par José-Daniel Touroude
J’aime bien découvrir des facteurs peu connus de clarinettes et /ou des objets qui ont vécu des histoires qui se mêlent à l’Histoire. Cet instrument de fabrication allemande de 1822-30 a joué toutes sortes de musiques notamment du classique, des variétés et du klezmer et a émigré aux USA dans les années 1850-80 pour finir en France dans ma collection, il y a quelques années. Nos sources viennent principalement de l’ouvrage (Der Blasinstrumentenbau im Vogtland) d’Enrico Weller (Allemagne), de la base de données mondiale d’Albert Rice (USA) et de mes recherches personnelles puisque j’ai la chance de posséder une clarinette de Kollmus rare en parfait état.
Clarinette G.S Kollmus (J.D. Touroude. |
Le contexte
historique et l’émigration des facteurs d’instruments de musique.
La Bohème, était dirigée par François 1er Empereur d’Autriche et par Metternich et constituait un royaume catholique qui faisait subir une contre-réforme commencée après la guerre « religieuse » de 30 ans du 17ème siècle. La Saxe voisine était un royaume protestant, située à quelques kilomètres de la frontière avec la Bohème. Plus tolérante, elle accueillait les exilés bohémiens hérétiques imprégnés des idées toujours vivaces de leur compatriote Jan Huss, des juifs, des luthériens mais aussi des réfugiés économiques. Ce contexte religieux et économique entraina une émigration importante notamment de nombreux artisans (la révocation de l’Edit de Nantes par Louis XIV en 1685 aura les mêmes conséquences désastreuses, 400 000 protestants parmi les mieux formés du pays dynamisant les pays concurrents).
Les artisans étaient très mobiles car le compagnonnage permettait de sillonner des régions et des pays différents, de passer de maitres en maitres puis selon les opportunités, les facteurs se fixaient comme compagnons ou avaient la possibilité de s’installer dans des endroits où la demande était forte, où la guerre ne sévissait pas, où la fille ou la veuve d’un maitre était accueillante et dotée ! où l’intolérance était moindre et permettait de travailler. C’est ainsi que le transfert d’artisans luthiers et de facteurs a pu s’opérer notamment entre l’empire autrichien et le royaume allemand de Saxe. (mais aussi entre l’Allemagne et la France)
Histoires de la creation des poles-de.html
De Graslitz à Markt
Neukirchen
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Vue générale de Graslitz |
G. S. Kollmus, comme beaucoup de luthiers et de facteurs d’instruments de
musique à vent venait de Bohème notamment de Graslitz. Ce haut lieu de la
facture existait depuis 1669 grâce à la création de la guilde des luthiers de Graslitz
puis en 1677 de celle de la ville limitrophe de Klingenthal.
Ces villes constituaient un des pôles majeurs de la lutherie, de renommée
internationale, avec les familles de maitres luthiers et de leurs successeurs.
Citons les plus célèbres : Caspar Hopf, Michael et Johann Andréas Dörffel,
Christian Friedrich Glass spécialisé dans les archets, Amand Meisel etc… avec
leurs instruments à cordes qui font rêver actuellement les collectionneurs. (Aux enchères de Vichy a été vendu récemment
un violon de Caspar Hopf, un archet de Friedrich Glass mais aussi un
violoncelle acheté 11 000 € en 2020 de David Christian Hopf de 1775-1780 (à Klingenthal
appelé aussi Quittenbach). Merci au Commissaire - Priseur Guy Laurent pour ces
informations.
La proximité géographique a permis à 12 luthiers originaires de Graslitz de s’implanter dans un village de l’autre côté de la frontière en 1677 nommée Markt Neukirchen et former la 1ère corporation de luthiers d’Allemagne. Le célèbre luthier Caspar Hopf, un des fondateurs de la guilde de Graslitz- Klingenthal a été aussi un des fondateurs de la guilde de Markt Neukirchen. Ces émigrés développèrent ainsi une économie locale prospère avec la fabrication d’instruments de musique comme à Graslitz. Ils enrichirent ainsi les ressources de cette petite ville et de son roi en payant, en contrepartie de leur accueil, des taxes importantes.
