochiste ou passionné, c’est qu’après une journée d’efforts, le lendemain nous devons tout recommencer, un jour cyclique sans fin où on reprend tout à zéro, avec le réveil, le travail d’échauffement etc… pour être prêt le jour de la compétition ou du concert éventuel ou programmé.

B : Au départ on se bat contre soi-même, mais aussi avec ou contre le chronomètre ou le métronome pour vous, puis une fois suffisamment entrainés, compétitifs et en confiance, on aime la compétition, le jeu collectif au sein de l’équipe. Pour nous sportifs, notre raison d’être est de gagner. Pour vous, c’est l’équipe de l’orchestre et le moment de vous valoriser (le solo ou le chorus improvisé pour les jazzmen) et alors tout le travail personnel précédent prend alors son sens pour avoir sa place dans la répétition, l’entrainement, le concert, la compétition.

JDT : Bien sûr, la maitrise du trac et du stress face au public, la maitrise technique de la partition sont vraiment un combat avec soi-même puis et c’est ce qui est paradoxal, il y a aussi et le plaisir de se montrer car la finalité reste la scène, le podium pour vous, la récompense de se faire applaudir, de signer des autographes et faire des selfies avec ses admirateurs ! et cela permet de gommer tous les efforts effectués en solitaire. Même si vous êtes bon et que vous avez beaucoup travaillé, il y a le facteur chance d’être dans un bon orchestre, d’avoir un bon agent, de rencontrer en fait les bonnes personnes…

B : Pour les sportifs, il faut être dans une bonne équipe qui sublime tes talents et puis il faut savoir se vendre, être dans les bons coups …le hasard est essentiel mais aussi d’avoir la force psychologique (le mental disons nous) qui nous permettent de nous différencier des autres aussi talentueux car il y a beaucoup de bons dans chaque discipline.

Pour moi l’essentiel, sont les qualités psychologiques autant que les capacités physiques.

Toi comme moi, nous avons connu des personnes douées, des comètes peu endurantes qui n’avaient pas la force psychique d’être dans l’effort permanent d’être dans la lumière sous les feux des critiques, sous la peur d’une contre-performance.

JDT : Comme disait Kennedy « Quand il est dur d’avancer, il y a que les durs qui avancent ! »

Puis vient le grand jour où nous sommes en représentation face au public où nous recherchons la victoire, les applaudissements, et le résultat de tous nos efforts éprouvants, la récompense dans une prestation parfois courte. Car le problème, c’est qu’Il faut être à l’optimum de sa forme pour un temps assez court, très court parfois pour certains sports ou lors d’un solo car il faut être au top le jour J à l’heure H et il n’y a rien de plus frustrant d’être au summum juste avant ou après et de ne pas briller au moment opportun.  

B : C’est comme le proverbe : avant l’heure ce n’est pas l’heure, après l’heure ce n’est plus l’heure.

JDT : Et puis les gens se sont déplacés et ont payés pour vous admirer et il y a des jours où vous maudissez d’être en représentation et vous aimeriez plutôt être sous la couette, vous critiquez votre instrument qui ne répond pas comme vous le voulez, l’ambiance ou la salle ne vous convient pas, le public parfois et cette vie qui vous oblige à vous dépasser selon un horaire qui n’est pas forcément le vôtre sans tenir compte de vos problèmes de santé, de vie personnelle, de doutes … En choisissant ce métier, le public vous adore seulement si vous êtes extraordinaire et pas seulement bon, et à cause de cela beaucoup abandonnent.

B : Oh oui ! le public vole toujours au secours du succès, malheur aux vaincus ! C’est cruel et pour cette raison, certains athlètes pour être les meilleurs ont abusé de stimulants. Fort heureusement après quelques affaires scabreuses, les instances sportives ont mis en place le suivi longitudinal de chaque athlète professionnel qui se fait contrôler périodiquement, de jour comme de nuit, même pendant ses loisirs. Ce qui n’est pas le cas dans la vie normale, où certains face à un public qui le juge, ont besoin d’un petit « remontant » (théâtre, danse, musique ou pour les politiques !) 

Après la compétition vient le relâchement, un moment ambivalent : parfois un peu déprimant. Vos équipiers, votre staff ou vous-même sont parfois très critiques, les enregistrements vidéo parfois terribles aussi. Gérer la défaite, les moments de doute et de découragement font partie du métier et il faut être solide sous les sarcasmes surtout quand les vainqueurs sont dans l’euphorie de la victoire et du succès.

