Ce Blog est destiné à favoriser la réalisation d'articles sur les facteurs, marchands de musique, luthiers, en mettant à disposition une collection de documents sur ces sujets.
This Blog is intended to facilitate the realization of articles on music instruments makers, music goods sellers, stringed-instrument makers, by giving a collection of documents on these subjects.
La gazette Drouot du vendredi 16 septembre 2016 consacre un article à Jean Michel RENARD, antiquaire et expert en instruments de musique bien connu des collectionneurs.
Nous reproduisons cet article et si vous vous voulez consulter son site voilà l'adresse : Le site de Jean Michel Renard.
Au cours
d’une visite de ma collection, les questions des enfants sont simples mais
terribles et demandent une analyse parfois approfondie : " Pourquoi il y a
des clés sur vos flûtes et clarinettes, alors que sur ma flûte à bec, j’en n’ai pas ? Qui a inventé les
clés ? et Où ? Qui a copié sur qui ?".
Essayons
d’approfondir et de répondre à ces questions ! Au
départ une évidence concernant les instruments à vent : Nous n’avons que
10 doigts et le pouce droit doit tenir l’instrument (flûtes, hautbois, chalumeaux
) il faut avant tout boucher un tuyau percé de 7 trous faisant les 7 notes de
la gamme diatonique et le trou bouché par le pouce gauche dessous qui permet
l’octave. Cela a suffi pendant des siècles.
Mais
pourquoi faire des trous supplémentaires ? On peut
réduire ou agrandir la colonne d’air en creusant ou en bouchant un trou, on
réalise ainsi des notes différentes. Les notes altérées vont se faire avec des
doigtés en fourche pas trop justes, ni faciles à réaliser. Nous utilisons
encore ce système avec la flûte à bec.
Hotteterre " Rondeau plaintif"
Pourquoi
il y a t-il des clés maintenant ?
En
voulant étendre le registre des notes, on va creuser des trous en amont des
autres (exemple : clé de La au chalumeau reprise à la clarinette) ou en
aval (le plus bas possible). Pour faciliter le jeu en améliorant l’ergonomie ou
en voulant rendre les notes plus justes, on va creuser et modifier la place des
trous et comme les doigts ne peuvent pas toujours les boucher facilement (trous
trop éloignés, trop grands, mal placés, peu accessibles…), on fera des clés
pour prolonger les doigts (sortes de prothèses). (Exemple : la note de
clarinette Do# / Sol# nécessitait un
trou sur le coté et juste en dessous de la note de Do / Sol ; il est très
mal placé d’où une clé courbe).
Corps "main gauche" de clarinette, sans clé de Do#/Sol #.
Corps "main gauche" de clarinette, avec clé de Do#/Sol #.
Et
puis faire des trous bouchés par des clés permettent qu’un seul doigt peut
actionner plusieurs clés (exemple l’importance des auriculaires pour jouer de
la clarinette) donc avoir plusieurs possibilités pour faire une note. Ainsi on
peut améliorer la vitesse technique sur l’instrument.
Clarinette Tosca de Buffet Crampon. (L'auriculaire droit fait cinq notes)
Mais
comment on fixe la clé ?
Une fois
l’idée de creuser un trou pour faire une note et de le boucher par une clé, le facteur
a dû réfléchir à la forme de cette clé et comment la fixer. Il était logique
pour un tourneur, habitué à faire des anneaux, bosses et collerettes
décoratives sur des chalumeaux ou des hautbois par exemple, qu’il pense à fixer
une clé dans un des anneaux qui devient non plus décoratif mais fonctionnel. Pour
guider la clé et bien boucher le trou, le facteur va creuser une encoche dans
l’anneau.. Cette idée parait simple pour tout tourneur voire évidente a
posteriori mais fallait –il encore y penser !
La 1ère
innovation déterminante reste : Qui a eu l’idée géniale de mettre des clés
et de les fixer par anneaux-guide sur un instrument à vent et quand ?
Détail de la "Danse des nymphes" (Tapisserie XVII ème des Gobelins.
Il est
vraisemblable que vers 1660, FM Hotteterre hautboïste et flûtiste dans l’orchestre de
Lully sous Louis XIV mais aussi facteur d’instrument à vent, inventa l’idée des
clés et sans doute de leurs fixations, ce qui eut des répercussions sur tous
les instruments à vent jusqu’à nos jours. Avec son
fils, Ils transformèrent d’abord les variantes de hautbois existants populaires
en France (cromorne, chalémie, hautbois pastoral ou musette, hautbois du
Poitou, cornet à bouquins, chalumeau )… en divisant le hautbois en plusieurs
parties (plus tard ils feront de même avec les flûtes et bassons… cette
innovation est toujours d’actualité et a permis plus tard les corps de
rechange), mais aussi en recreusant perce et trous et en créant une, puis deux
clés du hautbois baroque. Le hautbois était à cette époque à la mode et un
instrument incontournable avec un beau répertoire.