Plus
tard des facteurs d’instruments à vent se regroupèrent en un collectif de
facteurs important à Markt Neukirchen. Ainsi en 1800, il y avait déjà 27
facteurs qui avec leurs ateliers regroupés permettaient de produire massivement
(pour payer des taxes élevées) et d’exporter dans le monde notamment aux USA, pays
qui avait même un consulat à Markt Neukirchen.
Une grande partie des instruments vendus dans le monde venait de
Markneukirchen à la fin du 19ème siècle, ville quasiment consacrée à
la production d’instruments de musique, avant un déclin inexorable. (Nous
connaitrons le même phénomène avec la Couture Boussey en France).
La
guerre civile de sécession aux USA (1861-1865) ruina beaucoup d’artisans
d’instruments de musique en Europe, aussi bien à Graslitz qu’à Markt
Neukirchen, d’autant que l’industrialisation industrielle en expansion offrait
un apprentissage du travail plus simple (y compris dans les instruments de
musique nouveaux comme les harmonicas inventés en Allemagne, les accordéons
inventés à Vienne en Autriche…). Il y
avait dorénavant aussi la concurrence étrangère plus importante, notamment
française et la facture américaine naissante. Les artisans traditionnels comme
Kollmus ne purent concurrencer la production industrielle de clarinettes standardisées
en ébène faites à travers le monde, ce qui explique qu’il n’a pas eu de
successeur.
La famille de G.S.Kollmus
Son père Joseph Kollmus exerçait comme commerçant à Funkenstein en Bohème et sa mère était Ursula Rohleder, tous deux de confession juive. Leur fils Georges Simon Kollmus naquit en Janvier 1797 ou 1798 à Funkenstein en Bohème et fut musicien (sans doute clarinettiste) et a fait son apprentissage chez deux facteurs d’instruments de musique notamment de clarinettes à Graslitz puis à Leipzig, ce qui explique son savoir-faire spécialisé en clarinette. En revanche aucune source indique dans quel atelier précis il a fait son apprentissage. Son frère ainé Franz Carl Kollmus (1793-1850) était aussi musicien (instrument à cordes), luthier et suivant une émigration déjà existante, les deux frêres Kollmus s’installèrent donc à Markt Neukirchen sous la protection du roi de Saxe.
George Simon Kollmus vivait et fabriquait déjà des clarinettes à 5 clés certainement chez un des nombreux facteurs de la ville comme compagnon. Puis il se maria en 1821 avec Christiane Caroline Jacob, fille d’un maitre serrurier de la ville George Adam Jacob. En 1822, les autorités de la ville lui permirent de s’installer à Markt Neukirchen comme facteur d’instrument à vent, en suivant les obligations nécessaires avant de se mettre à son compte et poser son estampille à savoir : prouver son savoir-faire devant ses pairs, avoir été compagnon, être marié, payer de lourdes taxes, avoir une adresse d’atelier. Il s’installa officiellement (et c’est pour cela que je date ma clarinette à 5 clés de cette époque autour de 1822-1830). Il devint citoyen de la ville mais avec des restrictions à savoir une tolérance incertaine et mouvante pour la confession juive de la part des autorités de la ville.