JDT : Oui nos égos font des yo-yo permanents ! pour les musiciens l’évaluation avec enregistrements et les critiques et autocritiques sont nécessaires mais perturbantes. On aurait pu et on a toujours joué mieux un jour, même si le public a applaudi. Nous sommes perfectionnistes et éternellement insatisfaits. Après le concert, il faut aussi savoir se valoriser pour déboucher sur d’autres concerts, sur un disque, une critique ou un article, une image positive à consolider dans les médias, pour le marketing et augmenter sa notoriété donc sa valeur et ses tarifs ! mais nous sommes loin de vous sportifs qui demandent des sommes rondelettes voire colossales.

B : Nous avons la même analyse mais cela est très variable selon les sports car notre vie professionnelle est beaucoup plus courte ! il faut engranger en quelques années. Vous musiciens et c’est un point divergent malgré toutes nos ressemblances sur la méthode, vous pouvez étaler la musique et jouer pendant des décennies !

Bien sûr les meilleurs et les plus connus seront privilégiés et seront entraineurs ou organisateurs ou autre en restant dans le milieu sportif mais cette notion de durée est essentielle et beaucoup plus stressante pour nous sportifs. On n’a pas droit à l’erreur et puis surtout il y a les blessures, nos cauchemars car tout notre vie peut basculer en rien de temps. Dans le sport de haut niveau, la malchance est impitoyable pour une carrière.

Enfin, arrive le moment terrible où on décline, où il faut raccrocher car on n’est plus au niveau attendu, faire place aux jeunes et ce n’est pas toujours facile à 35 ans, voire moins. C’est pour cela qu’il faut penser très tôt à la reconversion et je m’y suis appliqué pendant toute ma carrière. Certains espoirs désormais continuent des études en parallèle du sport, d’autres utilisent leur notoriété pour préparer un parachute, d’autres ne font rien en se cantonnant au sport et ils ont beaucoup de difficultés à vivre et sont souvent dépressifs et nostalgiques et collectionnent tout ce qui se rapporte à leurs moments de gloire !

JDT : Apparemment notre discussion parait parallèle et symétrique avec toutes ces similitudes mais en fait la plupart des musiciens et des sportifs mixent sans cesse la musique et le sport. Beaucoup de musiciens font de la gymnastique, du sport pour être en forme avant de faire de la musique, avant un concert, de faire des assouplissements pour se défouler pour contrer le trac, pour être à l’aise sur scène, méditation et respiration etc… et après le concert aussi pour décompresser et évacuer la tension nerveuse ! tous les musiciens qui pratiquent beaucoup qu’ils soient amateurs ou professionnels sont des sportifs à leur manière.

B : Nous aussi pendant les entraînements, on ne peut pas se passer de musiques choisies et cela bien avant d’avoir les écouteurs pour stimuler notre énergie. C’est fondamental et tous les sportifs amateurs ou professionnels s’entrainent avec de la musique. En ce qui me concerne, la musique me dynamisait vraiment et mon cerveau était occupé oubliant des douleurs que je faisais subir à mon corps. Et puis tout finit en « musique » quand on a gagné (les chants de victoires dans les vestiaires ou à la 3ème mi-temps ne sont pas très qualitatifs mais joyeux !) et surtout quand nous sommes sur le podium avec l’hymne national !

 

Merci à Bruno Cornillet, coureur cycliste professionnel de 1984 à 1995, d’avoir permis la retranscription d’une discussion informelle et honnête. Il fût compagnon de route de Bernard Hinault et de Greg Lemond avec lesquels il participa à 10 Tours de France consécutifs puis devint pilote de ligne chez Air France jusqu’ en 2021. Belle reconversion ! Merci à d’autres sportifs et musiciens qui ont relu ce texte notamment Rémi Madec et René Pierre. Cet article est dédié à la mémoire du jeune et talentueux Etienne Fabre qui aimait tellement la vie, la musique et le sport. (cf liens internet de Bruno Cornillet, Président du prix E. Fabre)


Prix Etienne Fabre / cliquez pour découvrir.



mardi 13 mai 2025

Pierre Florentin BARBIER (1828-1909) facteur de flûtes, inventeur et innovateur.

En revenant de la derniére vente de mai à Vichy où une flûte de Florentin Barbier a fait l'objet d'une belle bataille d'enchères entre plusieurs flutistes, j'ai souhaité me documenter sur ce facteur original et créatif ! Et bien je n'ai rien trouvé de bien complet sur le sujet.....Alors comme d'habitude je m'y suis collé.