Nous
avons pu grâce à Thierry Maniguet conservateur du musée de la musique de Paris,
sortir de sa vitrine et démonter ce hautbois anonyme, à 1 clé de la moitié du XVII ème
siècle. Pour moi c’est le plus ancien que je connaisse possédant une clé
(jusqu’à preuve du contraire).
Hautbois Anonyme français. (Musée de la musique de Paris)
Nous
pouvons voir que sous le cache de la 1ère clé se trouve un des
premiers voire le premier anneau tourné de fixation et l’encoche guide de clé. Dans le traité
de la musette de Borjon, paru en 1672, Borjon signale que JM Hotteterre père a
modifié la musette ou hautbois pastoral lui adjoignant un deuxième chalumeau et
6 clefs pour faire les # et les bémols. Pour la 1ère fois il y eut
des clefs énonce-t-il. Il dessine une planche où les clefs et les fixations et
guides sont bien représentées ce qui prouve qu’en 1672 il existait déjà les
clés et que c’était une invention de JM Hotteterre.
Planches
du chalumeau de musette de Hotteterre dans le livre de Borjon.
Apparemment
c’est le hautbois qui reçut le premier des clés mais le facteur a dû répondre à
un problème de fixation et à un triple
défi :
1-
trouver un moyen de fixer les clés avec un axe en laiton qui traverse une bosse
en bois et la clé grâce à un petit trou. Au départ les facteurs étaient avant
tout des tourneurs sur bois et ont percés sans problèmes des anneaux pour fixer
les clés.
2-
guider les clés pour éviter qu’elles aient du jeu en créant une encoche précise
dans le bois et qu’elles puissent boucher convenablement les trous.
3- faire
basculer les clés pour les ouvrir ou les fermer grâce à un ressort (lame de
laiton sous la clé) afin de pouvoir boucher rapidement les trous. Les facteurs
faisaient souvent une encoche dans le bois sous la clé pour accentuer le
basculement du ressort en laiton.
Système 18 ème ressort fixé dans le bois non riveté.
(Clarinette Keller à Strasbourg coll RP)
Ressort riveté à la clé. (Clarinette Bühner et Keller coll RP)
Comment se
diffusent les innovations ? ou pour reprendre la question d’un jeune qui
copie sur qui ?
1°) Les
facteurs d’instruments à vent tournaient et fabriquaient la plupart des
instruments existants et pouvaient passer facilement de l’un à l’autre
(familles des hautbois, flûtes, bassons, chalumeaux, flageolets …) C’est
ainsi que les techniques et innovations faites sur un instrument pouvaient être
adaptées et reproduites sur un autre instrument très rapidement. Cette
diffusion des innovations est transversale dans un atelier. De plus jusqu’à la
première moitié du XVIIème siècle, il y avait beaucoup d’instruments à vent qui
sont désormais tombés en désuétude (notamment régionaux et populaires) mais
aussi à cette époque aucun instrument à vent n’avait de clés. C’est essentiel
pour notre sujet.
2°)
D’autre part les facteurs d’instruments à vent étaient aussi de bons musiciens
et/ou collaboraient avec des solistes qui voyageaient beaucoup en Europe. En
conséquence, les idées, les innovations techniques et la musique se
propageaient et se diffusaient rapidement dans l’espace. Les instruments lors
des guerres incessantes en Europe, les émigrations (exemple des facteurs et des
métiers du bois venant d’Allemagne) et les voyages permanents étaient copiés,
chaque tourneur s’inspirant, innovant, adaptant…
3°)
Enfin dans les catalogues anciens, on peut voir nombre de modèles vendus
qui étaient déjà démodés. La diffusion
des innovations dans le temps existait mais une invention importante met du
temps à être appliquée par les facteurs. En effet l’apprentissage de la technique change pour
le facteur voire la maîtrise de nouveaux matériaux et outils. En ce qui
concerne le musicien lui aussi doit modifier la technique avant d’adopter les
modifications. Ainsi la
clarinette 6 clés sera utilisée pendant plus d’un siècle et contemporaine de la
13 clés plus tardive et même de la
clarinette moderne système Boehm, les prix faisant la différence. Celle-ci
d’ailleurs mettra plusieurs décennies à s’imposer . (pour la flûte le système
Tulou sera concurrent aussi du système Boehm avant que celui ci s’impose…cf
article de René Pierre). Comme il
n’y avait guère de brevets au départ, la plupart des innovations se répandaient
dans le temps et dans l’espace et sont parfois difficiles à attribuer. Peu à
peu survivront les modèles les plus performants et répondant aux besoins
nouveaux. Nous assistons ainsi dans l’espace et dans la durée à une sorte de
darwinisme musical avec des chevauchements d’instruments de générations et
d’évolutions différentes avant que s’impose peu à peu le plus performant. Mais
avec un bémol : l’évolution des
instruments est moins linéaire qu’on le pense.
