José Daniel Touroude.
La
musique fut inspirante pour les autres arts et a contrario ceux ci ont permis à
des musiciens de créer. Nous présenterons uniquement quelques relations entre
la musique de jazz et la peinture du XXème siècle et leurs correspondances,
véritable passerelle qui s’est élaborée dans les deux sens.
Ces
interactions ont toujours été nombreuses. Quelques
exemples célèbres parmi beaucoup d’autres. Debussy
était fasciné par la mer, les estampes japonaises, lui-même dessinait et
il a créé une musique innovante et subtile qui a inspiré notamment le peintre
Whistler. Wagner
ce propagandiste de l’art total transdisciplinaire, où la musique est lié à la
philosophie, le théâtre, les décors …. et qui va créer un univers musical
original et sublime qui va subjuguer de nombreux peintres notamment Fantin
Latour. Schönberg
déconstruisant la musique classique va la révolutionner et trouvera son alter ego dans le peintre Kandinsky qui
sera fasciné par la dodécaphonie et ce compositeur. Le Jazz ne fut pas en reste et va inspirer les
peintres comme Pollock, Kupka, Dove, Stuart Davis, Mondrian, Kandinsky,
Matisse, les Delaunay, Leger….Il
y a eu une magnifique exposition en 2009 au quai Branly sur ce thème des
influences croisées du jazz avec des peintres contemporains encore plus
modernes et moins connus.
Avant
que expressionnisme américain s’abreuve au jazz, l’aventure des passerelles
entre jazz et peinture commença à Paris !
Avant
la première guerre mondiale, les artistes étrangers et français se
retrouvent à Montparnasse et à Montmartre et façonnent l’art moderne :
notamment le Cubisme sous la protection du marchand Kahnweiler avec Picasso,
Braque et Juan Gris et la plupart de ceux qui seront les grands noms de la
peinture moderne Sonia Delaunay,Matisse, Modigliani, Kupka, Leger,
Robert Delaunay etc….
Ce
brassage des artistes venant d’horizons divers sont aussi imprégnés par la mode
des civilisations orientales (Chine, Japon) et par les arts premiers (notamment
africains) Exotisme mais aussi ouverture au monde qui permet de relativiser, de
renverser les règles et les contraintes artistiques…Le
Jazz arrive tôt en Europe mais cette «musique de nègre» est mal vue comme
d’ailleurs le Tango argentin, deux musiques des bas fonds qui font pourtant
fureur. (Juan Gris sera un excellent danseur, Mondrian aussi). Dès
1910 Mondrian est passionné par le
Ragtime et écrit des réflexions entre musique et peinture «le nouveau
plasticisme» en 1917. Kandinsky
ayant le don de synesthésie théorisera les relations intimes entre musique
et peinture.
Une belle démonstration de ragtime et d'histoire
De
son côté, les élites américaines sont fascinées par la peinture européenne et
organise en 1913 une exposition sur cette peinture nouvelle d’avant garde
venant de Paris : Duchamp, Matisse,
Gauguin …. seront découverts et cette exposition aura un impact essentiel.
Mais la première guerre mondiale va ruiner l’Europe !
Pourtant
entre les deux guerres la vie artistique reprend de plus belle et les
échanges vont osciller entre l’Europe et les USA. La
musique de jazz fut vraiment découverte en France dès les années 20 avec la
revue nègre avec Joséphine Baker, Sidney
Bechet… et les premiers 78 tours américains de ragtime de Scott Joplin, de blues de Bessie Smith, du Gospel de Mahalia Jackson, du boogie-woogie de Fats Waller …. en fait du jazz hot
et jazz New Orléans avec Louis Armstrong
etc…
Maurice Picot fera le bas
relief des folies bergères en 1926 au style art déco. Avec
Paris, l’autre foyer culturel sera en Allemagne (Bauhaus) avec Kandinsky et l' expressionnisme allemand (Kirchner… ).
"Joséphine Baker" Jean Dunand |
Arthur Dove 1913 Sentimental Music |
Kandinsky 1912 Improvisation. |
Pourquoi
le jazz fut inspirant ? Les
nouveaux peintres d’avant garde ne pouvaient rester insensibles à cette musique
si vivante, joyeuse, tellement nouvelle et éprise de liberté. Un
thème simple avec des harmonies au départ dans une grille de quelques accords
(et qui deviendront avec Duke Ellington
puis le Jazz moderne de plus en plus sophistiqués) sert de base et enclenche
l’essentiel à savoir une improvisation, plus ou moins contrôlée, que l’on peut
créer autour de ce thème. «J’ai trop d’idées pour créer seulement une mélodie»
dira Dizzie Gillespie, idée que
partage tous les jazzmen.
On
ne montre plus la technique apprise aux beaux arts (pour un peintre ou un
sculpteur) ou au conservatoire (pour un musicien), mais on fait parler ses
émotions avec des techniques différentes créatives. Mais
les grands artistes ont souvent un niveau culturel et/ou technique important et
ne font pas n’importe quoi. Il n’y a rien de plus réfléchi qu’une
improvisation, que ce soit les cercles de Kupka,
les couleurs de Delaunay ou les
lignes de Mondrian qu’une
improvisation de jazzmen (je pense à Buddy
de Franco (un de mes clarinettistes préférés) ou de jazzwomen (je pense à Ella). Le
jazz c’est aussi du rythme, de l’énergie, du dynamisme, de la spontanéité mais
aussi de la musique pour danser. Mondrian découvre
le jazz en 1926 avec la revue nègre, le charleston, les filles libres aux
cheveux courts, la liberté des années folles…. le Paris artistique en
ébullition. En
1929 il peint "Fox trot A et puis fox trot B" . Mondrian qui adorait danser et écouter veut exprimer les
proportions mais sans motif concret, un dialogue de sons qui va se transformer
en couleurs. Il réfléchit sur
le jazz dans son ouvrage « le jazz et le néo-plasticisme» et notamment sur
les « riffs » en jazz (petites phrases rythmées répétées pour
alimenter le swing qu’il reproduira dans sa peinture), mais aussi comme la
liberté d’improvisation à partir de grilles d’accords et comme la liberté du
corps de Joséphine Baker qui peindra
dans fox trot 1929.