Biographie :

Pierre Florentin Barbier est né à Paris 11ème le 13 novembre 1828 et a été baptisé à Saint- Sulpice deux jours plus tard.  Son père Pierre François Barbier (1780-1854) né à Sauvillers-Mongival dans la Somme était artisan à Paris et sa mère Marie Victoire Demasy (1798-1852) était belge. Il avait un frère Victor Emile Barbier (1833-1864) né à Paris (10é) le 10 mars 1833 qui sera militaire (fusillier au 62 éme  régiment d'infanterie) qui mourra du typhus le 21 décembre 1863, au Mexique à Pachuca au cours de l'expédition de la France dans ce pays.
Il avait également une soeur Pauline Célina Barbier né le 24 mars 1831 au 7 rue de Sévres à Paris.
Il avait  épousé, à 24 ans le 10 février 1853 à Saint Sulpice Louise Souveraine Sicard âgée de 17 ans. A cette époque il habitait à la Villette et excerçait le métier de clétier. Avait-il suivi une formation de mécanicien ou de bijoutier? Nous ne pouvons le dire.

Etabli de finisseur d'instruments de musique
(Musée de le Couture-Boussey)

Ce couple a eu au moins deux enfants dont Louise Eugénie Barbier née le 1 novembre 1855, qui épousera en 1874 un monteur en bronze parisien. L'épouse de Florentin Barbier exerçait le métier de sage-femme ; elle décéda en 1877 à l'âge de 37 ans.  
Il se re-marria le 2 décembre 1879 à Paris avec Léonie Amélie Gillet (1848-  ). Tous les deux habitaient 19 rue Lepic. Sont témoins à ce mariage : Le fils de Buffet Jeune (1789-1864), Louis Auguste Buffet (1816-1884) facteur d'instruments de musique 18 rue d'Orcel dans le 18éme, (pour en savoir plus cliquez sur le lien suivant)


Ernest Henri Chambille (1858-1922), facteur d'instruments de musique (futur contremaître et propriétaire de Louis Lot et qui à cette époque travaillait dans l'atelier Nonon que dirigeait son père Auguste François Chambille (1827-1881) jusqu'au décés de Jacques NONON en 1877. On peut donc supposé que l'atelier Nonon-Chambille arrétant son activité vers 1877-1878, Ernest Henri Chambille travaillait pour Barbier en attendant de rejoindre l'atelier Louis Lot vers 1882, période de reprise de l'atelier  Lot, par Louis Ernest Debonneetbeau (1836-1891), ami et ancien ouvrier de l'atelier Nonon-Chambille.



Deux autres témoins sont présents : Félix Lenoir 25 ans mécanicien au 79 bd de Grenelle et Henri Varenne 33 ans sous chef de musique au 36éme ligne de Saint Cloud.

Florentin Barbier est décédé le 19 mars 1909 à Paris, 39 rue Saint Honoré ; il avait 80 ans et était rentier.

Sa vie professionnelle :

Annonce publicitaire vers 1900
Au cours des mouvements ouvriers de 1867, il est nommé membre du bureau électoral de la " corporation" des instruments de musique en bois, pour représenter,  avec Rive et Auduard,  les clétiers.
L' exposition de Paris de 1867 range les exposants en différentes classes selon la nature des produits qu'ils fabriquent et prévoit une classe spéciale pour " les travaux manuels qui ont le mieux résisté à la cocurrence  de la machine " et récompense les métiers d'art et les petits artisans qui ont fait preuve "d'intelligence, de dextérité, de goût et d'excellence". Cinq artisants de la facture instrumentale en font partie, dont F. Barbier (ouvrier en flûtes, Chaussée du Maine, Montrouge) qui reçoit une médaille d'honneur pour des flûtes à clés.

Il obtient son premier brevet de 15 ans le 2 novembre 1869 pour " une flûte cylindro-plane, à perce ou colonne d'air unie et pour des dispositions dans le mécanisme des instruments à clés en général".
 " Cette nouvelle flûte comme son nom l'indique a l'avantage d'offrir une perce de colonne  d'air parfaitement homogéne dans toute son étendue, sans saillies et sans cavités aucunes".
Brevet N°87659, Florentin Barbier 100 Chaussée du Maine.

Flûte cylindro plane du National Museum of Américan History






Flûte Barbier vers 1875. Source EBay.

Il déposa et obtint un brevet de 15 ans pour "perfectionnement de la petite flûte Boehm par un nouveau système de clés sous le titre de petite flûte cylindrique F. Barbier". Brevet N°103 109 Pierre Joseph Barbier 100 Chaussée du Maine.

Shéma Brevet 103109. Source Inpi

"Frappé des observations que des flûtistes me faisaient souvent au sujet du peu de sonorité relatif de la petite flûte conique, surtout dans les graves, je résolus d'appliquer à cet instrument l'amélioration que Boehm avait en 1847 apporté à la grande flûte, c'est à dire de remplacer la forme conique du corps de la petite flûte par une forme cylindrique, la tête au contraire ayant la forme d'un cône tracé par une ligne courbe décrite par un segment de parabole".