Mais
comment ces innovations furent transférées aux autres instruments notamment à
la clarinette ? Là on retrouve J.C. Denner. Là
il faut aller en Allemagne ! et passer par le relais d’un autre
instrument.
La 2ème innovation fut
l’application des clés du hautbois baroque au chalumeau puis à la clarinette
nouvellement créée.
Denner
né en 1655 était encore adolescent en apprentissage quand Hotteterre créait ses
clés. Quand il inventa la clarinette vers 1690, Jean Christophe Denner, facteur
d’instruments à vent à Nuremberg, fabriquait déjà des instruments à vent sans
clefs (hautbois, flûtes, chalumeaux…) puis des hautbois à 2 clés et des bassons
à 2 clés mais aussi des chalumeaux à 2 clés et connaissait et appliquait donc
la fixation des clés par anneaux-guides. (ce qui prouve la rapidité de la
diffusion des innovations en Europe). Au
départ le chalumeau, qui était aussi assez populaire, n’avait pas de clés et la
plupart en Allemagne pensent que c’est J.C. Denner qui les créa. Si JCDenner n’inventa pas les clefs, il reprit de suite l’idée de la clef mais en
les adaptant au chalumeau. C’est en
travaillant sur son chalumeau amélioré en perçant un trou supplémentaire pour
étendre le registre (ce qui sera la clé de La médium de la clarinette) et en
déplaçant le trou d’octave qui devint un trou de douzième qu’il déboucha sur un
nouvel instrument : la clarinette. Celle ci profita dès lors des techniques
de tournage des autres instruments et des clés du chalumeau.
Une
merveille : clarinette Scherer en ivoire à 2 clés en argent.
(musée de la
musique Paris)
On peut
remarquer les anneaux-guides pour bien
positionner
les clés pour le bouchage. (photos RP)
José Daniel
Touroude
avec les 2 plus vieilles clarinettes historiques du musée de
Paris
Clar Scherer à 2 clés en ivoire et Geist à 4 clés en buis.
(photo René Pierre exclusivité)
Mais
avec cette clarinette archaïque à 2 clés on ne peut pas jouer le concerto de
Mozart ! Non bien
sûr ! la clarinette avait 5 clés au temps de Mozart mais Stamitz
oui ! et bien d’autres compositeurs célèbres qui ont été impressionnés par
cette clarinette en élaboration . La
clarinette apparaît ainsi ponctuellement et les plus grands compositeurs
vont s’intéresser à cet instrument malgré ses imperfections. La
1ère publication connue pour ce nouvel instrumentest d ’E. ROGER d'Amsterdam qui
publie vers 1716 des airs à
deux clarinettes ou deux chalumeaux. VIVALDI en 1716 utilise la clarinette à
deux clés pour la première fois en orchestre dans son oratorio «le triomphe
de Judith» puis écrit des concerti pour 2 clarinettes et 2 hautbois). TELEMANN l'utilise dans une symphonie, RAMEAU l'utilise aussi dans "Zoroastre" en
1749 et dans sa pastorale "Acante et Céphise" en 1753. Mais la clarinette a 2 clés a été surtout
introduite en 1754 dans le fameux orchestre de la Chapelle de Mannheim. La cour de Mannheim est fondamentale
dans l'histoirede
la clarinette car elle va intégrer la clarinette comme instrument à vent à part
entière et lui donner ses premières lettres de noblesse et non plus remplacer
ou concurrencer le chalumeau.
En 1751Jean Chrétien Bach introduit la clarinette en
Angleterre et va écrire des parties de clarinette. (cf
article sur les clarinettes anglaises). Cliquez sur ce lien pour accéder à l'article.