Mondrian : Fox trot. |
Mondrian : Fox trot B |
Aaron Douglas, fou de jazz,
dessine et peint dans les clubs de jazz de Harlem et reproduit l’ambiance de
ces boites de nuit. Mais a contrario des
musiciens sont inspirés par la peinture également comme Miles Davis avec le mouvement black
Harlem Renaissance des années 20. En
1932 un autre grand peintre américain Stuart
Davis peint et fait référence au jazz avec ses tableaux "It don’t
mean a thing /if it ain’t got that swing" de Duke Ellington ou en 1938 de ses
tableaux "Swing Landscape" (époque
de Count Basie, Benny Goodman et
autres Big Band célèbres.
Stuart Davis devant son tableau avec Duke Ellington en 1943. |
Lors
de la deuxième guerre mondiale, l’Europe étant à feu et à sang,
beaucoup d’artistes abstraits fuient l’Europe pour les USA (guerre, plus
de liberté d’expression, plus d’acheteurs, antisémitisme d’un monde de
marchands et de collectionneurs en grande majorité juifs et refus des autorités
pour les artistes d’avant garde…) . La deuxième guerre mondiale sera alors déterminante dans ce transfert de centre de gravité
et du passage de relais entre l’Europe et les USA.
Peggy Gugenheim invite les
peintres dadaïstes, les surréalistes, tous les avant-gardistes dans ses
galeries ainsi que les expressionnistes américains comme Pollock. Elle
est entourée de Max Ernst (son
mari), Picabia, Duchamp, Mondrian
et repère tous les artistes nouveaux les faisant vivre et se constituant une
collection qui avec le temps sera prestigieuse et enviée. Cette
rencontre entre les créateurs de l’avant garde européens et américains vont
réduire l’influence de Paris comme capitale de l’art et la remplacer par New
York, avec sa bourgeoisie riche et férus d’art. On
peut prendre quelques exemples de grands créateurs d’art abstraits qui seront
influencés par le jazz comme Arthur
Dove.
Sails de Dove. |
Arthur Dove. |
Dove est un américain qui va à Paris, découvre le fauvisme
et Matisse, subjugué par Kandinsky, fou de Charlie Parker qu’il écoute en boucle, revient aux USA et inspire
le jeune Pollock. C’est
un peintre qui comme beaucoup veut exprimer un état intérieur d’où l’intérêt de
la philosophie et des valeurs spirituelles, le besoin de liberté totale sans
contraintes, les emprunts à d’autres civilisations et de la résonance de
différentes musiques. Il possède le don rare de synesthésie lui aussi (comme Kandinsky par exemple quand il entend
de la trompette, il peint en jaune etc…) A contrario le compositeur Scriabine lui projetait une couleur
pour chaque note lorsqu’il jouait du piano. Le fait d’associer les notes et les
couleurs n'est pas nouveau : 7 notes, 7 couleurs….Dove crée en 1927 en
hommage aux grands compositeurs de jazz : son tableau qu'il baptise du non d'un morceau de Irving Berlin : "Orange Grove in California".
"Orange grove in California" thème composé par Irving Berlin en 1923 pour sa "Music Box Revue.
"Orange Grove in California " de Arthur Dove en 1927. |
"Orange grove in California" thème composé par Irving Berlin en 1923 pour sa "Music Box Revue.
Et aussi un autre tableau baptisé : "I'll build a stairway to paradise", du nom du thème Georges Gerschwin pour un américain à Paris.
1942 :
la grande grève des musiciens américains pendant un an, entraîne une
paralysie des enregistrements, les grands orchestres déclinent.
(les concerts enregistrés en live sauvages valent des fortunes actuellement). Mondrian comme beaucoup
fuit l’Europe, le Paris créatif et insouciant et arrive aux USA, un des
premiers grands abstraits après voir tâté du cubisme, du symbolisme et modifie
sa peinture, la rend plus dynamique dans la fournaise américaine et devient un
passionné fou de jazz et de ses clubs.
Mondrian : Victory Boogie Woogie de 1942 |
Il
est fasciné par la ville en mouvement, qui ne dort jamais où le bruit devient
syncope, rythme différent qui s’entrechoquent comme des vagues déferlantes,
avec ses building et cette ville géométrique qui construit de plus en plus haut
et qui donne une nouvelle et autre vision, voire d’une dissolution du motif de
la ville classique . Mondrian exprimera cette
idée dans ce fameux tableau "New York City" en 1942. Il est
fasciné par ce rythme identique au train
comme le "Day break express" de Duke Ellington. Il
créera le "Broadway Boogie Woogie" la même année.
Mais
à l’inverse, nombre de musiciens de jazz ont été influencé par la peinture
notons " Mood Indigo" du Duke avec
l’excellent clarinettiste Barney Bigard
ou le thème fameux "Black and Blue" de Fats Waller .
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