Piccolo Barbier











Il continue et obtient un nouveau brevet de 15 ans le 18 janvier 1875 pour " Des perfectionnements dans le mécanisme de bouchage des trous de notes des instruments à vent et à clés ". N°106461 Florentin Barbier 100 Chaussée du Maine.
" Dans les instruments à clés pour obtenir certains effets un seul ou plusieurs doigts doit pouvoir ou doivent pouvoir fermer un plus ou moins grand nombre de trous. Il en résulte de grandes difficultés pour obtenir une concordance parfaite de bouchage. Je prends le cas le plus simple comme exemple, celui où par le moyen de la même clé, le même doigt doit boucher à la fois le trou qui correspond à cette clé et un trou correspondant  à une seconde clé plus ou moins éloignée.
Pour que le bouchage des deux trous soit hermétique, il faut nécéssairement une très grande précision dans le montage des pièces, une même élasticité dans les deux tampons, aucune flexion dans les organes. Les difficultés augmentent en quelques sortes en progression géométrique lorsqu'il s'agit de faire concorder le bouchage d'un plus grands nombre de trous.
J'ai eu l'idée d'obvier à cet inconvénient en utilisant l'élasticité des doigts de l'éxecutant comme compensateur immédiat entre les clés, les communications de mouvements et des trous".

Schéma du brevet  N°106461. (INPI)





















Il travaille pour la société Couesnon et Cie de 1885 à 1898 et obtient avec eux deux brevets.

N°233531 du 19 octobre 1893 pour " une flûte perfectionnée avec clès additionnelles de résonnance et d'UT # ".





" l'addition de ces deux clés de résonnance et d'UT # peut être faite à toutes les flûtes du système Boehm proprement dit , c'est à dire à toutes les flûtes coniques en bois et à toutes les petites flûtes en bois et en métal. Elles ne changent en rien  le doigté de la flûte système Boehm.
La clè de résonnance A correspond à la spatule ou touche A1 qui se prend avec le pouce de la main gauche. La clé d' UT # B correspond à la spatule ou touche B1 qui se prend avec l'index de la main droite".

N° 250955 DU 14 octobre 1895 : " Système de flûte et autres instruments à vent à perce carrée".

Brevet source Inpi































" La flûte cylindrique, telle qu'elle a été fabriquée jusqu'à ce jour, n'est pas absolument conforme aux données mathématiques des principes d'accoustique. En effet le corps sonore, c'est à dire le volume d'air du tube cylindtique est plus grand qu'il ne devrait être en raison des cheminées ou bagues sur lesquelles viennent tomber les tampons et que les fabricants ont été jusqu'ici obligés d'employer pour obtenir le bouchage régulier. En outre les cavités formées par chacune de ces bagues sont autant d'arréts sur lesquels l'air vient buter et empécher par cela même l'émission facile du son.
C'est pour remédier à cet inconvénient que nous avons imaginé de fabriquer les flûtes avec une perce carrée".


Détails d'une flûte à perce carrée (Collection particulière)



Florentin Barbier fait partie des grands facteurs de flûtes français de la fin du XIXéme siécle au même titre que Lot, Rive, Bonneville, Lebret, Godfroy. Il laisse de très beaux instruments qui font plaisir aux flûtistes actuels.

Flûte à anneaux pleins et patte de Si b main gauche. DCM 1212




Merci à Michael Lynn ne nous faire entendre les deux belles flûtes Barbier de sa collection.


Flûte Barbier vers 1875. Collection M. Lynn (jouée au dessus)


































Flûte cylindrique Boehm en palissandre de Barbier
Collection M. Lynn












lundi 21 avril 2025

PIANOS VICTORY - " Il faut des pianos sur les champs de bataille ! L’histoire méconnue des pianos Victory ".

 

par José-Daniel Touroude

Avec la participation d’Albert Rice (musicologue USA), de Théo Taillasson (restaurateur du piano) de René Pierre et Bernard Duplaix  (musiciens)

« Envoyez des pianos à travers le monde, par terre, par mer ou par air » et c’est ainsi que des pianos sont tombés du ciel ponctuellement en parachutes sur la plage et dans différents endroits dans le monde (mais la plupart ont été débarqués, il ne pleuvait pas des pianos quand même !)














Pourquoi cet ordre incongru ? : pour entretenir le moral des armées :

Les troupes américaines en 1944-45 se déployaient à travers le monde en guerre et la musique était essentielle entre deux assauts.