Son frère Carl Philippe Emmanuel BACH l'utilisera plus tard
aussi dans une sonate pour six instruments. J. Haydn
utilise la clarinette en 1751 dans sa première messe et en 1776 ilutilise régulièrement la clarinette dans son
orchestre chez le prince Esterhazy. Haendel
crée une ouverture pour 2 clarinettes et cor. J.Stamitz
toujours lui écrira enfin le premier un concerto pour clarinette en 1757 que
tout clarinettiste étudie encore…Son fils Karl Stamitz et Hozbauer ont employé les premiers, le
registre grave de la clarinette et ont fait de nombreuses œuvres pour
clarinette, tandis que Molter privilégiera l’aigu et fera ses 4 célèbres concerti
pour petite clarinette en ré à 2 clés (cf article sur petites clarinettes dans
ce blog). Cliquez sur ce lien pour voir l'article.
La clarinette était un instrument
nouveau certes, pas très juste mais qui avait une sonorité particulière et dès
cette époque tous cherchent à améliorer la technique et la justesse de
l' instrument. Ainsi le
nouvel instrument prend son essor, attire de plus en plus d'artistes et c'est
ainsi qu'il deviendra au fil du temps un des piliers de l'orchestre. L'orchestre symphonique de Mannheim ayant
donné l'exemple, les différentes orchestres introduisent rapidement à leur tour
la clarinette remplaçant les chalumeaux.En
France, après Rameau,
et le Chevalier
d'Herbain, Francoeur, Rousseau et surtout Gluck qui utilisait régulièrement
le chalumeau dans ses opéras de 1760 à 1767 (Orféo et Euridice, Alceste) la
clarinette va remplacer
le chalumeau. La
clarinette fait son entrée à l'orchestre de l'Opéra de Paris en 1770 et le
concerto de Stamitz est joué pour la première fois au "Concert
Spirituel" de Paris en 1772 par le clarinettiste virtuose Joseph BEER.La
clarinette archaïque se répand aussi dans les orchestres populaires. Ainsi le
suèdois Crusell jouait jeune sur une clarinette en bouleau à 2 clés, avant qu’il devienne le virtuose international de la moitié du XIXème siècle
(avec sa Grenser à 11 clés) Actuellement
avec le renouveau des concerts avec instruments anciens, et la classe de
clarinette ancienne au CNSM, certains rejouent comme les virtuoses du passé
avec des instruments d’époque.
Clar à 2 clés de Denner (musée de Bavière)
Mais d’autres
instruments à vent comme la flûte puis le basson profiteront aussi rapidement
des clés nouvellement crées ? Bien sûr
et rapidement. Comme je l’ai mentionné, les facteurs réalisaient la plupart des
instruments à vent, innovaient, se copiaient et en quelques années les clés du
hautbois et du chalumeau furent adaptées pour la flûte à bec, à la flûte
traversière, et au basson améliorant tous ces instruments. Ainsi
dès le début du XVIII ème siècle JacobDenner (fils de JC) fera aussi des
flûtes baroques à 1 clé comme Hotteterre. (la 2ème clé a été crée
par un autre hautboïste et flûtiste virtuose : Quantz)
Flûte de Jacob Denner. (Musée de la musique de Nürnberg)
En France, les Hotteterre, véritable dynastie de musiciens et de facteurs, continueront la
même idée et feront de même avec le basson et la flûte en transformant la flûte
allemande traversière (dite traverso) en lui adaptant la 1ère clé de
la flûte dite baroque sur la patte au début du XVIIIème siècle. En dotant
les instruments à vent de clés, des facteurs contemporains talentueux des
Hotteterre comme Bressan, Rippert, Naust…. feront de même.
Flûte de Pierre Naust. (Musée de la musique de Paris)
Il était
aussi logique que les flûtes à bec qui était aussi très utilisées à l’époque
baroque reçoivent rapidement cette innovation importante pour jouer le
répertoire des grands compositeurs (Vivaldi, JS Bach…)
Flûte à bec basse de Jean Jacques Rippert. Clé proche de celle du hautbois en W qui est astucieuse permettant de jouer avec auriculaire droit ET gauche) fixée sur virole ou bague en ivoire avec une encoche dans une collerette pour guider la clé et affiner et améliorer le bouchage du trou.
Jacques
Martin Hotteterre, pédagogue, figure incontournable de la musique française
jouant Couperin, Rameau, Leclair, Lully,
Marin Marais mais aussi de la musique italienne Scarlati, Corelli …. a magnifié
l’usage de la flûte. La flûte
(Louis XV en jouait) était à la mode avec le clavecin dans les salons. (comme
le célèbre salon de la Poplinière…) puis son fils Nicolas Hotteterre et Louis
furent aussi musiciens et facteurs accomplis ,
Il ne
faut pas oublier un autre instrument, la musette fort prisée dans les premières
années du XVIIIème siècle à qui FM Hotteterre
inventa aussi des clés et une méthode fort connue.