Musicien, facteur, mais aussi revendeur, il eut de nombreux problèmes avec la corporation de luthiers et de facteurs car il avait fait son apprentissage à l’étranger en Bohème et non en Saxe, formation extérieure obligatoirement dévalorisée et opposée à la règle protectrice des corporations. Ainsi Kollmus, malgré ses qualités, n’était pas reconnu par la corporation de la ville qui doutait de son Curriculum Vitae étranger et qui ne supportait pas de concurrence de facteurs installés libres. En conséquence, la corporation demanda donc au roi d’appliquer cette interdiction qui avait été édictée en 1800. Mais la demande fut rejetée en 1830, contrant les corporations aux règles archaïques et peu soutenues d’ailleurs par le souverain, en vertu de la liberté du commerce et des influences françaises de l’ancien roi de Saxe. En effet Fréderic Auguste 1er a été souvent allié de l’empire français et des idées des lumières et il le paya de l’amputation de son royaume.
Sur le pavillon de cette clarinette, on peut voir une couronne surmontée d’une croix chrétienne. Elles étaient courantes et indiquaient que le titulaire avait le pouvoir (souvent royal) et la protection de Dieu. Le fait de mettre cette estampille indiquait que Kollmus avait une certaine protection royale malgré sa non admission dans la corporation de ses pairs. En effet Kollmus n’a jamais pu être admis par la société des facteurs d’instruments à vent et c’est explicité et noté en 1843 dans les archives de la ville. G.S. Kollmus mourra à Markneukirchen en 1863 (en 1858 le nom de la ville changea de Markt Neukirchen ou Neukirchen en Markneukirchen, ville du royaume de Saxe.)
Une clarinette rare à 5 clés et avec corps de rechange
Puisque Kollmus était bohémien et facteur de clarinette, il faut noter que cette région était importante pour la clarinette, et que de nombreux bohémiens vont renforcer à Paris, par une immigration de qualité, l’aura culturelle de la France. Joseph Johann Beer, est né aussi en Bohème, clarinettiste virtuose ami de Carl Stamitz (de l’orchestre réputé de Mannheim qui a eu une influence certaine sur Haydn et Mozart). Jeune bassoniste, il avait intégré aussi l’armée française mais sa consécration fut au Concert Spirituel de Paris où il joua en France le premier concerto pour clarinette du bohémien Carl Stamitz en 1771. J.J. Beer a ajouté une innovation essentielle pour la clarinette à savoir la 5ème clé vers 1770-1775 permettant de jouer en évitant quelques doigtés en fourche peu commodes. De plus il fut un grand pédagogue, créa une méthode et eut des élèves prestigieux Yost, Xavier Lefèbre (1er professeur du conservatoire de Paris et créateur de la 6ème clé) etc… Il était Franc-maçon de la célèbre loge des 7 sœurs.
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F. BEER |
Mais notre clarinette de Kollmus a aussi un corps de rechange. Le corps de rechange, qui a connu un succès rapide en Europe, a été inventé probablement en 1775 par Amlingue, un des nombreux facteurs français d’origine allemande établi à Paris. Rapidement Grenser à Dresde en 1790 en fera, imité par les facteurs comme Kollmus. (Grenser fut un facteur célèbre de Dresde, capitale de la Saxe et proche de Markt Neukirchen). La clarinette en La permettait de transposer plus facilement avec les autres instruments en do (cordes, flûtes, piano…)
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Clarinette en Sib avec corps de rechange en La en buis
de 1822-30 à 5 clés carrées de Kollmus (collection Touroude)
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Clarinette en Sib avec corps de rechange en La en buis de
1790 à 5 clés carrées de Grenser (collection musée Edimbourg) |
D’après la base internationale de données concernant les facteurs d’instruments en préparation et communiquée par Albert Rice (USA), il resterait seulement 3 clarinettes connues de GS Kollmus dans le monde. Kollmus était un artisan et faisait des clarinettes traditionnelles. Ses clarinettes ont pratiquement les mêmes caractéristiques malgré les datations qui s’étalent sur plus de 30 ans : buis, bagues en corne, avec corps de rechange en La avec tirettes, clés carrées en laiton, estampilles sur toutes les parties, anneaux et blocs avec fixation par tiges de laiton, ressorts rivetés en laiton etc…. Il a seulement suivi l’adjonction de clés que demandaient les musiciens pour jouer de la musique romantique de plus en plus technique.