Bien sûr il y avait les fanfares et des brass band, parfois des harmonies (fanfare + les bois) voire de véritables big bands de jazz en vogue dans les années 40 jouant du jazz et du swing comme le Glen Miller Army Air Force Band omniprésent avec son pianiste Mel Powell ou les Andrew Sisters avec leur tube Boogie Woogie Bugle Band etc…



Une anecdote : Le jeune Dave Brubeck sera dispensé de l’assaut meurtrier des Ardennes à condition de constituer un orchestre et de jouer avec son piano Victory dans tous les cantonnements, parfois attaqués, avec sa camionnette et sa scène portative… Peut-être que Dave a été sauvé aussi grâce à un piano !

Mais pour faire chanter toute la troupe avec des airs à la mode et retrouver l’ambiance de chanter ensemble, l’incontournable Lily Marleene récupéré par la capitaine Marlène Dietrich (armée de Patton) ou des chansons de Frank Sinatra, de Bing Crosby ou les célèbres mélodies des Gershwin … il fallait des pianos pour ces moments de détente. 

Marléne Dietrich sur la scène de l'Olympia de Jarny en Lorraine
le 10 novembre 1944 devant un parterre de soldats américains



















Quel genre de musique ? c’est avant tout du jazz

Bien sûr le jazz avait quelques clubs et avait été amené par les militaires afro-américains en 1917 puis entre les deux guerres mondiales (Josephine Baker, Sidney Bechet, les Zazous etc…Django Reinhard et le hot club de France…) et ce fut la grande époque du ragtime mais cela restait pour des initiés passionnés. En 1944-45 le jazz plus swing était la musique américaine des vainqueurs.

Mais envoyer des pianos sur les divers champs de bataille mouvants n’était pas aisé : un piano normal envoyé sur le front en camion, bateau ou par avion se briserai. Donc il fallait faire un piano adéquat, par un fabricant spécialisé, avec des caractéristiques spéciales précisées dans un cahier des charges novateur où le bois solide serait le matériau dominant.

  • ·     Une caisse en bois adéquate renforcée protégeant le piano même parachuté ou malmené par le transport.
  • ·       Un piano qui utilise des matériaux solides donc lourd (250 kg), stable avec des pieds adaptés, avec une qualité minimum mais à bas coût (moins de 500 $).
  • ·       Un piano facile à transporter de longueur maximum d’1m 50, d’1m de haut, de 60 cm de profondeur, avec 4 poignées pour le transporter (facilement ? par 4 soldats. Commentaires : avec la caisse chaque GI portait 100 kg quand même !)

Usine de pianos Victory

  •      Un piano rustique en bois épais exotique dur pouvant résister aux chocs physiques, thermiques et aux intempéries. (Le cylindre ou couvercle, qui protège le clavier et les touches, doit être aussi en bois épais, un pupitre intégré bien fixé….
  •      Un piano droit adéquat, facile à produire rapidement à la chaine, avec des matériaux simples et solides : le clavier en bois avec des touches recouvertes de plastique, des cordes en acier entouré de fer incassables et deux pédales.
  •      La table d’harmonie, la pièce délicate essentielle, qui est en bois et sert à amplifier le son et corriger les harmoniques du son, doit être rustique mais avec une certaine qualité minimum.
  •      Des couleurs militaires variées puisque le donneur d’ordre est l’armée :  le piano Victory vertical est surtout vert olive pour l’armée de terre, mais aussi gris pour la Navy, bleu pour les gardes –côtes, noir ébène pour les officiers.
  • ·    Il doit être livré avec kit d’accordage, des pièces de rechange et des partitions de jazz ! (et quelques cantiques pour les cérémonies religieuses. 

Transport d'un piano Victory dans sa caisse.

Qui va relever le défi de la production de ces pianos ?

Un allemand nommé Henrich Steinweg émigré à New York était un fabricant de piano de qualité et important (un millier de salariés) américanisant son nom en Steinway & sons. Il avait une usine à Hambourg en Allemagne (ville rasée par les bombes incendiaires utilisant aussi le napalm) et une autre aux USA à New York. 

Pendant la deuxième guerre mondiale, ce fabricant connait une pénurie de matières premières, une demande très faible de piano de qualité donc Steinway est obligé à une reconversion de ses activités en participant à l’économie de guerre en faisant un peu de tout en bois (beaucoup de planeurs en bois, crosses de fusils, avions leurres en bois, cercueils).