Gaspard de Gueidan (Merci Denis Béilières)
Quant au
basson baroque né au début du XVIIème siècle, connu grâce à Vivaldi qui lui consacre
de nombreux concertos, il n’a pas encore de clefs mais s’en dotera rapidement
comme les autres instruments à vent, clefs lui permettant ainsi d’évoluer vers
le basson moderne.
Ainsi
l’adjonction de clés, qui on le voit est une révolution fondamentale, va
améliorer la technique des musiciens et permettre aux compositeurs de créer de
la musique différente, notamment la musique romantique et la propension à la
virtuosité instrumentale . Les instruments à vent du pupitre des bois pourront
désormais rivaliser avec les instruments à cordes et s’intégrer à part entière
dans l’orchestre.
Q :
Lors de ton article sur les petites clarinettes dans ce blog, tu avais peu
parlé de tes clarinettes en Fa. Denis Watel
avait amené chez toi sa superbe clarinette en Fa de Baumann, (qu’il te vendra
bien un jour !). Elles sont peu courantes et ont vite disparues.
Pourquoi ?(Articles sur les petites clarinettes.)
JDT : Pour la première fois l’existence de la clarinette en Fa apparaît dans le royal
bavarian infantery guards en 1830. Berlioz parle aussi de la clarinette en Fa
dans son traité pour la musique
militaire. La petite clarinette en Fa dite piccolo (selon Lavignac) est
spécialisée pour les traits aigus, elle est plus courte que la clarinette Mib
et a eu son heure de gloire dans les musiques militaires quand les clarinettes
sopranos étaient en Ut au 19ème siècle. De grands compositeurs
l’utilisèrent pour son aigu ou pour sa tonalité pratique dans certains cas notamment
Beethoven, Mendelssohn, Strauss…La
petite clarinette en Fa était associée également à d’autres instruments graves
en Fa (cors en Fa surtout, cors de basset alto en Fa, musette en Fa, tuba en Fa).
Quand la tonalité ou les traits de la partition étaient difficiles, le
clarinettiste au lieu d’utiliser la petite clarinette en Mib prenait
ponctuellement d’autres petites clarinettes en Ré, ou en Fa. Quand la
clarinette soprano passa de Ut à Sib, la petite clarinette passa de Fa à Mib
pour maintenir la quarte. C’est pourquoi la petite clarinette en Fa fut
remplacée par celle en Mib au milieu du XIXème siècle et vite abandonnée,
devenant rare et donc recherchée par les collectionneurs.
Clarinette en Fa de Baumann.
(Collection D. Watel)
Q :
Dans ta collection, nous avons deux clarinettes autrichiennes en Fa de la
même région, de la même époque et pourtant elles sont différentes :
En
effet l’une est en ébène à 13 clés, l’autre en buis signée Eberl en buis à 14
clés. Elles sont toutes les deux basées
sur le système Mûller simple qui permet de faire enfin toutes les notes de la
gamme chromatique et des traits difficiles sans doigtés approximatifs et
compliqués. Leur
utilisation était différente : celle en ébène utilisée dans une harmonie en
plein air (kiosque, défilés…) de type militaire est robuste, le bois ébène
épais, assez lourde (plus du double 385 g contre 180 g pour l’Eberl) , les clés
sont épaisses et solides, le repose pouce important, longueur et perce un peu
plus importante, état prouvant qu’elle a vécue….l’autre est absolument
l’inverse en buis, fragile, aux clés très fines, peu utilisée vient d’un
orchestre symphonique ou opéra (pour quelques traits). Il
faut dire que dans l’empire autrichien à cette époque la musique est présente
partout (Schemmel facteurs de clarinettes à Vienne.)
A gauche clarinette en Fa et 14 clés en buis d'Eberl et
à droite clarinette en ébéne en Fa 13 clés.
(Collection J.D Touroude)
Q : Apparemment elles viennent de Carlsbad ou de sa région ?
c’est une petite ville ?