Tirettes relevées pour passer en La (collection Touroude |
Ces 3 clarinettes connues sont donc :
· * Cette clarinette 5 clés Sib avec corps de rechange en La datée environ 1822-1830 (collection Touroude)
· * Une clarinette 10 clés très proche de la précédente avec le corps de rechange en La datée environ 1830-1840 (collection au Musée de Bochum (Ruhr)
· * Une clarinette 12 clés en Sib au Musée du Théâtre de Stockholm mais malheureusement sans le corps de rechange en La (les tirettes du corps du bas prouvant l’existence passée du corps en La), datée environ 1840-1850
· * Il faut noter aussi un cor de basset de forme courbe, anonyme mais possiblement attribué à G.S. Kollmus qui est exposé au beau musée de Markneukirchen.
La vie mouvementée de cette clarinette
Un instrument de musique a une vie en fonction de ses propriétaires successifs. Fabriquée par un facteur de confession juive en Saxe, la clarinette a suivi la vie et l’histoire de ses premiers propriétaires juifs qui ont émigré aux USA, qui a joué pendant un siècle avant d’être exposée et rangée soigneusement comme souvenir d’un ancêtre de la famille (d’où son bon état) pendant un autre siècle avant de venir dans ma collection en France et de doter bientôt un Musée ou une autre collection pour un autre siècle ? Les guerres et l’occupation napoléoniennes et les revirements politiques du roi Fréderic 1er roi de Bohème avec Napoléon 1er avaient ruiné la Saxe et la grande puissance protestante (patrie de Haendel, de JS Bach) avait perdue plus de la moitié de son territoire et 40% de sa population en faveur de la Prusse voisine. Les émeutes de 1830 puis de 1848 réprimées et le déclin de ce royaume vont décourager nombre d’habitants, d’autant que la Saxe va intégrer l’empire allemand en 1871. La politique peu tolérante envers de nombreux juifs pendant cette période, entrainera en conséquence l’immigration vers les USA pour un avenir meilleur Ainsi au cours de cette période, la population juive américaine a presque été multipliée par cent, passant de 3 000 personnes en 1820 à 300 000 en 1880, notamment l’émigration allemande très nombreuse. Cette clarinette va donc suivre son propriétaire pour jouer toutes sortes de musiques vers de nouveaux horizons (rien que la traversée durant 1 à 2 mois, il fallait mettre de l’ambiance !) Entre 1881 et 1924, la migration s’est déplacée de l’Europe centrale avec plus de deux millions et demi de Juifs d’Europe de l’Est, chassés de leur terre natale par les persécutions et le manque d’opportunités économiques. L’immigration juive aux USA à partir de 1880 à 1920 puis suite aux pogroms européens, notamment de la Russie, Pologne, Ukraine, Autriche, Roumanie… va s’intensifier.
Ils s’installèrent surtout dans les grandes villes et leurs communautés religieuses, culturelles et sociales importantes vont pouvoir perdurer. Ils étaient alors plus de 3 millions aux USA en 1924, recréant une communauté plus élargie avec les traditions et pratiques religieuses, (notamment les fêtes), la langue Yiddisch (qui n’est pas une langue sémitique comme l’hébreu mais un vieux dialecte allemand) et la musique juive profane et religieuse avec sa gamme spécifique appelé Klezmer. Cet instrument a appartenu à des clarinettistes d’une famille d’origine juive allemande qui a émigré aux USA à la fin du XIXème siècle entre 1822 et 1880. Cette clarinette a beaucoup joué toutes sortes de musiques classique, militaire, populaire et juive, jusqu’à la 1ère guerre mondiale. Demandant quelques réglages, j’espère trouver un(e) clarinettiste compétent(e) en clarinettes anciennes à 5 clés pour jouer et illustrer cet article. Avis aux amateurs !