Planeur Waco CG4-A. Le savoir-faire de Steinway dans le domaine du bois est mis
à profit pour fabriquer les pièces complexes de l’appareil


L’armée demanda à la firme « Steinway & sons » des pianos droits adaptés selon les recommandations émises. Ce qui fut fait pour arriver à la production totale de 2436 pianos nommés Victory. Les croquis du piano « Military Victory » ont été réalisés à partir de 1940, ceux du « Military-Regency Victory » en 1941 et « Victory » en 1942. Le croquis sur lequel est basé le piano droit Steinway est le croquis 1051a daté du 13 août 1942 pour le modèle Vertical 40 (« Victoire militaire ») (référence sur les pianos Steinway, Roy F. Kehl et David R. Kirkland, The Official Guide to Steinway Pianos, Montclair, NJ : Amadeus Press, 2011). Le numéro « Y » apparaît sur certains croquis de différents modèles. 

Malgré leur robustesse, et leur dispersion à travers le monde, il en reste peu.

En croisant nos sources, il n’y aurait plus que 6 pianos Victory référencés en France : 1 au musée mémorial de Caen, 2 restaurés par les Ateliers Hanlet, 1 autre restauré par Gérard Fauvin, 1 restauré à Bourges, plus celui -ci par Théo Taillasson, ce qui fait un total de 6 pianos Victory restaurés en France, donc relativement rares pour des collectionneurs. Guy Laurent responsable des enchères à Vichy, haut lieu de vente des instruments de musique au niveau mondial, n’en n’a jamais vu !



Puis vint l’armistice ! mais des pianos furent encore envoyés pour égayer le quotidien des militaires qui avaient relevés les vétérans avec la mission de protéger l’Europe pendant la guerre froide et qui s’ennuyaient parfois dans les bases américaines.

La musique « nous a empêché de devenir fous » diront les vétérans, « un soldat ayant le moral est un bon combattant » diront les gradés « la musique repousse l’ennui du casernement et la dépression » diront la relève….


La fascination pour l’Amérique

L’influence culturelle et consommatrice des USA aussi bien sur les valeurs que sur les produits américains (les jeans, les chewing-gum et coca cola distribués, les sodas et l’alcool, les cigarettes blondes etc… ) est fondamentale.

L’exportation de la culture américaine envahit la jeunesse européenne, l'American way of life, les sports américains, les bandes dessinées comics, les films, les westerns, le plastique, la littérature, les médias avec la radio et la télévision naissante, la publicité, l’art…

 Jazz et arts abstraits

Le jazz circule dans des voitures avec hauts parleurs à travers la France, véritable acculturation et découverte pour la majorité du peuple français, symbole aussi du renouveau culturel pour la jeunesse soucieuse du progrès et de l’avenir. La plupart des variétés, musiques de film français, fêtes, bals, boites sont imprégnées de la culture jazzy.

Le jazz est déversé dans les radios américaines en continu, des milliers de vinyles créent la musique de l’émancipation, du modernisme, de la victoire et sera une des constituantes de l’impérialisme culturel, du soft power américain.

Symbole de la libération, l’inondation des V discs gratuits de tous les jazzmen seront détruits après la guerre pour les vendre ! les USA pays du business aussi….


C’est ainsi qu’après la guerre, pour l’environnement des bases américaines stationnées en Europe, la musique, avec le jazz puis le rock en roll, devenait incontournable. Quelques pianos Victory du front ont survécu dans un état pitoyable et d’autres neufs en stock ont été acheminés pour les bases américaines jusqu’en 1954. En 1967 les bases américaines partirent de France, les GI emmenant de bons souvenirs et beaucoup de jeunes françaises (dont ma cousine !)

Interpellons les souvenirs de témoins qui ont connu cette époque

Par les bases américaines, ils ont découvert le jazz et cela a changé leurs vies. 

Bernie nous raconte : Pour notre génération, gamin nous allions écouter les formations de jazz à CHAB (Chateauroux Air Base) qui avait un big band de qualité dirigé par le saxophoniste ténor Billy Harper. Quel choc ! Elève au conservatoire, j’étais fasciné par la culture américaine. Les musiciens étaient talentueux et accessibles et j’ai rapidement joué avec eux. Et puis que de concerts avec des géants du jazz qui faisaient les tours des bases américaines comme Art Farmer, Benny Golson, Bud Powell, Dexter Gordon, Chet Baker…

On avait constitué notre orchestre de jeunes jouant du New Orléans et Dixieland dans les boites et bals, puis suivant l’évolution du jazz et des disques qu’on écoutait sans cesse comme Cannonball Adderley, Miles Davis, Phil Woods avec qui je jouerai plus tard aussi, John Coltrane, Bill Evans, Eric Dolphy  etc… j’ai changé de style mais cela a surtout changé ma vie … Après le conservatoire de Paris, je devins musicien professionnel où sur scène, en studio d’enregistrement ou en enseignant, le jazz sera souvent présent.