Carlsbad a gardé même aujourd’hui son charme désuet,
et se nomme actuellement Karlovy Vary en Tchèquie. Elle était à cette époque
une ville d’eau chaude célèbre dans l’empire autrichien et comme toutes les
villes de cures, où il n’y a pas grand chose à faire, la musique était
omniprésente. D’ailleurs à cette époque de nombreuses personnalités notamment
des musiciens prestigieux comme Brahms, Chopin, Dvorak, Grieg, Liszt, Wagner… contemporains
de cette clarinette ont fait des séjours dans cette ville. L’une a été fabriquée à Carlsbad, l’autre y a joué
peut être et provient de la même région de Bohème (sans doute de Graslitz en Tchéquie
actuellement)
Vues de Carlsbad au XIX ième siècle.
Q : Et qui dit musique dit musiciens
et donc facteurs et réparateurs…
Tu as raison, vu le nombre de concerts quotidiens, il
fallait des facteurs et réparateurs à Carsbad et quelques artisans réputés
comme Strobach et Jäger sont connus des collectionneurs. Eberl actif à Carlsbad est lié
forcément à ces facteurs précédents mais je ne connais pas les liens d’Eberl
avec eux (apprentissage, compagnonnage, concurrence, sous traitance…).
Cor de Basset de Strobach à Carlsbad. (Musée d'Edimbourg)
Q : Eberl me dit quelque
chose ?
Oui au début j’ai eu la même impression en
l’achetant mais c’est un homonyme célèbre ou peut être un membre de la même famille
? (si certains ont la réponse ….) Anton Eberl était un pianiste et compositeur autrichien de Vienne
très connu, ami de Mozart et de Haydn, rival de Beethoven et qui a composé
plusieurs œuvres de musique de chambre avec clarinette ! et qui a été à
Carlsbad ! lui aussi. C’est celui qui est connu en histoire de la musique. Mais qui est W. Eberl ? pratiquement pas
référencé dans les musées et livres spécialisés et pourtant son travail est
magnifique ! encore un génie méconnu….Sa rareté est donc réelle car il existe sans doute très peu de
clarinettes de W. Eberl de Carlsbad dans les collections publiques ou privéeset sans doute la seule en Fa. L’estampille est un aigle à
2 têtes des Habsbourg, surmonté d’une couronne , W.Eberl Carlsbad, F (fa) et
une fleur à 6 pétales.
Marque d'Eberl à Carlsbad.
Q : C’est vrai qu’elle est
magnifique et éclipse beaucoup de petites clarinettes qui sont à côté !
Mais l’autre en ébène, est aussi typiquement autrichienne de la moitié du
XIXème siècle non ? on reconnaît les grands facteurs de Vienne du
milieu du XIXème siècle : Uhlmann, Schemmel, Koch, Stehle …Quelles sont les caractéristiques de
la facture autrichienne au milieu XIXème siècle ?
Oui . La facture autrichienne est reconnaissable de
suite :
· ° Aux pavillons évasés.
3 pavillons de clarinettes autrichiennes comparés à un pavillon de clarinette
française. (de gauche à droite : Schemmel (A), Baumann (F), Eberl (A), Schemmel (A)
° Forme
des clés très travaillées avec pont et cercle.
Détails des clés de clarinettes en Fa (Eberl, anonyme)
° Des gorges en
métal pour les clés.
Longues clés de deux clarinettes viennoises.
° Des blocs en bois dans la masse demandant une
adresse certaine des tourneurs. (Comme pour les hautbois ; on retrouve en Allemagne et en Angleterre
ces blocs taillés)
Clés montées sur des blocs;
· ° Clés
tordues, vrillées assez typiques.
Comparaison des grandes clés d'une clarinette viennoise (G) et une
clarinette française (D).
° Des repose pouce taillés dans la masse.
Repose pouce taillés dans la masse.
° Trous surélevés petit doigt droit.
Trous surélevés petit doigt droit.
Evidemment
on retrouve des caractéristiques classiques germaniques : Les clés sont en laiton rondes
en pelles à sel et sont articulées par des tiges en laiton perçant des blocs en bois. (à
l’époque la facture française était très différente et utilisait les patin,
avec boules et charnières et des vis en acier) mais toutes les clés à l’est du
Rhin sont comme cela. Les ressorts sont en laiton rivetés sur les clés, les
tampons en feutre et cuir mais là ce n’est pas spécifique à la facture
autrichienne. Le diapason : très différent selon les villes et
les orchestres (cf article diapason Cliquer sur ce lien pour voir l'article.). Ce qui est
sûr c’est qu’elles sonnent encore très bien
….