René Pierre autre témoin :  " Je suis né à Nancy, en Lorraine après la guerre et à l'adolescence nous avons fait connaissance avec  le jazz et avec quelques amis nous avons créé un orchestre " les Jazz Brownies ". C'était l'époque des Yéyés et de l'émission célèbre de Franck Ténot et Daniel Filipacchi "pour ceux qui aiment le jazz ", ou cette  musique venant des States était populaire et surtout faite pour danser. De plus  la Lorraine est la région française qui a accueilli le plus grand nombre de bases. Elle possédait 6 bases aériennes principales permanentes : deux réservées aux forces canadiennes, les 4 autres à l'US Air Force. De plus s'y ajoutaient des bases aériennes secondaires de dispersion, utilisables temporairement par les différentes forces alliées de l'OTAN sans préférence.



Nous avons découvert par hasard la " Red Cross " de l'armée américaine dans une grande villa de Nancy, et là on nous prêtait des instruments, les militaires US jouaient et nous invitaient à les rejoindre pour jammer ; c'est bien là que notre "carrière de musicien amateur" est né. Tout cela dans un environnement favorable des sixties, des bals universitaires où toutes les vedettes du jazz étaient invitées à se produire : Memphis Slim, Guy Lafitte, Stéphane Grappelli, Lou Bennet, Kenny Clark, René Thomas, Claude Nougaro, Eddy Louis, Claude Luter, Maxime Saury,  Marc Laferrière, Cris Barber…et les bases américaines où on venait nous chercher pour animer des soirées à Toul, Verdun, Etain…dans les foyers des bases, où nous croissions sur scène Chet Baker , Johnny Griffin…et les clubs de Jazz, comme le Roxy à Nancy, le 4 cats club de Metz, l'Aubette de Strasbourg, fréquentés par tous les militaires américains et d'excellents musiciens ricains qui nous prenaient sous leurs ailes " Little Frenchies "….Une période magique où nous n'avions aucun complexe, même si on ne maitrisait pas bien les II V I.mais juste on avait de la feuille .....et en plus on nous payait". 

Autre souvenir personnel :

Dans un Royan bombardé à 85%, ma mère Gisèle Touroude résistante et jeune professeur de musique après-guerre a réussi à avoir un piano victory de couleur indéfinissable « un gris bleu pisseux » provenant d’une base (je crois vers la Rochelle où étaient réfugiés mes grand parents) Ma mère était pratiquement une des rares accompagnatrices des chanteurs et autres musiciens en tournées en Charente Maritime. Ce piano était une vraie « casserole », un piano de saloon (mais un Steinway quand même disait ma mère !) mais qui fut utile car il a permis de débuter avec ses premiers élèves avant d’en louer un plus correct à Saintes (17). Ce piano américain a fini en bois de chauffage pendant l’hiver glacial de 1947 vu l’état de la maison et l’absence de chauffage à Royan à cette époque ! je sais cela fait mal ! surtout au prix actuel proposé par des musées et collectionneurs.

Mais en voilà un, qui lui renait …

L’histoire singulière du piano Victory restauré en Charente Maritime.

Un Victory Vertical sur la plage. Photo National Archives



Le Victory Vertical de Steinway & sons n’est pas arrivé à Rochefort (17) en parachute comme certains mais a été retrouvé par Théo Taillasson, historien d’art, intéressé par la facture instrumentale qui travaille chez Remy Babiaud à Rochefort (17) entreprise qui fabrique et restaure des pianos.  Théo Taillasson en voulait un…  il lance une bouteille à la mer (normal pour un habitant de l’ile d'Oléron !) et poste une annonce sur internet et en Décembre 2023 un vendeur italien de Rome le contacte : il a un Victory Vertical à vendre en Italie qui fut de couleur vert olive de l’armée. Après une visioconférence, Théo fonce en Italie et après 30 heures de route, revient à Rochefort.

Ce piano n’est pas une épave, il n’a pas fait le débarquement en Sicile (1943-44) mais est arrivé pour fêter la libération (25 avril 1945) d’où son bon état relatif. Les forces américaines sont restées en Italie. Il fut restauré une première fois à Rome et parait jouable.

Etiquette de restauration (CP TT)




















Le piano vertical Victory ou modèle droit, modèle 40, a été fabriqué par Steinway du 27 juillet 1939 au 5 mai 1954.  Ce piano est un Steinway droit modèle Victory n° de série : 317874, la table d’harmonie Y 369 et le cadre Y 285n en vert olive a été produit début 1945 à New York.

Ce piano a été livré aussitôt à l'armée américaine et arrive pendant l'été 1945, à la fin de la guerre en Italie. Ces dates sont toujours indiquées dans les livres de stock de Steinway. Kehl et Kirkland décrivent également ce modèle page 223 : « Une ligne de production spéciale était celle du piano de campagne GI [General Issue], pour les contrats militaires en temps de guerre : Victory, croquis 1051a (1942-1946, 1948-1953) et Regency Victory, croquis 1071a (1942-1943). Les pianos de campagne GI étaient fabriqués à partir de modèles de caisses artistiques reconnus portant les mêmes numéros de croquis, mais étaient renforcés pour un usage militaire intensif par des cales et des fixations sous les touches pour le transport. De nombreux pianos de campagne GI étaient de couleur vert olive. Certains surplus de caisses 1051a, de couleurs non militaires, ont été achevés jusqu'en 1954 »

Théo Taillasson et José-Daniel Touroude













Parole au restaurateur de ce piano.

Concernant la traçabilité du piano, en 2023 le piano est racheté par un revendeur Italien à Rome (personne à qui je l'ai racheté à la fin de l'année 2023). Il est passé par un atelier romain (connu grâce à l'étiquette), c'est certainement ici qu'il a été démilitarisé. Le 88ème marteau a également été changé, tout comme quelques cordes graves (celles en cuivre). Concernant le reste des opérations réalisées sur le piano à ce moment m'est inconnu. Je ne sais malheureusement pas, dans quelle base américaine en Italie il a joué.

Théo Taillasson de retour d’Italie avec le Victory Vertical. Maintenant au travail….

© Crédit photo : Kharinne Charov           

Concernant les différentes étapes de la restauration :

La restauration a commencé par une phase d'archivage avec un état des lieux du piano au moment où je l'ai récupéré. Après avoir photographié toutes les pièces et décrit toutes les singularités remarquées, j'ai pu commencer la restauration. Cette dernière sera régie par le fait de changer le moins de pièces possibles.

Après avoir pris toutes les mesures nécessaires, j'ai changé les cordes basses. Dans le respect historique de l'instrument, j'ai choisi de remettre des cordes filées en fer, tel qu'à l'origine. C'est le seul changement effectué sur la structure harmonique.

Pour la mécanique, j'ai changé les marteaux. Cette étape implique de démonter les marteaux du montant de mécanique, seulement en effectuant ce geste technique les lanières, trop fragiles, se sont désagrégées alors j'ai également dû les changer. Enfin, pour restituer toute sa mobilité à la mécanique, j'ai changé les axes des marteaux, des chevalets et des bâtons d'échappement.

 © Crédit photo : Raymond Riehl. Royan

Concernant le clavier, j'ai choisi de conserver le revêtement de clavier d'origine, en effet, il présente des singularités. Premièrement sa matière, issue d'un plastique que l'on ne produit plus aujourd'hui (celluloïd imitant l'ivoire). Secondement ce revêtement englobe toute la partie avant de la touche et est pointé sur la touche pour assurer une robustesse à toute épreuve. Comme pour la mécanique, les seuls changements, nécessaires au bon fonctionnement du piano, sont au niveau du clavier : les casimirs de mortaises.

Pour la restauration du meuble, je l'ai entièrement poncé afin de retirer le vernis qui a servi à le démilitariser puis je l'ai repeint dans le but qu'il retrouve sa couleur d'origine. Avec l'aide d'une amie artiste nous avons également repeint la marque car elle était trop abîmée. J'ai choisi de conserver les éclats et arrachements présents sur le meuble, ils sont les symboles de l'histoire de ce piano. J'ai choisi des fournisseurs reconnus afin d'avoir les meilleures pièces possibles (Heller pour les cordes et Abel pour les marteaux).

© Crédit photo : T. T. et voilà le travail.

À propos du temps passé et des coûts, il est difficile de fournir des chiffres précis, cela se compte en centaines d'heures de travail sans compter tous les travaux de recherche et d'archives, le coût se chiffre en milliers d'euros. En définitive les changements se résument aux cordes basses, aux marteaux, aux lanières et à la peinture du meuble. Le reste des changements sont minimes qui servent à rendre le piano de nouveau jouable.

Par le concert du 12 avril 2025 qui fut un succès, les jeunes élèves du conservatoire de Royan ont prouvé qu’il assurait de nouveau. Royan vient de faire une exposition sur cette histoire et une bande dessinée a été créée (interlude) en plus des quelques articles dans les journaux saluant la renaissance de ce piano Victory.(cf association : mel : unpianotombeduciel@gmail.com)