Notre ami Maurice VALLET, expert dans l'histoire de la Maison Buffet-Crampon, nous a fait le plaisir de nous confier une copie d'un article du journal "Le Travail" du 4 avril 1886, consacré à la carrière de Jean Pierre Gabriel GOUMAS. Nous allons essayé à travers cet article de reconstituer la vie de cet acteur déterminant dans le développement de cette grande maison.
"Jean Pierre Gabriel GOUMAS est né le 2 janvier 1827, au Mesnil-sur-l'Estrée (Eure). Il fut envoyé à l'école mutuelle de Dreux, la ville voisine, jusqu'à l'âge de 12 ans et demi. A cette époque, il revint apprendre le métier de charpentier chez son père, dans les ateliers duquel il fut contremaître".
La grand rue de Mesnil sur l'Estrée.
"Il quitta celui-ci pour entrer comme contremaître de charpente mécanique dans les fabriques de MM. Firmin Didot frères, à Sorel-Moussel (Eure et Loir). Il y resta depuis dix-neuf jusqu'à vingt-trois ans (1846-1851)".
Usine et papeterie de Firmin Didot à Sorel.
Le village de Sorel-Moussel a connu une intense activité industrielle avec les papeteries Firmin-Didot. Témoin de ce passé, un magnifique bâtiment de brique domine toujours la vallée de l’Eure. Issus d’une dynastie parisienne d’imprimeurs, Ambroise Firmin-Didot et son frère Hyacinthe implantent à Sorel-Moussel la papeterie familiale, créée par leur père Firmin dès 1811. Cette société avait racheté le Bottin.
"Pierre GOUMAS s'était marié avec Louise Clémentine LARUE (1830-1880) le 18 novembre 1848 à Sorel Moussel et ses appointements mensuels s'élevaient à la somme de 70 francs. Ce fut alors qu'un oncle de sa femme, fabricant d'instruments de musique à vent et à clefs eut l'idée de l'appeler auprès de lui pour voir s'il pourrait en faire un ouvrier capable de gagner un salaire qui lui permit d'élever plus facilement sa famille".
Pour voir la Généalogie de Pierre GOUMAS, cliquez sur le tableau ci-dessus.
En fait Marie Françoise BUFFET (1809-1832), mère de Louise Clémentine LARUE épouse GOUMAS, était la soeur de Jean Louis BUFFET CRAMPON (1813-1865) propriétaire de la maison du même nom.
"Ici se place une anecdote qui démontre que M. Buffet n'avait pas trop préjugé de l'adresse du jeune charpentier. Aussitôt que celui-ci fut arrivé, son oncle lui mit dans les mains une clarinette avec mission de l'incruster, en lui enseignant la manière de procéder, puis pour ne pas influencer son nouvel apprenti, il le laissa seul. Le travail n'avançait peut être pas vite, mais il était fait de telle façon , qu'à son retour, M. Buffet, prétendant qu'un ouvrier avait dû venir, blâma fortement son neveu de lui avoir laissé faire l'ouvrage et ne voulut ajouter aucune foi aux nombreuses dénégations du jeune homme. Il n'y avait qu'un moyen d'en sortir, ce fut celui qui fut adopté : le travail fut recommencé et exécuté sous les yeux du maître et avec la même perfection. L'épreuve était concluante et l'avenir de M. GOUMAS assuré. A partir de ce moment sa marche fut rapide : simple ouvrier luthier jusqu'en décembre 1853, puis contremaître dans les ateliers de Paris, il devint, en 1855, l'associé de la maison Buffet-Crampon et Cie". Rappel historique de la Maison BUFFET-CRAMPON :
Le fondateur Denis BUFFET-AUGER est issu d’une des familles de facteurs d’instruments à vent qui se sont rassemblés depuis un siècle à la Couture-Boussey. Son fils Jean Louis BUFFET en se mariant avec Zoé CRAMPON, va accoler les deux patronymes afin de se distinguer de son oncle, le facteur et innovateur Louis Auguste BUFFET.
Premier apparition de la marque Buffet-Crampon dans le Bottin de 1842.
Première marque de Buffet- Crampon.
En 1850 Jean Louis BUFFET (Crampon) (1813-1865) s'associe avec son frère Louis BUFFET (1823-1884) et Ferdinand TOURNIER. Ils ouvrent la même année un atelier à Mantes la Ville. En 1855 à la suite du départ de Louis BUFFET, Pierre GOUMAS le remplace dans l'association. " Il n'avait alors pour toute fortune que ses bras, sa conduite et son intelligence. C'est à partir de ce moment que la fabrication, qui occupait une quinzaine d'ouvriers environ, commença à subir une série de transformations et d'améliorations qui devaient faire de la marque Buffet Crampon et Cie une marque sans rival au monde". Jean Louis BUFFET (Crampon) ayant pris sa retraite la société prend le nom de TOURNIER-GOUMAS.
Marque Tournier-Goumas.
Bottin de 1857.
Marque Tournier-Goumas.
Bottin de 1859
Ils ont même un poinçon d'argent, insculpé le 7 mars 1856.
En 1859 Ferdinand TOURNIER quitte l'association pour s'installer seul ; en 1881 il employait 6 ouvriers. Une association est créée entre GOUMAS et un nouveau venu, clarinettiste et ancien élève de KLOSE (1808-1880), Adolphe Marthe LEROY. Cette association prend le nom de Buffet Crampon et Cie.
Remarque de Denis Watel:"Sur ton article sur Goumas, tu cites Ferdinand TOURNIER comme ayant quitté la société et qui installé seul, employait six ouvriers en 1881. C'est une erreur transmise entre autre par Constant Pierre. Ferdinand quitte bien la société mais pour prendre sa retraite dans l'Oise et s'occuper d'une belle-mère aveugle (de plus il est décédé bien avant 1881)". Merci Denis pour cette info.
Jean Louis BUFFET (Crampon) décède le 17 avril 1865 à Mantes la Ville et Leroy quitte la société pour succéder à Klosé au conservatoire de Paris, Goumas prend seul les commandes.
"M. GOUMAS ne tarda pas à créer à Mantes, une fabrique où il installa une machine à vapeur en 1866, et où il joignit à la fabrication des instruments de bois celle des saxophones. Ce fut lui qui, le premier, employa la vapeur dans la fabrication des instruments à vents et à clefs. Il ne s'arrêta pas là ; ses soins de chaque jour tendaient à l'amélioration de l'outillage entier. Entre autres, il modifia la machine à diviser pour la rendre applicable à sa fabrication". En 1871 il s'associe avec ses deux gendres, Léon LEGUAY époux d'Eugénie GOUMAS et Léon CRAMPON époux de Clémence GOUMAS. (Voir la généalogie Goumas au-dessus) L'entreprise prend le nom de " P. GOUMAS et Cie", mais les instruments porteront toujours la marque classique Buffet Crampon.
Bottin de 1879.
"La clarinette gagna beaucoup dans les mains de ce facteur qui perfectionna la clarinette de Boehm dans tous les tons. Il ajouta deux clés aux saxophones ce qui permet aujourd'hui aux compositeurs d'écrire sans restriction pour toute cette famille d'instruments. Depuis cinq ans, il a également perfectionné, au delà de toute espérance, les bassons à 22 clés et deux anneaux d'un système à tringle. Enfin, dernièrement , il a mis au jour un contre-basson qui lui était réclamé par les chefs d'orchestre les plus éminents. Ce qu'il a fait pour ces instruments, il l'a fait pour les autres, tels que clarinette-basse, cor-anglais, hautbois, musette, flûte et flageolet de tous systèmes".
Musicien jouant du contre-basson.
"Quoi d'étonnant maintenant que cette maison hors ligne soit arrivée aujourd'hui à occuper plus de 80 ouvriers et à fournir , grâce à son remarquable outillage, le travail de plus de 150 ouvriers de l'époque où M. Goumas prit la direction de la fabrication. C'est dans cet état de prospérité que, désirant jouir d'un repos bien gagné, M. Goumas vient de quitter son établissement"...."L'affabilité que M. Goumas apportait dans ses rapports avec ses ouvriers étant un caractère distinctif de sa nature, lui a bientôt valu à Mantes, qu'il habite depuis 1875, la sympathie de tous ses concitoyens. Aussi était-il élu, en 1882, second conseiller municipal sans distinction de parti. Son mandat lui était renouvelé, avec le même élan, en 1884".
Médaille offerte par ses ouvriers en 1886.
"Il fut bientôt nommé par ses collègues, voulant ainsi lui montrer combien ils savaient l'apprécier, membre du conseil de direction de la Caisse d'épargne. Enfin, depuis 1883, il est président de la société de secours mutuels de Mantes, Mantes-la-Ville et Limay.
Signature de Pierre GOUMAS.
Il a été nommé le 29 décembre 1885, chevalier de la légion d'honneur. Cette même année il prend sa retraite et est remplacé par Paul EVETTE et Ernest SHAEFFER qui rachètent l'entreprise.
Pierre GOUMAS est décédé le mercredi 9 octobre 1889 à l'âge de 62 ans à Mantes la Jolie.
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